Conseil Conc., 30 mai 2002, n° 02-D-32
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Saisine et demande de mesures conservatoires présentées par la société SEVIC à l'encontre de la société Renault VI
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de Mme Bergaentzlé, par M. Nasse, vice-président, présidant la séance, Mme Mader-Saussaye, MM. Bidaud, Piot, membres.
Le Conseil de la concurrence (section I),
Vu la lettre enregistrée le 28 janvier 2002 sous les numéros 02-0012-F et 02-0013-M par laquelle la société SEVIC a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre à son encontre par la société Renault VI et a demandé le prononcé de mesures conservatoires ; Vu le livre IV du code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, fixant les conditions d'application de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 et le décret n° 2002-689 fixant les conditions d'application du livre IV du code de commerce ; Vu les observations présentées par la société Renault VI et le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement ainsi que les représentants des sociétés SEVIC et Renault VI entendus lors de la séance du 23 avril 2002,
La saisine
Considérant que la société SEVIC, société anonyme ayant son siège à Domèvre-sur-Vezouze en Meurthe-et-Moselle, exerce l'activité d'achat de véhicules poids lourds d'occasion, pour partie importés de l'étranger, et leur revente sur le territoire national ; que, pour pouvoir procéder à l'immatriculation en France de ses véhicules, la société SEVIC, conformément à la réglementation en vigueur, demande aux constructeurs de la marque de chaque véhicule de lui délivrer une attestation permettant d'apporter la preuve de leur conformité aux modèles-types réceptionnés en France ; qu'elle reproche à la société Renault VI de délivrer ces attestations de conformité dans des délais trop longs et à des coûts trop élevés, ce qui porterait atteinte à la libre circulation des marchandises sur le territoire de l'Union européenne et ferait obstacle au libre jeu de la concurrence ; que la société SEVIC soutient que la société Renault VI détient un monopole en matière de délivrance des attestations de conformité pour les véhicules de sa marque et qu'elle abuse de sa position dominante au sens de l'article L. 420-2 du Code de commerce ; qu'au titre des mesures conservatoires, la société SEVIC demande au conseil d'enjoindre à la société Renault VI de délivrer, dans un délai de trois semaines et à un coût de 100 euros, les attestations de conformité et ce, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard par infraction constatée ;
Considérant qu'à l'appui de sa demande la société SEVIC invoque la communication interprétative C143-4 du 15 mai 1996 de la Commission européenne concernant les procédures de réception et d'immatriculation de véhicules précédemment immatriculés dans un autre Etat membre, qui prévoit que, lorsque les Etats membres délèguent aux constructeurs ou à leurs représentants des "fonctions de droit public", certaines conditions doivent être respectées ; qu'elle souligne qu'aux termes de cette communication la délivrance des documents nécessaires à l'immatriculation des véhicules doit s'effectuer "à un coût et dans des délais raisonnables (à titre indicatif serait considéré comme raisonnable un coût autour de 100 écus et un délai ne dépassant pas trois semaines)" ;
Considérant que l'article 42 du décret du 30 avril 2002, reprenant l'article 12 du décret du 29 décembre 1986 modifié, énonce que : "La demande de mesures conservatoires mentionnée à l'article L. 464-1 du Code de commerce ne peut être formée qu'accessoirement à une saisine au fond du Conseil de la concurrence. Elle peut être présentée à tout moment de la procédure et doit être motivée" ; qu'une demande de mesures conservatoires ne peut donc être examinée que pour autant que la saisine au fond est recevable et ne soit pas rejetée faute d'éléments suffisamment probants, en application de l'article L. 462-8 du Code de commerce ; qu'en outre, la demande de mesures conservatoires doit être, en elle-même, recevable ;
Sur la recevabilité de la saisine au fond et de la demande de mesures conservatoires
Considérant que la société Renault VI soutient que la saisine de la société SEVIC est irrecevable, en premier lieu, faute pour cette société d'avoir qualité pour agir, puisque les demandes d'attestations sont, ainsi que l'indique la saisissante, formulées non pas par elle-même mais par une société Loradec, en second lieu, parce que la saisine ne comportait pas la précision des chiffres d'affaires des trois derniers exercices et n'était pas accompagnée du bilan et du compte de résultats de la société, ainsi que l'exige le 4e alinéa de l'article 6 du règlement intérieur du Conseil de la concurrence ;
Mais considérant, en premier lieu, que si, dans un courrier adressé à la rapporteure, la société SEVIC a indiqué que "Les demandes d'attestations Renault sont formulées par la SARL Loradec" et s'il résulte des pièces du dossier qu'une facture adressée à la société SEVIC a été payée, en mars 2002, par un chèque bancaire émanant de la société Loradec, sise à la même adresse que celle de la société SEVIC, il ressort des explications fournies en séance par cette dernière que c'est pour le compte de SEVIC que les demandes d'attestations Renault sont formulées par la société Loradec ;que, par ailleurs, il n'est pas contesté qu'antérieurement à la saisine du 28 janvier 2002, la société SEVIC réglait elle-même les factures ; que le changement de procédure signalé est sans incidence sur la qualité à agir de la société SEVIC pour les faits antérieurs à la date de la saisine ;
Considérant, en second lieu, que conformément aux dispositions du 6e alinéa de l'article 6 du règlement intérieur du Conseil de la concurrence, la société SEVIC a fourni les informations manquantes à sa saisine ; que les dispositions sus-mentionnées prévoient que ces informations peuvent être communiquées au Conseil à la suite d'une demande du rapporteur en charge du dossier ; que dès lors, la saisine et la demande de mesures conservatoires présentées par la société SEVIC sont recevables ;
Sur les pratiques dénoncées
Considérant que l' alinéa 3 de l'article L. 462-8 du Code de commerce énonce que le Conseil de la concurrence "(...) peut aussi rejeter la saisine par décision motivée lorsqu'il estime que les faits invoqués ne sont pas appuyés d'éléments suffisamment probants (...)"
Sur le marché pertinent et la position de la société Renault VI
Considérant que le marché, au sens où l'entend le droit de la concurrence, est défini comme le lieu sur lequel se rencontrent l'offre et la demande pour un produit ou un service spécifique ; que dans la mesure où une substituabilité parfaite entre produits ou services s'observe rarement, il est communément admis que doivent être considérés comme substituables et comme se trouvant sur un même marché, les produits ou services dont on peut raisonnablement penser que les demandeurs les regardent comme les moyens alternatifs entre lesquels ils peuvent arbitrer pour satisfaire une même demande ;
Considérant que, dans un arrêt du 11 novembre 1986 British Leyland (affaire 226-84), la Cour de justice des Communautés européennes a précisé que dans un contexte réglementaire prévoyant que l'immatriculation de véhicules importés en vue de leur mise en circulation est soumise à la production d'un certificat de conformité délivré par le constructeur qui dispose, dans ce cadre, d'un monopole légal, le marché en cause n'est "(...) pas celui de la vente de véhicules, mais un marché dérivé et distinct, qui est celui des services indispensables en fait aux revendeurs professionnels pour assurer la commercialisation des véhicules (...)"
Considérant que les dispositions du Code de la route prévoient que, pour être immatriculé, tout véhicule doit faire l'objet d'une réception ; que cette opération administrative et technique est destinée à constater la conformité d'un véhicule ou d'un type de véhicule aux prescriptions et règles techniques du Code de la route ; qu'il existe deux types de réception, la réception communautaire et la réception nationale ;
Considérant que la réception nationale concerne tout véhicule ayant un poids total en charge supérieur à 3,5 tonnes en provenance d'un Etat membre de la Communauté, dès lors qu'il n'existe pas de dispositif d'harmonisation des spécificités de ces véhicules au sein de la Communauté européenne ; que les dispositions de l'article R. 321-15 du Code de la route distinguent la réception nationale par type et la réception nationale à titre isolé ; que la réception nationale par type permet aux constructeurs d'obtenir l'homologation d'un prototype de véhicule pour déboucher sur la production et la commercialisation d'une gamme de véhicules, alors que la réception nationale à titre isolé concerne, notamment, les véhicules qui ne sont pas conformes à un type réceptionné en France, les véhicules immatriculés hors du territoire métropolitain et les véhicules qui ont fait l'objet de transformations notables ; que seuls les services des Mines qui exercent leurs activités au sein des Directions Régionales de l'Industrie de la Recherche et de l'Environnement (DRIRE) sont habilités à délivrer le procès-verbal de réception à titre isolé sur présentation d'une attestation de conformité délivrée par le constructeur ou son représentant accrédité sur le territoire national ;
Considérant qu'il ressort des éléments du dossier que le constructeur s'oblige, de par son accréditation, à délivrer l'attestation de conformité ; qu'en cas de refus de sa part, et lorsqu'il s'agit d'un véhicule importé, le propriétaire du véhicule pourrait se procurer les procès-verbaux d'essais auprès des autorités du pays de provenance du véhicule ; que, dans les faits, cette procédure est complexe et comporte une incertitude quant à son aboutissement ; que, s'il est encore possible au propriétaire du véhicule de demander à l'Union Technique de l'Automobile, du motocycle et du cycle (UTAC), laboratoire agréé en France par le ministre chargé des transports, de procéder à des essais et de fournir les procès-verbaux établis à cette occasion, l'intervention de l'organisme précité, outre qu'elle est particulièrement coûteuse, nécessite matériellement la présentation du véhicule au centre d'essai de l'UTAC situé à Montlhéry ; que, dans ces conditions, l'appel à l'UTAC présente un caractère dissuasif pour des entreprises de taille moyenne telle que la société SEVIC ; que, contrairement à ce que soutient la société Renault VI, les DRIRE, qui ne disposent pas d'une base de données pour les véhicules de plus de 3,5 tonnes en raison du fait qu'il n'existe pas d'harmonisation des spécifications techniques pour ces véhicules au niveau communautaire, ne délivrent pas d'attestations de conformité ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les alternatives permettant l'obtention de certificats de conformité nécessaires à l'immatriculation de véhicules poids lourds d'occasion ne sont pas, en pratique, substituables à la délivrance de ces attestations de conformité par le constructeur ; que le marché pertinent en l'espèce est donc celui de la délivrance des attestations de conformité pour les véhicules poids lourds d'occasion faisant l'objet d'une réception à titre isolé ;
Considérant que chaque constructeur ne peut délivrer d'attestation de conformité que pour les véhicules de sa marque ; qu'il ne peut donc être exclu que la société Renault VI détienne une position dominante sur le marché de la délivrance des attestations de conformité pour les véhicules poids lourds d'occasion de sa propre marque faisant l'objet d'une réception à titre isolé ;
Sur les pratiques :
Considérant, en premier lieu, que la communication interprétative de la Commission européenne, en date du 15 mai 1996, concernant les procédures de réception et d'immatriculation de véhicules précédemment immatriculés dans un autre Etat membre, a précisé, s'agissant de la délivrance par les constructeurs des documents nécessaires à l'immatriculation des véhicules, que cette délivrance devait intervenir à un coût et dans des délais raisonnables ; que, dans le même document, la Commission a évalué à 100 écus et à trois semaines le coût et le délai raisonnables de délivrance des documents ; que, toutefois, ces recommandations n'ont qu'une valeur indicative ; que de surcroît, il convient de noter que la communication du 15 mai 1996, même si elle est de portée générale, concerne essentiellement les véhicules de particuliers et les véhicules de deux à trois roues ; qu'enfin, il résulte des éléments du dossier que la vérification technique d'un véhicule poids lourd d'occasion, souvent fabriqué à l'unité et pouvant, ensuite, faire l'objet de nombreuses transformations, peut nécessiter des coûts et des délais de vérification supérieurs à ceux prévus pour les véhicules de particuliers ; qu'ainsi, il n'apparaît pas, a priori, anormal, que la valeur économique de la prestation et le délai de délivrance puissent, dans une certaine mesure, dépasser les critères fixés par la communication précitée ;
Considérant, en deuxième lieu, qu'à l'appui de sa saisine, la société SEVIC fait valoir qu'une demande d'attestation en date du 9 mai 2001 est demeurée insatisfaite ; que toutefois, il résulte des pièces fournies par la société Renault VI que celle-ci n'a pu délivrer l'attestation demandée en raison de la non-conformité technique du véhicule à certaines dispositions du code de la route ; que le bien fondé de ce motif de refus a été confirmé par la DRIRE Rhône-Alpes dans un fax du 11 juillet 2001 adressée à la société Renault VI ;
Considérant, en troisième lieu, que la société SEVIC ne produit aucun document venant étayer l'allégation selon laquelle elle serait confrontée à des retards manifestes et volontaires de la part de la société Renault VI dans la délivrance des attestations de conformité ; qu'en revanche, la société Renault VI a versé plusieurs copies d'attestations datées de 1998 et de 2002 qui permettent de constater une délivrance des attestations demandées par la société SEVIC dans un délai d'environ quinze à vingt jours ;
Considérant, enfin, qu'aucun élément du dossier ne permet de penser que la société Renault VI aurait appliqué à la société SEVIC un tarif qui serait manifestement excessif au regard de la prestation délivrée ; qu'en effet, il résulte de l'examen des tarifs communiqués par la société Renault VI dans une lettre circulaire datée du 22 décembre 1997, applicables à compter du 1er janvier 1998 et encore en vigueur en 2002, que, pour la catégorie des véhicules poids lourds importés, le prix unitaire de délivrance d'une attestation de conformité est fixé à 4 000 F (610 euros) HT ; qu'ainsi que l'a fait valoir la société Renault VI, la délivrance d'une attestation de conformité requiert, compte tenu des particularités de construction des poids lourds et des modifications dont ils sont susceptibles de faire l'objet, la mise en œuvre de multiples contrôles et analyses (contrôle administratif du véhicule - assimilation du véhicule à un type correspondant - établissement d'une attestation de conformité à un véhicule type précis - vérification par calculs que les charges admises sont conformes au code de la route français et que les transformations réalisées ne remettent pas en cause l'utilisation normale du véhicule - délivrance d'une attestation de nature à engager la responsabilité de son auteur en cas de sinistre) ; qu'au regard de ces prestations, le tarif fixé ne peut être qualifié de manifestement excessif ; qu'en outre, il n'est ni allégué, ni a fortiori démontré, que ce tarif qui concerne indifféremment les carrossiers, les constructeurs et les négociants, aurait été appliqué de façon discriminatoire ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la saisine ne comporte pas d'éléments suffisamment probants permettant de penser que des pratiques constitutives d'un abus de position dominante seraient mises en œuvre par la société Renault VI; que, dans ces conditions, il y a lieu de faire application des dispositions de l'article L. 462-8 du Code de commerce, précité et, par voie de conséquence, de rejeter la demande de mesures conservatoires,
Décide :
Article unique - La saisine enregistrée sous le numéro 02-0012-F et la demande de mesures conservatoires enregistrée sous le numéro 02-0013-M sont rejetées.