Livv
Décisions

Ministre des Finances, 7 octobre 1996, n° FCEC9610507Y

MINISTRE DES FINANCES

Lettre

PARTIES

Demandeur :

MINISTRE DES FINANCES

Défendeur :

Président-directeur général de la société Canal +

Ministre des Finances n° FCEC9610507Y

7 octobre 1996

MINISTRE DÉLÉGUÉ AUX FINANCES ET AU COMMERCE EXTÉRIEUR

Monsieur le président-directeur général,

Par dépôt d'un dossier dont il a été accusé réception le 7 août 1996, vous m'avez notifié la prise de contrôle par Canal + d'UGC DA, société détentrice de droits audiovisuels.

Cette opération, en tant qu'elle emporte transfert de propriété et de jouissance de la majorité des biens, droits et obligations de la société UGC DA, constitue une concentration au sens de l'article 39 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986.

Elle n'est pas contrôlable au regard des seuils en valeur absolue prévus par l'article 38 de cette ordonnance, la société UGC DA réalisant un chiffre d'affaires hors taxes inférieur à deux milliards de francs.

Il convient donc de rechercher si le seuil en valeur relative prévu par ce même article est atteint, ce qui impose de définir le ou les marchés pertinents.

UGC DA et Canal +, par l'intermédiaire de sa filiale Canal + DA, ont en commun d'offrir aux chaînes de télévision des droits de diffusion de films, à partir d'un catalogue d'œuvres cinématographiques dont elles détiennent tout ou partie des droits. Cette activité doit être distinguée, d'une part, des activités de production, de distribution et d'exploitation cinématographique exercées directement ou indirectement par la société UGC, ancien actionnaire d'UGC DA, et, d'autre part, de l'activité de diffuseur exercée par Canal +.

En l'espèce, il convient d'examiner si, du point de vue des demandeurs que sont les chaînes de télévision, le film constitue un produit spécifique, ou si, au contraire, il ne s'agit que d'un produit parmi d'autres, qui auraient tous pour vocation de couvrir les grilles de programmes.

J'observe que si les chaînes de télévision, notamment les chaînes généralistes, ont besoin de différents types de programmes, il n'en résulte pas pour autant que ceux-ci constituent un seul et même marché.

Parmi ces divers programmes, il convient en premier lieu de distinguer les produits de stock (films de cinéma, téléfilms, dessins animés...) des programmes de flux (programmes d'information, magazines, jeux, variétés, émissions de plateau...). Plusieurs éléments militent en effet en faveur de cette distinction :

- la pérennité des produits : les programmes de stock peuvent être diffusés plusieurs fois sur la même antenne ou sur des chaînes différentes, alors que les programmes de flux ont essentiellement une valeur liée à l'actualité ou à "l'immédiateté" ;

- le mode de financement : les premiers cités sont produits le plus souvent à l'initiative de producteurs extérieurs aux chaînes de télévision qui prennent une partie des risques financiers, alors que les seconds sont financés quasiment en totalité par les diffuseurs, soit en production interne (ex : information et spots), soit avec le concours d'entreprises extérieures n'intervenant que comme sous-traitants ;

- la valeur commerciale : les programmes de stock peuvent, non seulement donner lieu à plusieurs diffusions, mais également faire l'objet d'une exploitation à l'étranger. Tel n'est pas le cas des programmes de flux, ceux-ci ayant généralement un style et/ou un contenu spécialement adapté à leur pays de diffusion ;

- l'existence de contraintes réglementaires spécifiques aux programmes de stock (cf. notamment les quotas pour la diffusion des œuvres européennes et françaises prévus par le décret du 17 janvier 1990).

Il convient en second lieu de distinguer, au sein des programmes de stock, la fiction télévisuelle des programmes jeunesse et des documentaires et, au sein de la fiction télévisuelle, les films de cinéma ou de télévision des séries et feuilletons.

Les programmes jeunesse et les documentaires sont en effet des produits distincts des fictions télévisuelles, les premiers parce qu'ils s'adressent à un public spécifique, les seconds parce qu'ils sont de nature différente. Pour les chaînes de télévision, qui se doivent de compléter leur grille tout en proposant une offre de programmes diversifiée, ces produits sont plus complémentaires que concurrents. Aussi n'appartiennent-ils pas au même marché.

Au sein des fictions télévisuelles, il y a également lieu de distinguer entre, d'une part, les films et téléfilms et, d'autre part, les séries et feuilletons. Ces derniers se composent généralement d'un grand nombre d'épisodes qui, pris individuellement, n'ont pas de valeur commerciale et ne sont d'ailleurs pas offerts séparément aux chaînes.

Il convient en troisième lieu de distinguer, au sein de la fiction télévisuelle, entre les films de cinéma et de télévision, la substituabilité entre ces produits, pour croissante qu'elle soit, demeurant imparfaite.

J'observe en particulier que si la structure de financement des films tend à se rapprocher de celle des téléfilms, l'exploitation télévisuelle ne représente encore qu'environ 40 % de leur amortissement, contre 100 % pour les téléfilms.

Par ailleurs, s'il n'est pas contestable que la qualité des téléfilms tend à se rapprocher de celle des films de cinéma et que les dix premiers téléfilms ont, en 1995, réalisé des audiences comparables aux dix premiers filins, le film de cinéma n'en demeure pas moins un produit de référence, dont aucune chaîne de télévision ne peut commercialement se passer. En témoigne le fait que les chaînes diffusent annuellement le nombre maximum de films autorisé par la réglementation audiovisuelle. Pour leur part, les hebdomadaires de télévision prennent en compte cette attractivité supérieure des films, puisqu'ils isolent ceux-ci dans des tableaux spécifiques, soit en début de programme, soit dans un cahier central.

Je rappelle également qu'un marché s'entend d'une offre et d'une demande. Or, s'il existe bien une offre en matière de droits de diffusion de films (des entreprises comme UGC DA ayant pour vocation de répondre à la demande de l'ensemble des chaînes), tel n'est pas réellement le cas en matière de téléfilms. Les droits de ces derniers sont généralement la propriété des chaînes qui les ont financés et il n'y a pas ou peu de cession de droits sur les téléfilms d'une chaîne à l'autre.

Il convient en dernier lieu de distinguer, au sein du marché des films de cinéma, un sous-marché des films français.

Comme je l'ai indiqué,les chaînes de télévision ne peuvent se passer de films de cinéma et en diffusent le plus possible, dans les limites prévues par la réglementation (192 par an). Toutefois, pour pouvoir diffuser ces 192 films, elles doivent notamment, en application du quota de 40 p. 100 prévu par l'article 7 du décret du 17 janvier 1990, passer au moins 77 œuvres d'origine française.

Du point de vue des demandeurs que sont les chaînes de télévision, il existe donc deux marchés : un marché relatif aux droits de diffusion des films de cinéma, qui répond à des nécessités commerciales, et un marché plus restreint portant sur les droits de diffusion des seuls films français, ce dernier répondant à des obligations réglementaires.

Les entreprises parties à l'opération ont représenté en 1995 entre 15 p. 100 et 25 p. 100 des ventes en volume de droits de diffusion de films de cinéma sur le support télévision.

Si le seuil en valeur relative prévu par l'article 38 de l'ordonnance précitée n'est pas atteint sur ce premier marché, il est en revanche largement dépassé sur le second, les entreprises concernées ayant réalisé, au cours du même exercice, plus de 25 p. 100 des ventes en volumes de droits de diffusion de films français sur ledit support. La présente concentration est donc contrôlable.

Sur le marché d'ensemble des droits de diffusion de films, la puissance de marché de certains offreurs étrangers, disposant dans leurs catalogues d'un grand nombre de films pouvant être distribués dans le monde entier, est incontestablement de nature à contrebalancer le poids du nouveau groupe.

Sur le marché relatif aux droits de diffusion des seuls films français, l'éventail des offreurs est bien entendu plus restreint. En outre, l'ensemble Canal +/UGC DA représente à lui seul une part substantielle des films français disponibles par l'intermédiaire de catalogues, les droits de diffusion des autres films ne pouvant être obtenus qu'au cas par cas, après recherche des ayants droit. Je précise qu'en dehors de ce groupe, seuls cinq intervenants disposent dans leurs catalogues d'un nombre de films significatif.

En dépit de ces éléments,la présente opération n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence, compte tenu, d'une part, de la puissance de négociation des acheteurs et, d'autre part, de l'alternative constituée par l'ensemble des catalogues concurrents.

Sur le premier point, j'observe que plus de 60 p. 100 du chiffre d'affaires de l'ensemble Canal +/UGC DA est réalisé avec les chaînes hertziennes (hors Canal +), dont une grande partie avec les trois principaux opérateurs. Par ailleurs, les rapprochements susceptibles d'intervenir dans ce secteur, notamment en ce qui concerne les chaînes de télévision payantes susceptibles d'être lancées prochainement, sont, pour une large part, de nature à contrebalancer la puissance de marché du nouveau groupe.

En l'espèce, le pouvoir de négociation des chaînes est d'autant moins négligeable que les droits acquis par Canal + DA et UCG DA portent sur des films ayant terminé leur premier cycle d'exploitation au cinéma et pour lesquels la télévision constitue désormais le principal débouché commercial. Aussi ces sociétés ne peuvent-elles se passer de ce support.

Sur le second point, j'observe que les catalogues concurrents de l'ensemble précité représentent environ 1 700 films français disponibles. Tous ces films ne sont certes pas adaptés aux heures de forte audience (plage 20 h 30-22 h 30), notamment parce qu'il s'agit d'œuvres dites d'auteurs ou de films anciens n'intéressant que les seuls cinéphiles. Toutefois, la réglementation audiovisuelle ne permet aux chaînes généralistes de diffuser annuellement que 104 films dans cette plage horaire, sur un total de 192, le quota de 40 p. 100 d'œuvres françaises s'appliquant également dans ladite plage.

En conséquence, si ces chaînes sont effectivement contraintes de diffuser 77 films d'origine française pour pouvoir en passer 192, elles ne doivent en revanche diffuser que 42 films français entre 20 h 30 et 22 h 30.

Ainsi, quand bien même seuls 20 p. 100 des 1 700 films précités pourraient être diffusés dans cette plage horaire, il n'en subsisterait pas moins 340 films. Ce nombre est suffisant pour permettre aux cinq chaînes hertziennes gratuites de remplir pendant plus de dix-huit mois leurs quotas réglementaires, en utilisant chacune des films différents. Cette période de dix-huit mois correspondant au délai moyen de rediffusion d'un film sur le support télévision, les chaînes concernées pourraient ainsi remplir leurs obligations réglementaires, sans même recourir au catalogue du nouveau groupe.

Contrairement aux chaînes généralistes, les chaînes thématiques du cinéma ont pour vocation de passer l'ensemble des films. Aussi l'obstacle précité ne vaut-il pas pour ces dernières.

Enfin, il apparaît que si Canal + détient désormais les droits de diffusion sur plus de 5 000 films français et étrangers, soit un nombre supérieur à celui des catalogues Warner Turner (4 500 films), MCA Universal (3000 films) ou Columbia Sony (2 200 films), ces derniers comprennent principalement des produits à très forte audience, pouvant être diffusés sur la plupart des continents. Tel n'est pas le cas de Canal +, son catalogue comprenant pour l'essentiel des œuvres françaises et européennes, dont le potentiel de diffusion demeure à ce jour plus limité.

Au demeurant, le fait qu'UGC DA soit ainsi adossée à un groupe de dimension européenne, présent tant en France qu'à l'étranger sur le marché connexe de la télévision, est de nature à améliorer la compétitivité de cette société au regard de la concurrence internationale. Cet élément constitue un facteur de progrès économique au sens de l'article 41 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

En conséquence, je vous précise qu'il n'est pas dans mon intention de saisir le Conseil de la concurrence de cette concentration.

Je vous prie d'agréer, monsieur le président-directeur général, l'expression de ma considération distinguée.