CE, 1re et 2e sous-sect. réunies, 7 juillet 2000, n° 198564
CONSEIL D'ÉTAT
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Fédération française des sociétés d'assurance
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Genevois
Rapporteur :
M. Eoche-Duval
Avocats :
Me Odent, SCP Defrénois, Lévis.
LE CONSEIL D'ETAT : - Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 11 août et 4 décembre 1998 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA), dont le siège est 26, boulevard Haussmann à Paris cedex 09 (75311), représentée par son président habilité par une délibération du 15 septembre 1998 de la commission exécutive ; la Fédération française des sociétés d'assurances demande au Conseil d'Etat l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté du 10 juin 1998 du ministre de l'emploi et de la solidarité portant extension d'un accord de prévoyance conclu le 3 octobre 1997 dans le cadre de la convention collective nationale des cabinets ou entreprises d'expertises en automobiles du 20 novembre 1996 ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu le traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne devenue la Communauté européenne ; Vu le Code de la sécurité sociale ; Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ; Vu la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 ; Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Considérant que la Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA), conteste la légalité de l'arrêté du 10 juin 1998 portant extension d'un accord conclu le 3 octobre 1997 dans le cadre de la convention collective nationale des cabinets ou entreprises d'expertises en automobiles du 20 novembre 1996 et instituant un régime national de prévoyance obligatoire pour tous les salariés de la branche, dont la gestion est confiée à deux institutions de prévoyance, la Capricel-Prévoyance et le groupe OCIRP ;
Sur la légalité externe de l'arrêté attaqué :
Considérant, d'une part, que, par un décret du 10 juillet 1997 publié au Journal officiel de la République française du 12 juillet 1997, le ministre de l'emploi et de la solidarité a donné à M. Eric Aubry, sous-directeur de la négociation collective, une délégation à l'effet de signer, en cas d'empêchement du directeur des relations du travail, tous actes, arrêtés décisions ou conventions à l'exclusion des décrets ; que, par suite, le moyen tiré de l'incompétence du signataire de l'arrêté attaqué doit être rejeté ;
Considérant, d'autre part, qu'en vertu de l'article L. 911-1 du Code de la sécurité sociale, les "garanties collectives dont bénéficient les salariés, anciens salariés et ayants droit", qui ont notamment pour objet, aux termes de l'article L. 911-2 du même Code, de prévoir "la couverture du risque décès, des risques portant atteinte à l'intégrité physique de la personne ou liés à la maternité, des risques d'incapacité de travail ou d'invalidité, des risques d'inaptitude et du risque chômage" en complément de celles qui résultent de l'organisation de la sécurité sociale, sont déterminées "soit par voie de conventions ou d'accords collectifs, soit à la suite de la ratification à la majorité des intéressés d'un projet d'accord proposé par le chef d'entreprise, soit par une décision unilatérale du chef d'entreprise" ; que selon l'article L. 911-3, les dispositions du titre III du livre Ier du Code du travail et notamment celles de l'article L. 133-8 qui donnent compétence au ministre chargé du travail pour procéder à l'extension de la convention ou de l'accord sont applicables aux conventions et accords collectifs précités ; qu'il en va cependant autrement lorsque les accords ont "pour objet exclusif" la détermination des garanties susmentionnées ; qu'en pareil cas, leur extension est décidée par arrêté du ministre chargé de la sécurité sociale et du ministre chargé du budget ;
Considérant que l'accord de prévoyance du 3 octobre 1997 étendu par l'arrêté attaqué a été conclu dans le cadre de la convention collective nationale des cabinets ou entreprises d'expertises en automobiles du 20 novembre 1996 dont il constitue, en application de l'article L. 132-11 du Code du travail, une annexe qui s'incorpore à ladite convention ; qu'ainsi, l'accord précité n'ayant pas pour "objet exclusif" la détermination des garanties mentionnées à l'article L. 911-1 du Code du travail, le ministre chargé du travail avait compétence pour décider de son extension ; que, par suite, le moyen tiré de ce que le ministre de l'emploi et de la solidarité n'était pas compétent pour procéder seul à cette extension doit être écarté ;
Sur la légalité interne de l'arrêté attaqué :
Considérant que la légalité d'un arrêté ministériel prononçant l'extension ou l'élargissement d'un accord collectif relatif à un régime complémentaire de retraite ou de prévoyance complémentaire des salariés ou d'un avenant à celui-ci est nécessairement subordonnée à la validité de la convention ou de l'avenant en cause ; que la fédération requérante invoque des moyens tirés de la violation du droit communautaire et du droit interne à l'encontre des stipulations des articles 20-3 et 20-4 de l'accord contesté ;
En ce qui concerne les moyens touchant au droit communautaire :
Considérant qu'aux termes de l'article 85 du traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté européenne, devenu l'article 81, "sont incompatibles avec le marché commun et interdits, tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises, et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun (...)" ; que selon l'article 86, devenu l'article 82 : "Est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci (...)" ; qu'en vertu enfin de l'article 90, devenu l'article 86 : "1. Les Etats membres, en ce qui concerne (...) les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité (...)" ;
Considérant qu'il résulte de l'interprétation des stipulations précitées donnée par la Cour de justice des communautés européennes, par des arrêts rendus le 21 septembre 1999 dans les affaires C-67-96 et C-115-97 à C-117-97, qu'une entité gérant un régime de retraite ou de prévoyance complémentaire, instauré par une convention collective conclue entre les organisations représentatives des employeurs et des travailleurs d'un secteur déterminé et auquel l'affiliation a été rendue obligatoire par les pouvoirs publics pour tous les travailleurs de ce secteur, est une entreprise au sens des stipulations précitées du traité ;
Considérant cependant que l'accord conclu entre les organisations représentatives des employeurs et des travailleurs instaurant un tel régime de prévoyance complémentaire ne peut, selon l'interprétation donnée par la Cour de justice des Communautés européennes des stipulations de l'article 85 du traité de Rome, être regardé comme un "accord d'entreprises" ou une "pratique concertée entre entreprises" au sens de cet article; que le moyen tiré de la violation de l'article 85 du traité de Rome doit, par suite, être écarté ;
Considérant qu'à supposer que le droit exclusif conféré par l'accord contesté aux organismes gestionnaires des garanties collectives qu'il institue place ces derniers, notamment en raison de l'obligation imposée à toutes les entreprises de la branche de résilier dans un délai déterminé tous les contrats de prévoyance conclus antérieurement avec d'autres organismes gestionnaires, en situation d'abuser de leur position dominante, il résulte des pièces du dossier que, compte tenu de la très faible part du marché national de la prévoyance complémentaire que couvre l'accord litigieux, la fédération requérante ne peut utilement soutenir qu'un tel abus affecterait une partie substantielle du marché commun au sens de l'article 86 du traité de Rome précité; que la contestation ainsi soulevée n'est pas sérieuse; que, par suite, le moyen tiré de la violation des dispositions combinées des articles 86 et 90 de ce traité ne peut être accueilli;
En ce qui concerne les moyens touchant au droit interne :
Quant au moyen tiré de la violation des articles 7 et 8 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence :
Considérant qu'en vertu de l'article 7 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 "sont prohibées, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu'elles tendent à limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises" ; que selon son article 8, est prohibée "l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci" ; qu'aux termes de l'article 9, "est nul tout engagement, convention ou clause contractuelle se rapportant à une pratique prohibée par les articles 7 et 8" ;
Considérant, toutefois, qu'aux termes de l'article 10 de l'ordonnance n° 86-1243 mentionnée ci-dessus : "Ne sont pas soumises aux dispositions des articles 7 et 8 les pratiques 1° Qui résultent de l'application d'un texte législatif ou d'un texte réglementaire pris pour son application" ;
Considérant, en premier lieu, que les garanties collectives répondant à l'objet de l'article L. 911-2 du Code de la sécurité sociale sont mises en œuvre comme il a été dit plus haut dans les conditions de l'article L. 911-1 du même Code ; qu'aux termes du premier alinéa de l'article L. 912-1 de ce Code, les accords professionnels ou interprofessionnels mentionnés à l'article L. 911-1 qui "prévoient une mutualisation des risques dont ils organisent la couverture auprès d'un ou plusieurs organismes mentionnés à l'article 1er de la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 renforçant les garanties offertes aux personnes assurées contre certains risques", comportent une clause d'adhésion obligatoire pour les entreprises relevant de leur champ d'application ; qu'au nombre des organismes mentionnés à l'article 1er de la loi n° 89-1009, figurent les "institutions de prévoyance" visées à l'article L. 931-1 du même Code, lesquelles sont des personnes morales de droit privé ayant un but non lucratif, administrées paritairement par les membres adhérents et qui font l'objet d'un agrément du ministre chargé de la sécurité sociale dans les conditions de l'article L. 931-4 ;
Considérant, dès lors, que la désignation par un accord collectif, dans les conditions de l'article L. 911-1 du Code de la sécurité sociale, d'une institution de prévoyance au sens de l'article L. 931-1 pour gérer un régime de prévoyance complémentaire fondé sur le principe de mutualisation des risques est expressément prévue par la loi ; que l'accord litigieux, qui institue un taux de cotisation uniforme pour toutes les entreprises de la branche et comporte une clause d'adhésion obligatoire, entre dans le champ des dispositions de l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale et échappe par là-même, en application des dispositions du 1 de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, aux dispositions de l'article 7 de cette ordonnance ; que la contestation ainsi soulevée n'est pas sérieuse ; que, par suite, le moyen tiré de la violation de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne peut être accueilli ;
Considérant, en second lieu, qu'il résulte des dispositions combinées des articles 8 et 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 que si l'accord litigieux ne saurait être utilement critiqué à raison du droit exclusif qu'il confère aux organismes de prévoyance désignées pour la gestion du régime de prévoyance complémentaire qu'il institue, les clauses de cet accord ne peuvent avoir légalement pour effet de placer ces organismes dans une situation où ils contreviendraient aux dispositions de l'article 8 ; qu'il ressort toutefois des pièces du dossier, comme il a été dit ci-dessus, que l'accord litigieux ne couvre qu'une très faible partie du marché national de la prévoyance complémentaire ; qu'ainsi, à supposer que l'obligation imposée par l'accord litigieux à toutes les entreprises de la branche des cabinets et entreprises d'expertises en automobiles de résilier dans un délai déterminé les contrats de prévoyance complémentaire conclus antérieurement avec d'autres organismes gestionnaires mette les organismes désignés par l'accord en situation d'exploiter de manière abusive leur position dominante, cette situation ne serait pas en infraction avec les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dès lors qu'elle n'affecte pas une partie substantielle du marché national de la prévoyance complémentaire ; que la contestation ainsi soulevée n'est pas sérieuse ; que, par suite, le moyen tiré de la violation de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne peut être accueilli ;
En ce qui concerne la violation de l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale :
Considérant qu'aux termes de l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale : "Lorsque les accords professionnels ou interprofessionnels mentionnés à l'article L. 911-1 prévoient une mutualisation des risques dont ils organisent la couverture (...), ces accords, (...) comportent une clause fixant dans quelles conditions et selon quelle périodicité les modalités d'organisation de la mutualisation des risques peuvent être réexaminées. La périodicité du réexamen ne peut excéder cinq ans. Lorsque les accords mentionnés ci-dessus s'appliquent à une entreprise qui, antérieurement à leur date d'effet, a adhéré ou souscrit un contrat auprès d'un organisme différent de celui prévu pour garantir les mêmes risques à un niveau équivalent, les dispositions du second alinéa de l'article L. 132-23 du Code du travail sont applicables" ; qu'aux termes du second alinéa précité de l'article L. 132-23 : "Dans le cas où des conventions de branche ou des accords professionnels ou interprofessionnels viennent à s'appliquer dans l'entreprise postérieurement à la conclusion de conventions ou accords négociés conformément à la présente section, les dispositions de ces conventions ou accords sont adaptées en conséquence" ;
Considérant que les stipulations des articles 26 et 27 de l'accord du 3 octobre 1997 prévoient que "dans un délai de quatre ans d'application", au vu d'un "bilan" établi par la commission paritaire du régime institué, les signataires dudit accord décident du "changement de l'un quelconque des assureurs ou gestionnaires" ; qu'il résulte de ces stipulations, qui sont claires, que le moyen tiré de ce que l'accord litigieux ne serait pas valide, faute de comporter la clause de réexamen périodique exigée par les dispositions précitées de l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale, manque en fait ;
Considérant, toutefois, qu'aux termes des stipulations de l'article 20-3 de l'accord du 3 octobre 1997, les entreprises entrant dans le champ d'application de la convention collective nationale des cabinets d'expertises en automobiles dont l'une des catégories de leur personnel ou dont l'ensemble de leur personnel bénéficient déjà d'un régime de prévoyance à la date de signature du présent accord, "sont tenues de souscrire les garanties dudit accord auprès de l'organisme de prévoyance désigné à son article 20-2 au plus tard le 1er janvier de l'exercice N + 1 qui suit l'arrêté d'extension" ;
Considérant que la fédération requérante soutient, d'une part, que c'est en méconnaissance du second alinéa de l'article L. 912-1 du Code de la sécurité sociale susmentionné que l'accord du 3 octobre 1997 rend obligatoire aux entreprises ayant déjà souscrit à un régime de prévoyance l'adhésion à l'accord incriminé et, d'autre part, que les dispositions litigieuses de l'article 20-3 précitées ne sont pas divisibles des autres stipulations de l'accord du 3 octobre 1997 ;
Considérant que lorsqu'une contestation sérieuse s'élève sur la validité d'un accord collectif relatif à un régime de retraite ou de prévoyance complémentaire des salariés, la juridiction administrative, compétemment saisie d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre l'arrêté ministériel d'extension ou d'élargissement est, eu égard au caractère de contrat de droit privé que présente l'accord ou l'avenant, tenue de renvoyer à l'autorité judiciaire l'examen de cette question préjudicielle ;
Considérant que le moyen ci-dessus analysé qui commande la solution du litige soumis au Conseil d'Etat soulève une contestation sérieuse ; qu'il y a lieu, dès lors, pour le Conseil d'Etat, de surseoir à statuer sur la requête jusqu'à ce que l'autorité judiciaire se soit prononcée sur la question préjudicielle dont s'agit ;
Sur les conclusions de la Capricel-Prévoyance et du groupe OCIRP tendant à l'application des dispositions de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 :
Considérant qu'en l'état, il n'y a pas lieu pour le Conseil d'Etat, de statuer sur ces conclusions ;
Décide :
Article 1er : Il est sursis à statuer sur la requête de la Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA) dirigée contre l'arrêté du 10 juin 1998 portant extension d'un accord de prévoyance conclu le 3 octobre 1997 dans le cadre de la convention collective nationale des cabinets ou entreprises d'expertises en automobiles, jusqu'à ce que l'autorité judiciaire se soit prononcée sur la question de savoir, d'une part, si l'article 20-3 dudit accord pouvait valablement imposer aux entreprises entrant dans le champ d'application de ladite convention collective dont l'une des catégories de leur personnel ou l'ensemble de leur personnel bénéficiaient déjà d'un régime de prévoyance à la date de signature de l'accord du 3 octobre 1997, de souscrire aux garanties dudit accord auprès de l'organisme de prévoyance désigné à son article 20-2 au plus tard le 1er janvier de l'exercice N + 1 qui suivait l'arrêté d'extension du 10 juin 1998 et, d'autre part, si les dispositions litigieuses de l'article 20-3 précitées sont divisibles des autres stipulations de l'accord du 3 octobre 1997.
Article 2 : La Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA) devra justifier dans le délai de deux mois, à compter de la notification de la présente décision, de sa diligence à saisir de cette question, la juridiction compétente.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la Fédération française des sociétés d'assurances (FFSA), à la Capricel -Prévoyance, au groupe OCIRP, au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie et au ministre de l'emploi et de la solidarité.