Conseil Conc., 19 mars 1991, n° 91-A-04
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Avis
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré en formation plénière, sur le rapport de M. Bernard Thouvenot, dans sa séance du 19 mars 1991, où siégeaient : M. Laurent, président ; MM. Béteille, Pineau, vice-présidents ; MM. Blaise, Bon, Cabut, Cortesse, Mme Lorenceau, MM. Sargos, Schmidt, Urbain, membres.
Le Conseil de la concurrence,
Vu la lettre enregistrée le 15 novembre 1990 sous le numéro A 83, par laquelle le ministre d'Etat, ministre de l'Economie, des Finances et du Budget, a, sur le fondement de l'article 38 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, demandé au Conseil de la concurrence d'émettre un avis relatif à l'acquisition de la société Les Fils de Jules Bianco et de la société Compagnie commerciale et pétrolière de l'Ouest (CPO) par la société Elf France ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application ; Vu les observations présentées par la société Elf France, le ministre de l'Industrie et de l'Aménagement du territoire et le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants de la société Elf France entendus ; Adopte l'avis fondé sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :
I. - CONSTATATIONS
Le 30 octobre 1990, la SA Elf France, filiale à 99,99 p. 100 de la SA Société nationale Elf Aquitaine, elle-même filiale à 54,15 p. 100 de l'établissement public industriel et commercial Entreprise de recherches et d'activités pétrolières, a acquis 79,99 p. 100 du capital de la SA Les Fils de Jules Bianco (groupe Bianco), dont elle possédait déjà 20 p. 100 ; le 20 novembre 1990, elle a également acquis 84,24 p. 100 du capital de la SA Compagnie commerciale et pétrolière de l'Ouest (groupe CPO). En application de l'article 40 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée, la société Elf France a soumis ces deux opérations de concentration au ministre d'Etat, ministre de l'Economie, des Finances et du Budget, en lui notifiant un dossier dont il a accusé réception à la date du 13 novembre 1990.
La société Elf France est une des huit entreprises titulaires d'une autorisation de raffinage (A 10), ce qui lui donne le droit d'importer et de traiter du pétrole brut ; elle dispose de trois raffineries situées à Donges (Loire Atlantique), Feyzin (Rhône) et Grandpuits (Seine-et-Marne), qui ont une capacité totale de l'ordre de 19,5 millions de tonnes utilisée actuellement à 90 p. 100. Elle est également titulaire d'autorisations spéciales d'importation et de livraison à la consommation intérieure de différents produits dérivés du pétrole (A 5), qui lui donnent le droit de livrer à la consommation les produits obtenus et d'importer ou d'acheter sous douane à des raffineries françaises des produits pétroliers. Parmi les entreprises qui lui sont économiquement liées, les sociétés Béthenod, Combustibles Blanzy Ouest-Powell, Duffryn, Gazoline, Mercier, Nervol, Provence-Carburants, Urbaine des pétroles, la Société pétrolière d'importation, la Société des carburants du Sud-Ouest, la Société havraise pour l'industrie des produits pétroliers et la Société nouvelle Vaires-Charbons sont également attributaires d'autorisations A 5. En 1989, le chiffre d'affaires que la société Elf France a réalisé en France est évalué à 21,5 milliards de francs hors taxes.
La société Les Fils de Jules Bianco est une entreprise de négoce de produits pétroliers titulaire d'une autorisation A 5 ; c'est aussi la société mère du "groupe Bianco" qui comprend notamment trois autres entreprises de négoce de produits pétroliers attributaires d'une autorisation A 5, la Société pétrolière Rhône-Alpes, la société Etablissements Henri Taponier et, pour moitié, la société Glorex-Pétroles de l'Ouest. Ensemble, ces sociétés ont réalisé en 1989 un chiffre d'affaires hors taxes de 7,3 milliards de francs, pour la majeure partie dans la région Rhône-Alpes.
La société Compagnie commerciale et pétrolière de l'Ouest est également une entreprise de négoce de produits pétroliers titulaire d'une autorisation A 5 et c'est la société mère du "groupe CPO" qui comprend notamment cinq autres entreprises de négoce de produits pétroliers attributaires d'une autorisation A 5 les sociétés Glorex-Pétroles de l'Ouest, pour la seconde moitié, Combustibles et Carburants de l'Ouest, Montenay Turbo, Mory combustibles et Sofiquem. Ensemble, ces sociétés ont réalisé en 1989 un chiffre d'affaires hors taxes de 10,4 milliards de francs, pour la majeure partie dans les régions de Bretagne, des Pays de la Loire, du Centre et de Poitou-Charente.
Les statistiques de ventes diffusées pour l'année 1989 par le Comité professionnel du pétrole, qui correspondent, "d'après les règles traditionnellement en usage et confirmées par les organisations syndicales", aux ventes effectuées par chaque entreprise titulaire d'une autorisation A 5 (y compris les raffineurs, titulaires d'A. 10 et d'A 5) aux consommateurs et aux revendeurs sur le marché français à l'économie civile, permettent de déterminer les parts revenant aux différents opérateurs sur les marchés nationaux de l'essence (essence ordinaire, supercarburant et supercarburant sans plomb), du gazole et du fioul domestique :
EMPLACEMENT TABLEAU
Sur ces bases, les parts de la société Elf France et de ses filiales et celles des groupes Bianco et CPO étaient les suivantes :
EMPLACEMENT TABLEAU
Les opérateurs distinguent les ventes qu'ils réalisent directement dans leur propre réseau de stations service ou par leurs camions de livraison de fioul, dites "ventes consolidées", et celles qu'ils font à des revendeurs. Les parts des ventes consolidées des trois groupes en cause dans les mises à la consommation nationales figurant au tableau A étaient les suivantes :
EMPLACEMENT TABLEAU
Les groupes Bianco et CPO étaient les deux plus importants des négociants en produits pétroliers indépendants des raffineurs ; ils se fournissaient aussi bien auprès des raffineurs français que sur les marchés étrangers (les importations représentant 44 p. 100 de leurs approvisionnements pour l'essence et 54 p. 100 pour le gazole et le fioul domestique). En dehors de leurs propres réseaux consolidés, leur clientèle était essentiellement composée, pour les carburants, de divers magasins de grande surface implantés dans leur région de chalandise et, pour le fioul domestique, de petits revendeurs. De son côté, la société Elf France est un raffineur national et international dont le réseau consolidé couvre l'ensemble du territoire ; cependant, comme d'autres raffineurs, elle a entrepris de recentrer son activité de distribution dans les "zones naturelles" de ses raffineries, notamment celles de Donges et de Feyzin, en procédant à des échanges d'actifs avec d'autres raffineurs et à des achats de fonds de commerce.
Dans les "zones naturelles" des raffineries de Feyzin et de Donges, les parts de marché résultant des mises à la consommation des trois entités au cours de l'année 1989 sont les suivantes :
EMPLACEMENT TABLEAU
Les fonds de commerce des groupes Bianco et CPO comprennent par ailleurs d'importantes installations de stockage, à savoir la propriété totale de dix-sept dépôts d'une capacité globale de 492 900 mètres cubes et des participations dans le capital de douze autres dépôts. Dans la zone de la raffinerie de Donges, les dépôts de Brest, La Pallice, Saint-Nazaire, Saint-Pierre-des-Corps et Angers-Bouchemaine, de même que, dans la zone de la raffinerie de Feyzin, ceux de Saint-Julien et de Grenoble constituent notamment des moyens logistiques permettant à des opérateurs indépendants d'approvisionner la clientèle locale par d'autres sources que celles de la société Elf France sans supporter un lourd handicap en matière de frais de transport. Si plusieurs autres moyens logistiques sont accessibles dans la région Rhône-Alpes, il n'en est pas de même dans l'Ouest de la France.
En France, les sociétés de magasins à grande surface jouent un rôle important sur les marchés de l'essence et du gazole, où elles ont acquis une part de l'ordre de 40 p. 100 des ventes au stade du détail. On constate d'ailleurs que les prix hors taxes de ces deux produits sont actuellement, en France, inférieurs de 20 p. 100 aux prix moyens hors taxes européens pour le supercarburant et de 12 p. 100 pour le gazole. En revanche, les entreprises de la grande distribution ne jouent aucun rôle sur le marché du fioul domestique, où l'on observe que les prix hors taxes sont de 5 p. 100 supérieurs à la moyenne européenne.
Dans l'approvisionnement des grandes surfaces, les importations occupent une place notable, néanmoins limitée par la faible capacité de stockage des centrales d'achats spécialisées. De ce fait, les groupes Bianco et CPO, en tant que négociants disposant d'une importante infrastructure de stockage, présentaient un grand intérêt pour l'approvisionnement des grandes surfaces et pour la mise en œuvre de leur politique commerciale.
II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL
Considérant que la demande d'avis est relative à deux opérations de concentration faites par la société Elf France, que celles-ci concernent les mêmes produits et que les deux groupes faisant l'objet de l'achat ont une filiale commune ; qu'il y a lieu dès lors de se prononcer par un seul avis ;
Considérant, d'une part, que les acquisitions de la totalité du capital de la société Les Fils de Jules Bianco et de 84,24 p. 100 de celui de la société Compagnie commerciale et pétrolière de l'Ouest par la société Elf France constituent des concentrations au sens de l'article 39 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée ;
Considérant, d'autre part, qu'il résulte des constatations consignées au I ci-dessus que, dans les deux cas, les entreprises qui sont parties à l'acte ont totalisé un chiffre d'affaires hors taxes de plus de 7 milliards de francs et que chacune a réalisé un chiffre d'affaires hors taxes supérieur à 2 milliards de francs ; qu'ainsi, les seuils en valeur absolue fixés par les dispositions de l'article 38 de l'ordonnance précitée sont atteints ;
Considérant que la mission du Conseil de la concurrence, telle qu'elle est définie en la matière par l'article 41 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, consiste à apprécier si des atteintes à la concurrence peuvent résulter de la concentration en cause ; que, si tel est le cas, il revient au Conseil d'apprécier si la contribution que cette concentration peut apporter au progrès économique est suffisante pour compenser ces atteintes, en tenant compte de la compétitivité des entreprises au regard de la concurrence internationale ;
Considérant que les opérations par lesquelles la société Elf France achète des entreprises de négoce dont l'activité consiste à revendre des produits pétroliers à des distributeurs de détail ou des utilisateurs finals sont susceptibles d'avoir une incidence sur les marchés de détail de l'essence, du gazole et du fioul domestique en permettant à cette société d'avoir une plus grande maîtrise des circuits de commercialisation des produits en cause ;
Considérant que, d'après les informations diffusées par la société Elf Aquitaine, les groupes Bianco et CPO vendent respectivement 2 200 000 mètres cubes de produits pétroliers (2,9 p. 100 de la mise à la consommation) et 4 100 000 mètres cubes (5,5 p. 100 de la mise à la consommation) ; qu'ajoutés à ceux que distribuaient la société Elf France et ses filiales, ces volumes correspondent à environ 25 p. 100 de la mise à la consommation nationale ; qu'il n'est pas contesté que les opérations d'acquisition entraînent la disparition des deux principaux négociants en produits pétroliers indépendants des raffineurs ; que cette disparition est de nature à diminuer la capacité d'arbitrage des distributeurs titulaires d'autorisations A 5 et non liés à des raffineurs ;
Considérant, en outre, qu'il ressort du dossier que la plupart des gros clients des négociants passés sous le contrôle de la société Elf France étaient, en 1990, soit des sociétés régionales, soit des grands distributeurs ne disposant pas localement de capacités de stockage suffisantes ou n'étant pas détenteurs d'autorisations A 5 et qui s'approvisionnaient auprès de ces négociants pour leurs besoins régionaux ; qu'ainsi il apparaît que les marchés des produits pétroliers sont géographiquement segmentés et qu'il convient d'examiner les effets potentiels de ces opérations sur les zones géographiques dans lesquelles opéraient les négociants en cause avant leur acquisition par la société Elf France, à savoir l'Ouest de la France et la région Rhône-Alpes ;
Considérant que l'acquisition des entreprises du groupe Bianco confère à la société Elf France une position dominante dans la région Rhône-Alpes, où sa part de marché atteint 56 p. 100 pour l'essence, 34 p. 100 pour le gazole et 31 p. 100 pour le fioul domestique ; que, de même, l'acquisition des entreprises du groupe CPO et de la société Glorex-Pétroles de l'Ouest, filiale commune des deux groupes, confère à la société Elf France une position dominante dans l'ensemble des régions Bretagne, Pays de la Loire, Poitou-Charentes et Centre, où sa part de marché s'établit à 43 p. 100 pour l'essence, 49 p. 100 pour le gazole et plus de 70 p. 100 pour le fioul domestique ;
Considérant qu'outre les installations de stockage de produits finis de la raffinerie de Donges appartenant à la société Elf France (650 000 mètres cubes), les dépôts de stockage des régions Bretagne, Pays de la Loire, Poitou-Charentes et Centre ont une capacité totale de 1,9 million de mètres cubes, dont 1,55 million de mètres cubes pour ceux qui sont situés dans des zones portuaires ou reliés à un oléoduc ; qu'après la prise de contrôle par la société Elf France des capacités de stockage appartenant aux groupes Bianco et CPO, qui représentent 490 000 mètres cubes, la seule installation civile de stockage non contrôlée par les raffineurs est un dépôt de 220 000 mètres cubes ; que, dès lors, dans le court terme, les distributeurs clients des négociants indépendants ne peuvent en fait s'approvisionner qu'auprès des raffineurs intégrés dont ils sont les concurrents au stade de la distribution finale ; qu'à long terme, le développement des capacités de stockage des distributeurs indépendants est limité en raison d'obligations réglementaires ainsi que de contraintes d'environnement et de disponibilité des sites dans les zones portuaires ; que, la disponibilité de capacités de stockage étant une condition d'obtention des autorisations A 5, l'aggravation de cette limitation constitue une barrière à l'entrée sur le marché qu'ainsi, dans l'Ouest de la France, les raffineurs deviennent pratiquement les fournisseurs obligés des stations-service des magasins à grande surface, qui sont les principaux concurrents de leurs réseaux de détail de carburants, et des négociants en fioul domestique ; qu'il en résulte que les opérations en cause sont de nature à restreindre la concurrence sur les marchés de l'essence, du gazole et du fioul domestique dans la zone géographique considérée ;
Considérant, en revanche, que, dans la région Rhône-Alpes, les capacités de stockage ou de transport dont peuvent disposer les distributeurs indépendants des raffineurs après les opérations examinées ne peuvent être considérées comme résiduelles et que, par voie de conséquence, le fonctionnement de la concurrence n'apparaît pas gravement compromis par ces opérations ;
Considérant que la société Elf France soutient que ces acquisitions lui permettront d'accroître les ventes des produits qui lui procurent la marge la plus élevée, de contribuer à la modernisation de la raffinerie de Donges et de dégager des ressources pour le développement international de la branche raffinage distribution du groupe; qu'elle soutient également que ces opérations renforceront la sécurité des approvisionnements énergétiques de la Franceet que,pour l'ensemble de ces raisons, les concentrations en cause contribueront au progrès économique;
Mais considérant que,si les opérations en cause peuvent permettre à la société Elf France d'accroître ses marges en restreignant la faculté de certaines grandes surfaces de s'approvisionner ailleurs que chez leurs concurrents raffineurs, cet avantage, résultant d'une limitation de la concurrence dans l'Ouest de la France et non d'une amélioration des coûts, ne peut constituer une contrepartie à cette limitation; que pour le surplus la société n'a pas été en mesure de faire état d'économies d'échelle qui soient de nature à compenser les atteintes à la concurrence constatées;
Considérant qu'il n'est pas non plus démontré que la sécurité des approvisionnements soit mieux assurée du fait des concentrations en cause; que,si ces opérations mettent la société Elf France en mesure de vendre une plus grande part de ses produits raffinés dans des circuits de distribution qu'elle contrôle, elles n'ont pas pour effet d'augmenter sa capacité de raffinage dans le territoire national;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il y a lieu de soumettre l'approbation de ces concentrations à la réalisation de conditions propres à rétablir une concurrence suffisante dans la distribution des produits pétroliers dans la zone géographique constituée par les régions Bretagne, Pays de la Loire, Poitou-Charentes et Centre; qu'à cette finil est nécessaire que soit préservé un accès suffisant des distributeurs détenant ou non une autorisation A 5 à des dépôts de stockage qui ne soient pas contrôlés par les raffineurs; que, parmi les capacités de stockage qu'apportent à Elf France les groupes Bianco et CPO, capacités qui sont de l'ordre de 1 million de mètres cubes, cinq dépôts représentant 381 000 mètres cubes (La Pallice 164 000, Saint-Nazaire 50 000, Brest 44 000, Saint-Pierre-des-Corps 44 000 et Angers-Bouchemaine 79 000) revêtent une importance déterminante pour les distributeurs indépendants ; que, si ces dépôts leur sont rétrocédés, ces distributeurs indépendants disposeront, dans la zone considérée, d'une capacité globale de stockage d'environ 600 000 mètres cubes, c'est-à-dire, approximativement, 85 p. 100 de celle à laquelle ils avaient accès avant les concentrations dont il s'agit,
Est d'avis : Qu'il y a lieu de subordonner l'approbation des opérations notifiées à la condition que la société Elf France cède, dans un délai maximum d'un an, les participations des groupes Bianco et CPO dans les dépôts de Brest, La Pallice, Saint-Nazaire, Saint-Pierre-des-Corps et Angers-Bouchemaine à des opérateurs indépendants des titulaires d'autorisations A 10.