Conseil Conc., 25 janvier 1994, n° 94-A-04
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Avis
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Adopté, sur le rapport de M. Jean-Claude Facchin, par M. Cortesse, vice-président, présidant la séance, , MM. Marleix, Rocca, Sloan, Thiolon, membres.
Le Conseil de la concurrence (section I),
Vu la lettre enregistrée le 22 octobre 1993 sous le numéro A 123 par laquelle le ministre de l'économie a saisi le Conseil de la concurrence, sur le fondement de l'article 38 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, d'une demande d'avis relative au projet de prise de contrôle des sociétés Epéda et Mérinos par les groupes Merkur et Rothschild ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence modifiée, et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu les observations présentées par les sociétés SHM et Bico, Birchler et Cie et le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés SHM et Bico, Birchler et Cie entendus ; Adopte l'avis fondé sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :
I. - CONSTATATIONS
A. - L'opération envisagée
Selon la notification faite au ministre, la société Bico Birchler et Cie, filiale de Merkur Holding AG, devait acquérir 60 p. 100 du capital et des droits de vote d'une holding ad hoc, Baudry Participations. Les 40 p. 100 restants devaient être détenus par la société SHM, du groupe Rothschild, et un ou plusieurs autres investisseurs financiers. Par la suite, le 28 janvier 1994 et sous réserve des résultats d'un audit comptable, juridique et fiscal, Baudry Participations devait acheter à la société Epéda Bertrand Faure 100 p. 100 du capital d'Epéda SA et 99,94 p. 100 du capital de la société des Matelas Mérinos SA.
Un contrat d'acquisition d'actions du 12 juillet 1993 a, pour ce faire, été conclu entre la société Epéda Bertrand Faure et la société SHM "agissant avec faculté de se substituer à la société Baudry Participations, tout en demeurant solidaire avec son substitué".
Aux termes d'accords conclus parallèlement entre lui et les autres actionnaires de Baudry Participations, le groupe Merkur pourra ultérieurement, à moyen terme, leur racheter tout ou partie de leur participation dans le capital de l'entreprise commune.
B. - Les entreprises parties à l'opération
a) Le groupe Merkur :
La société suisse Merkur Holding AG est cotée aux bourses de Zurich, Bâle et Berne et son principal actionnaire est, avec 13,5 p. 100 de son capital, Anova SA. Elle possède à 95 p. 100 la société Bico Birchler et Cie, également de droit suisse. Celle-ci a créé la société Merkur Holding France, dont elle détenait 99 p. 100 du capital, en vue de l'acquisition, en juillet 1992, de la société holding alsacienne SARL Wiau et de ses filiales, la société anonyme française Wifor et la société nouvelle BLN - SA Créaflex constituée en 1991.
Par ailleurs, le groupe Merkur contrôle plusieurs entreprises européennes du secteur de la literie : Bico Birchler et Co AG (Suisse), Billerbeck International AG (Suisse et Allemagne, et ses filiales hongroise et autrichienne), Femira GmbH et Doefert Collection GmbH (Allemagne), Pullman Matrassenfabriek BV (Hollande). Il possède également une participation minoritaire dans Slumberland Plc (Grande-Bretagne).
De 1989 à 1992, le chiffre d'affaires de la société Wifor est passé de 222 à 259 millions de francs, tandis que son bénéfice net passait de 5 à 7 millions.
b) Le groupe Rothschild :
La société anonyme SHM possède un capital de 652,38 millions de francs détenu majoritairement par le groupe Rothschild : 6,23 p. 100 par la Compagnie financière Edmond de Rothschild (Rothschild Banque) et 43 p. 100 par la société Paris-Orléans, elle-même détenue à hauteur de 20,31 p. 100 par des membres de la famille Rothschild et de 12,27 p. 100 par Rothschild Concordia AG.
c) Le groupe Epéda Bertrand Faure :
Les sociétés anonymes Epéda et société des matelas Mérinos (ci-après Mérinos) appartiennent à la société anonyme Epéda Bertrand Faure à hauteur, respectivement, de 99,9 et 99,8 p. 100. Leur capital s'élève respectivement à 82,04 et 5,51 millions de francs.
De 1989 à 1992, le chiffre d'affaires de la société Mérinos est passé de 267 à 282 millions de francs, tandis que son bénéfice net passait de 13 à 6 millions de francs. Dans le même moment, le chiffre d'affaires de la société Epéda est passé de 581 à 654 millions de francs, tandis que son bénéfice net passait de 30 à 47 millions de francs.
Le total des chiffres d'affaires des sociétés Epéda et Mérinos représente 8 p. 100 environ du chiffre d'affaires consolidé du groupe Epéda Bertrand Faure, qui est par ailleurs le premier constructeur européen de sièges pour automobiles.
Enfin, la société Epéda détient 100 p. 100 du capital et des droits de vote des sociétés Epéda Werke Rudolf Platte GmbH et Co KG et Platte GmbH (Allemagne) et 51 p. 100 du capital et des droits de vote de la société Epéda Benelux SA (Belgique).
C. - Les marchés des matelas et des sommiers
La France compte un parc de matelas et sommiers de 65 millions d'unités, dont chacun a une durée de vie comprise en douze et quinze ans pour les matelas, légèrement supérieure pour les sommiers. Plus de la moitié (55 p. 100) ont les dimensions standard (pour la France) de 140 x 190 cm et 30 p. 100 celles de 90x 190 cm.
En 1990, les ventes de matelas se sont réparties entre les matelas à ressorts (49 p. 100), en latex (28 p. 100) et en mousse (21 p. 100). La même année, les ventes de sommiers se sont réparties entre les sommiers à lattes (50 p. 100), à ressorts ("tapissiers" : 29 p. 100), relevables automatiques (10 p. 100) et relevables manuels (9 p. 100). [Source: "Panel Ipea".]
La demande émane, d'une part, des ménages et, d'autre part, des collectivités. Chaque année, 3 200 000 matelas, destinés aux particuliers, sont fabriqués en France. Par ailleurs, les collectivités achètent directement 900 000 matelas par an, répartis entre les hôpitaux (300 000), l'armée (80 000), les autres administrations de l'Etat et des collectivités territoriales et les organismes sociaux (180 000), l'hôtellerie (275 000) et la "para-hôtellerie" (72 000).
En 1993, la France comptait vingt-neuf fabricants de matelas et sommiers de taille très différente. Au cours du premier semestre, ils ont vendu pour plus de 1,8 milliard de francs de sommiers et matelas. En 1992, ils en avaient vendu pour plus de 3,6 milliards de francs.
La dernière période a connu un mouvement soutenu de concentration. Ainsi, au cours des années 1992 et 1993, l'entreprise beige Veldeman (du groupe Velda), après avoir vendu sa filiale Veldeman France à la société française Dumeste et déjà propriétaire de la société Probed à Autun (Saône-et-Loire), a pris le contrôle de la société Ducal, également à Autun. A l'inverse, Cauval Industrie a racheté la division Literie de la société anglaise Hillsdown (Simmons France Sleepeeze, en Grande- Bretagne, et CIS, en Italie). De même, allié à l'américain Overseas Partners International, Eurosuez a pris le contrôle à 100 p. 100 des activités non pneumatiques de l'italien Pirelli.
Outre les sociétés Epéda, Mérinos et Wifor, les principaux offreurs sont le groupe japonais Sumitomo (marques Tréca et Dunlopillo), le groupe belge Suez (Société générale de Belgique et sa filiale Recticel : marques Bultex, Lainor, Saint-Germain et Jydor), le groupe français Cauval Industrie (filiale, via Altus, du Crédit lyonnais : marques Texalat et Simmons) et le groupe Pirelli. Selon les données présentées dans la notification, la part des ventes de l'ensemble matelas et sommiers de ces quatre groupes aurait été, en 1991, respectivement de 22,8 p. 100, 14,2 p. 100, 7,8 p. 100 et 5 p. 100.
La quasi-totalité des fabricants français sont membres de la Chambre syndicale nationale de la literie qui, outre son rôle traditionnel d'organisation syndicale, organise périodiquement de vastes actions promotionnelles ("Belle literie", "Lit et santé", etc.).
La distribution des produits de literie est assurée par les tapissiers, les décorateurs et les spécialistes de la literie (30 p. 100 environ), par les multispécialistes de la maison (37 p. 100 environ), par les spécialistes de l'ameublement (21 p. 100), auxquels il convient d'ajouter les grands magasins (10 p. 100), les hypermarchés (5 p. 100) et la vente par correspondance (5 p. 100). Les petits revendeurs, tapissiers et les décorateurs notamment, sont démarchés directement par la force de vente des fabricants : il n'existe pas de grossistes dans le secteur.
En 1992 les chiffres d'affaires hors taxe des sociétés Epéda, Mérinos et Wifor se sont élevés, respectivement, à 654, 283 et 259 millions de francs représentant 18 p. 100, 8 p. 100 et 7 p. 100 de l'ensemble des ventes en France de sommiers et matelas.
Selon les chiffres fournis dans la notification au ministre, les ventes de matelas de marques Epéda et Mérinos se seraient élevées à 600 millions de francs environ, soit 60 p. 100 de l'activité des deux sociétés, et les ventes de sommiers de ces deux marques à 300 millions environ, soit 30 p. 100 de cette activité globale. Enfin, 50 p. 100 seulement de l'activité de la société Wifor seraient concernés, avec des ventes de matelas de 128 millions environ.
Pour les matelas, les parts de marché concernées par l'opération examinée s'élevaient donc, en 1992, à 24,1 p. 100 pour l'ensemble Epéda et Mérinos et à 5,1 p. 100 pour Wifor. Pour les sommiers, elles s'élevaient à 27,5 p. 100 pour l'ensemble Epéda et Mérinos et à 0 p. 100 pour Wifor. Pour l'ensemble matelas et sommiers, la part des ventes réalisée en 1992 par Epéda et Mérinos s'est élevée à 25,1 p. 100 et celle de Wifor à 3,6 p. 100.
II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL,
Sur la nature de l'opération :
Considérant qu'aux termes de l'article 39 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : "La concentration résulte de tout acte, quelle qu'en soit la forme, qui emporte transfert de propriété ou de jouissance sur tout ou partie des biens, droits et obligations d'une entreprise ou qui a pour objet, ou pour effet, de permettre à une entreprise ou à un groupe d'entreprises d'exercer, directement ou indirectement, sur une ou plusieurs autres entreprises une influence déterminante" ;
Considérant que l'achat par le groupe Merkur, via la société Baudry Participations, des sociétés Epéda et Mérinos emporte un transfert de propriété de ces dernières et permet au groupe Merkur d'exercer une influence déterminante sur elles et sur leurs filiales existantes ou à créer ; qu'une telle opération constitue une concentration au sens de l'article 39 de l'ordonnance de 1986 précitée ;
Sur les seuils et les marchés de référence :
Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 38 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence ne peut examiner une opération de concentration que "lorsque les entreprises qui sont parties à l'acte ou qui en sont l'objet ou qui leur sont économiquement liées ont soit réalisé ensemble plus de 25 p. 100 des ventes, achats ou autres transactions sur un marché national de biens, produits ou services substituables ou sur une partie substantielle d'un tel marché, soit totalisé un chiffre d'affaires hors taxes de plus de sept milliards de francs, à condition que deux au moins des entreprises parties à la concentration aient réalisé un chiffre d'affaires d'au moins deux milliards de francs" ;
Considérant que les matelas et les sommiers, pour des dimensions données, peuvent présenter des différences tenant à leurs caractéristiques techniques, à la marque sous laquelle ils sont commercialisés, et aux prix auxquels ils sont vendus ; que cependant la plupart des fabricants de literie commercialisent une large gamme de produits ; que, quelles que soient leurs caractéristiques techniques, les matelas d'une part et les sommiers d'autre part sont aptes à répondre aux mêmes besoins ; qu'aucune des marques de commercialisation ne dispose d'une notoriété telle que les produits offerts sous cette marque pourraient être considérés par une grande partie des acheteurs comme non substituables aux produits vendus sous d'autres marques ; que selon l'étude "Le marché de la literie" réalisée par Simmons et Euromarché en 1991, le prix d'un ensemble sommier et matelas peut atteindre plus de 10 000 francs mais que 55 à 60 p. 100 des achats sont effectués à un prix inférieur à 4 500 francs ; qu'en ce qui concerne les seuls matelas, un sondage réalisé par la Sofres auprès d'un échantillon de 10 000 foyers français fait ressortir qu'en 1989 plus de 80 p. 100 de la demande se portait sur des articles dont le prix est inférieur à 3 000 francs et que les prix auxquels ils ont été achetés se répartissaient de façon régulière dans onze tranches de prix allant de moins de 500 francs à plus de 3 000 francs ; qu'ainsi, si l'on ne peut totalement exclure que les matelas de très haut de gamme puissent constituer un marché spécifique, il demeure que dans plus de 80 p. 100 des cas, c'est-à-dire pour les matelas de moins de 3 000 francs, les matelas de prix voisins sont de proche en proche largement substituables entre eux ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les marchés à prendre en compte pour l'examen de l'opération de concentration examinée sont, d'une part, le marché des sommiers et, d'autre part, le marché des matelas;
Considérant que les entreprises concernées ont réalisé ensemble plus du quart des ventes sur les marchés des matelas d'une part (29,2 p. 100), des sommiers d'autre part (27,5 p. 100) ; que, par suite, le conseil de la concurrence peut examiner, sur le fondement des dispositions précitées de l'article 38 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, l'opération dont il est saisi ;
Sur les conséquences de l'opération en matière de concurrence :
Considérant que le groupe nouvellement constitué offrira à la vente l'ensemble de la gamme de sommiers et de matelas ; que la plupart des concurrents de ce groupe offre également à la vente des gammes complètes de ces produits ;que les deux principaux de ces concurrents réalisent des parts importantes des ventes de ces produits (22,8 p. 100 pour le groupe Sumitomo et 14,2 p. 100 pour le groupe Recticel); que ces deux concurrents principaux, mais également les deux suivants (Cauval Industries et Pirelli), sont également intégrés dans des groupes financiers importants pouvant, le cas échéant, intervenir aussi bien dans la recherche et développement pour ces produits que dans les marchés amont ou aval; qu'il n'existe pas de barrière significative à l'entrée sur les marchés concernés pour de nouveaux offreurs;
Considérant ainsi que si, au terme de l'opération, le nombre d'offreurs indépendants sera diminué d'une unité et que le groupe nouvellement constitué continuera d'être le plus important de France, il n'occupera toutefois pas sur les marchés concernés, à structure de l'offre inchangée par ailleurs, une position dominante;
Considérant que, compte tenu de la capacité d'achat que possèdent déjà les entreprises objets de la concentration, la globalisation de leurs achats ne serait pas de nature à influer sur le jeu de la concurrence entre les offreurs présents sur les marchés amont de semi-produits nécessaires à la fabrication des sommiers et matelas ;
Considérant qu'à l'égard de la grande distribution, qui réalise les deux tiers environ des ventes aux consommateurs dans le secteur et constitue un passage obligé pour tous les fabricants, la concentration envisagée ne peut avoir pour effet de modifier les rapports de force actuels et donc les conditions de transaction ; qu'il en va de même pour les ventes réalisées à travers les autres circuits de distribution ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la concentration examinée ne paraît de nature à porter atteinte à la concurrence ni entre fabricants de matelas et de sommiers, ni entre les fournisseurs des semi-produits nécessaires à la fabrication de ceux-ci, ni entre leurs distributeurs ;
Considérant en conséquence qu'il n'y a pas lieu pour le Conseil de se prononcer sur la question de la contribution au progrès économique que l'opération de concentration examinée peut apporter,
Est d'avis :
Qu'il n'y a lieu, sur le fondement des dispositions de l'article 38 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ni de faire opposition à l'opération de prise de contrôle des sociétés Epéda et Mérinos par les groupes Merkur et Rothschild, ni de subordonner cette opération à des conditions particulières.