Ministre de l’Économie, 13 septembre 2001, n° ECOC0200082Y
MINISTRE DE L’ÉCONOMIE
Lettre
PARTIES
Demandeur :
MINISTRE DE L'ÉCONOMIE
Défendeur :
Conseil des sociétés Recticel et Pikolin
MINISTRE DE L'ÉCONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE
Maître,
Par dépôt d'un dossier dont il a été accusé réception le 13 juillet 2001, les sociétés Lafaroise de Participations SA et La distribuidora de Metalurgica SA ont notifié l'acquisition de la société Slumberland France.
A l'issue de cette opération, les deux acquéreurs détiendront le contrôle à parité de la société Slumberland France.
La société Lafaroise de Participations SA est une filiale de la société de droit belge Recticel SA. Cette dernière exerce son activité dans le domaine de l'isolation (11 % de son chiffre d'affaires), de l'automobile (23 %), des mousses (30 %) et de la literie (36 %). Son effectif comprend 11 379 personnes (dont 2 133 en France) et elle réalise un chiffre d'affaires de 1,07 milliard d'euros dont 190,7 millions d'euros en France.
La société de droit espagnol La distribuidora Metalurgica SA a pour objet l'achat, le stockage et la distribution de toutes sortes de fournitures pour l'industrie. Son principal actionnaire (A. Solans) exerce une activité dans le domaine de la literie au sein de la société Pikolin, présente uniquement au Portugal et en Espagne.
La société Slumberland, commercialisant des produits de literie essentiellement en France, était une filiale de la société de droit suisse Valora, par ailleurs active dans la distribution de certains produits alimentaires, dans les kiosques et dans la distribution de la presse et enfin dans les services liés au développement des photographies.
Cette opération emporte transfert de propriété de la société Slumberland France au profit des sociétés Lafaroise de participations SA et de la société La distibuidora Metalurgica SA. Elle constitue donc une concentration au sens de l'article L. 430-2 du Code de commerce.
Les sociétés parties à la présente concentration commercialisent des produits de literie, à savoir essentiellement des matelas et des sommiers.
Il est d'usage de distinguer plusieurs catégories de sommiers. Ceux-ci peuvent en effet être fabriqués à partir de lattes et de ressorts pour les sommiers dits fixes. Il existe par ailleurs une deuxième catégorie de sommiers, dits sommiers TPR (têtes et pieds relevables), à commande manuelle ou électrique. La consommation de chacune de ces catégories a fortement varié au cours de la dernière décennie en France. Ainsi, si en 1989 deux tiers des sommiers étaient fabriqués à partir de ressorts, ils ne sont plus que 14 % en 1999. Inversement, la proportion de sommiers à lattes est passée de 33 % en 1989 à 57 % en 1999. Enfin, la catégorie " TPR ", totalement absente du marché en 1989, représente 30 % des sommiers vendus en 1999 (cf. note 1) .
Les matelas peuvent être fabriqués en mousse de polyuréthane, avec des ressorts ou en latex. Si les évolutions de consommation entre les différentes catégories de matelas sont moins marquées que celles observées pour les sommiers, on constate aussi pour ce type de produits une certaine désaffection pour les ressorts puisqu'ils ne représentent plus que 41 % des produits vendus en 1999 contre 60 % en 1989. Les consommations de matelas en mousse (23 % en 1989 contre 31 % en 1999) et des matelas en latex (17 % en 1989 contre 28 % en 1999) connaissent une augmentation non négligeable et évoluent donc en sens inverse de la consommation des matelas à ressorts. Entre ces différents matériaux, les prix moyens diffèrent sensiblement puisqu'ils s'échelonnent de 1 100 F pour la mousse à 2 200 F pour le latex. Les matelas à ressorts, d'un prix moyen de 1 700 F, représentent une gamme intermédiaire.
Dans un avis n° 94-A-04 en date du 25 janvier 1994, le Conseil de la concurrence a étudié une précédente concentration dans ce secteur en ne retenant qu'un seul marché pour les matelas et un seul marché pour les sommiers. Les raisons invoquées étaient alors les suivantes :
- la plupart des fabricants commercialisent une large gamme de produits ;
- ces produits répondent, chacun dans leur catégorie, à des besoins identiques et ceci quelles que soient leurs caractéristiques techniques ;
- 55 % des achats d'un ensemble de literie étaient inférieurs, au début des années 90, à un montant de 4 500 francs, ce qui conduit à relativiser les différences de prix constatés d'un bout à l'autre des gammes de produits et rend les produits de proche en proche largement substituables entre eux.
Les réponses aux questionnaires de la DGCCRF envoyés aux concurrents et aux clients des parties à la concentration confirment en grande partie cette définition de marché, En particulier, il a été souligné qu'un consommateur peut changer d'avis sur la composition des produits de literie dont il souhaite faire l'acquisition, après notamment discussions avec le personnel de vente (i) et que s'il est exact que certaines marques ou fabricants peuvent avoir une image bas, milieu ou haut de gamme, ces distinctions restent floues et comportent une bonne part de subjectivité (ii). En conséquence, à l'intérieur d'un budget moyen d'achat, il existe une large gamme de produits qui sont largement substituables les uns par rapport aux autres.
Toutefois, l'existence d'un marché du haut de gamme n'est pas à exclure. En effet, depuis la décision du Conseil de la concurrence, sont apparus les sommiers " TPR " positionnés sur le " haut de gamme ". Contrairement aux autres types de sommiers, l'achat d'un sommier TPR procède d'un choix effectué en général bien en amont de l'entrée dans la surface de vente. Ils sont en général plus chers même si la grande distribution peut vendre ces produits à très bon marché afin d'écouler des volumes conséquents. Compte tenu de l'évolution de ce secteur, il est donc possible de s'interroger sur l'existence d'un marché pertinent des sommiers " TPR ".
Toutefois, quelles que soient les délimitations des marchés retenues, les conclusions de l'analyse demeurent inchangées. C'est pourquoi les effets de la présente concentration seront évaluées sur le marché pertinent des matelas et des sommiers.
La dimension géographique de ces marchés est nationale.
En effet, ces produits peuvent être très différents d'un pays à l'autre suivant les habitudes culturelles des consommateurs. Le modèle le plus vendu est par exemple de dimension 90 × 200 en Allemagne, 140 × 190 en France, 135 × 185 en Espagne et 150 × 200 en Italie. Un fabricant est donc obligé d'adapter ses produits aux dimensions standards du marché national qu'il veut pénétrer.
Chacun de ces marchés connaît, par ailleurs, des conditions de concurrence particulières notamment au niveau de la politique de marque mise en œuvre par les offreurs. Si, en France, l'importance des marques est très forte (celles-ci sont d'ailleurs soutenues par de forts investissements publicitaires) ce n'est pas le cas en Allemagne où les consommateurs sont moins sensibles à cet aspect. Les comportements des consommateurs diffèrent sur bien d'autres points d'un pays à l'autre : par exemple, les Français achètent deux fois plus de matelas que de sommiers tandis que les habitants du Benelux procèdent à un renouvellement de l'ensemble de la literie rendant le niveau global de consommation des matelas et des sommiers identique. Les matériaux entrant dans la composition de la literie ne sont pas tous consommés de manière identique suivant les pays : les Français utilisent plus les matelas en latex que les Espagnols mais moins que les habitants des pays du Benelux.
Enfin, les coûts de transport sont élevés. Les parties ont sur ce point estimé que le prix d'un matelas pouvait être augmenté de 10 % pour un transport d'une distance de 1 000 km, de 6 % pour un transport d'une distance de 600 km et de 4 % pour un transport d'une distance de 300 km (cf. note 2) . En conséquence, le niveau d'importations est particulièrement bas puisqu'il représente 7 % de la production nationale de matelas et de sommiers.
Les parties ont réalisé [30-40] % des ventes de matelas, en France, en 1999. La présente opération est donc contrôlable selon les dispositions du Code de commerce.
A l'issue de l'opération, les positions des parties seront les suivantes :
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La nouvelle entité disposera, à l'issue de l'opération, d'une position sensiblement renforcée sur les marchés des matelas et des sommiers.
Recticel était, avant l'opération, parmi les opérateurs les plus importants sur le marché français de la literie mais nettement devancé par les sociétés du groupe Sumitomo développant les marque Treca et Dunlopillo.
La présente concentration doit aussi s'apprécier par rapport à la position en Europe de Recticel, nonobstant le caractère national des marchés. Sur l'ensemble du territoire européen, il était déjà le premier opérateur avec une présence en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en Espagne, aux Pays-Bas, en Pologne, en Suède et en Suisse. Cette présence a été d'ailleurs renforcée par trois opérations de croissance externe menées de 1998 à 2000. Il s'agit de l'acquisition de la société de droit belge, Verhaegen (marque Lattoflex), en 1998, de l'acquisition de la société Matra AG (marque Swissflex), de droit suisse, en 1999 et, enfin, de la création d'une société commune, Ceadesas, avec la société Pikolin, afin de commercialiser des sommiers et des matelas sur la marché espagnol.
La nouvelle entité dispose en conséquence des actionnaires, Recticel et Pikolin, les plus puissants du secteur en Europe qui détiennent des positions très fortes dans les pays limitrophes de la France. Cette dernière considération n'est pas sans importance si l'on tient compte du fait que les lieux de fabrication doivent être relativement proches des lieux de vente étant donné les coûts de transport des produits de literie.
Les dernières acquisitions de Recticel illustrent sa politique de croissance qui est, à côté du développement de marques nationales fortes, de créer des marques à renommée européenne telles que Lattoflex et Swissflex.
En France, le portefeuille de marques détenues par la société Recticel est désormais considérable puisque s'ajoutent aux marques développées auparavant (literie Bultex, Saint Germain, Jydor, Swissflex, Lattoflex et Elutex) les marques nouvellement acquises (Epeda et Mérinos). Or le marché français est un marché où les marques jouent un rôle important. L'achat d'une literie ne procède pas de réflexes liés à un achat d'impulsion mais s'apparente plus à une décision d'investissement ayant pour objet l'acquisition d'un bien ayant une durée d'utilisation de plus de dix ans et servant à satisfaire un besoin humain fondamental, le sommeil. Dès lors, les aspects de réputation des " produits " prennent sur ces marchés une importance significative.Selon les parties à la concentration, le lancement d'une nouvelle marque de sommier et de matelas nécessiterait des spots publicitaires télévisuels d'un montant de dix millions de francs par an sur une période évaluée par les professionnels à plus de douze ans, période correspondant à la durée de vie du produit. Ces investissements sont tels que le marché français n'a connu aucune nouvelle marque dans la dernière décennie. Toute nouvelle entrée s'est faite par le rachat de marques existantes (hors marques de distributeurs).
Une étude de la société Sofres montre que les marques de la nouvelle entité disposent d'une notoriété très importante. Ainsi, Epeda, Mérinos et Bultex ont des notoriétés spontanées respectives de 93 % (cf. note 3) , 16 % et 18 %.
Les marques développées par la nouvelle entité sont donc désormais difficilement contournables, ce que confirme l'ensemble des distributeurs des produits de literie qui ont d'ailleurs, pour les plus importants d'entre eux, au moins deux de ces marques dans leurs surfaces de vente.
La prise de contrôle de Slumberland par Recticel et Pikolin va permettre à ces dernières de présenter une gamme complète de produits. Alors que Recitel réalisait la quasi-totalité de son chiffre d'affaires en France dans les matelas en mousse de polyuréthane, elle maîtrisera désormais le savoir-faire en matière de ressorts de la société Epeda, dont la technologie " Multispire " permet de proposer, selon les parties, " la plus forte densité de ressorts actuellement proposés sur le marché ".
Enfin, Recticel est un important producteur de mousse de polyuréthane, matière entrant dans la composition de certains matelas, ce qui est susceptible de lui donner un avantage concurrentiel par rapport à des concurrents.Cette intégration verticale n'est pas néanmoins susceptible de porter atteinte à la concurrence dans la mesure où les fabricants de literie disposent de nombreuses alternatives, notamment celles provenant des deux autres groupes présents à l'échelon européen, British Vita et Carpenter.
La position de la nouvelle entité sur les marchés des matelas et des sommiers n'apparaît pas toutefois de nature à porter atteinte à la concurrence.
En premier lieu, les alternatives au nouveau groupe sont nombreuses sur le marché français.
Le groupe Sumitomo dispose d'une part de marché comparable à celle de la nouvelle entité et développe deux marques prestigieuses, Dunlopillo et Tréca, dont les taux de notoriété, tels qu'ils ressortent de l'étude Sofres évoquée ci-dessus, sont respectivement de 55 % et de 20 %. Ces produits font dès lors partie de manière quasi systématique du référencement des distributeurs de literie, à l'instar de ceux de la nouvelle entité.
D'autres concurrents indépendants de taille moyenne sont encore présents : il s'agit des sociétés CCS (8,8 % de parts de marché avec des produits aux marques Simmons et Texalatt), Matfa (4,7 % de parts de marché avec des produits aux marques Duvivier et Onrev) et Sapsa Bedding (3,8 % de parts de marché avec des produits à la marque Pirelli). Le test de marché a mis en évidence que ces entreprises commercialisaient des produits avec des marques ayant acquis une certaine réputation, même si leurs taux de notoriété sont bien inférieurs à ceux des marques des sociétés Recticel et Sumitomo, et que les distributeurs les plus importants les considéraient comme une alternative sérieuse dans la mesure où ces entreprises étaient en mesure de répondre rapidement à un accroissement de la demande de leur part. De plus, Sapsa Bedding, comme Recticel, est un opérateur intégré verticalement. Il produit en amont une des matières premières présentes dans la literie, le latex.
Deux autres sociétés, A. Renault (4,5 %) et Wifor (3,6 %), disposent de parts de marché non négligeables et peuvent dans certaines conditions avoir une présence affirmée chez les distributeurs. A titre d'exemple, la société Wifor est le fabricant des matelas à marque de distributeur pour Ikea.
Enfin, un grand nombre de fabricants plus modestes peuvent chez certains petits détaillants proposer leurs produits de literie aux consommateurs, même s'ils peuvent difficilement pénétrer les rayons des grands distributeurs, ayant des moyens insuffisants pour développer des capacités de production en rapport avec leurs volumes de commandes.
Parmi l'ensemble de ces concurrents, deux sociétés ont récemment été adossées à des groupes à l'envergure financière conséquente et ayant une expérience dans le domaine de la literie. Le groupe américain Sealy, considéré comme le premier producteur mondial de literie à ressort, vient d'acquérir la société Sapsa Bedding. D'après une revue professionnelle, le nouvel actionnaire envisage en France la construction de nouveaux sites de production de matelas à ressorts et de lancer sa marque en 2002 (cf. note 4) . Quant à la société Wifor, elle a été récemment acquise par le groupe suédois Hilding Anders, présenté comme l'un des grands groupes européens de la literie aux côtés de Recticel et de Sumitomo. Ces deux sociétés peuvent à terme augmenter leur pression concurrentielle.
En deuxième lieu, la demande dispose encore d'une capacité de négociation certaine. Les multi-spécialistes de l'ameublement pèsent un poids très important dans les ventes de la nouvelle entité (en 1999, Mérinos réalisait [40- 50] % de son chiffre d'affaires avec Conforama et [10-20] % avec But, pour Epeda ces propositions sont respectivement de [20-30] % et [10-20] %, et pour Recticel elles sont de [20-30] % et de [moins de 10] %). Au contraire, les fabricants de literie pèsent d'un poids modéré dans le chiffre d'affaires de ces multi-spécialistes, qui ne consacrent à la literie qu'une surface inférieure à 10 % de la surface totale de leurs magasins.
Si certaines marques du groupe Recticel apparaissent comme peu contournables, un distributeur peut toujours décider de ne pas toutes les sélectionner et ne distribuer que certaines d'entres elles. Ainsi, en 2000, il était impossible de trouver les produits Mérinos dans les magasins aux enseignes But, Atlas et Fly sans que ces derniers n'aient à déplorer de pertes de chiffres d'affaires dans leur rayon literie.
Les distributeurs ont en outre développé, ces dernières années, une politique de produits à marque de distributeur qui a eu un certains succès, ce qui vient en partie relativiser l'attachement des consommateurs aux marques décrit plus haut. Si les premiers prix ont en effet du mal à s'imposer sur le marché, ces marques se développent notamment grâce à la publicité effectuée sur les nombreux points de vente de certaines chaînes. C'est pourquoi chacun des grands distributeurs détient de telles marques dont la fabrication n'est pas obligatoirement confiée aux deux groupes les plus puissants. Cette démarche est favorisée par le fait que les produits de literie ne connaissent pas d'innovations majeures malgré la communication publicitaire et marketing effectuée dans un sens contraire.
Pour l'ensemble de ces raisons, il n'est pas dans mon intention de saisir le Conseil de la concurrence ni de soumettre cette concentration à des conditions particulières.
Je vous prie d'agréer, Maître, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
Nota. - A la demande des parties notifiantes, des informations relatives au secret des affaires ont été occultées et la part de marché exacte remplacée par une fourchette plus générale.
Ces informations relèvent du " secret d'affaires ", en application de l'article 28 du décret n°86-1309 du 29 décembre 1986, modifié par le décret n°95-916 du 9 août 1995, avant-dernier alinéa.
NOTE (S) :
(1) Chiffres cités dans " Le Marché français de la literie ", analyse de juin 2000, édité par l'Institut de promotion et d'études de l'ameublement (IPEA).
(2) Chiffres donnés par les parties sur la base d'un camion de 40 m3. Ils ont été largement confirmés par les réponses aux questionnaires envoyés par la DGCCRF.
(3) Etude Sofres d'avril 2000 fournie par les parties. Un taux de notoriété spontané de 93 % signifie que 93 % des personnes interrogées ont au moins répondu " Epeda " à la question : " Quelles sont toutes les marques de matelas que vous connaissez, ne serait-ce que de nom ? "
(4) Numéro 413 du juillet 2001 du magasine Market.