CA Paris, 1re ch. H, 6 juin 2000, n° ECOC0000237X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ministre de l'économie, des finances et de l'industrie
Défendeur :
SOCAE Atlantique (Sté), HE Mas (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
Mmes Favre, Marais
Conseiller :
Mme Deurbergue
Avoués :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Narrat-Peytavi
Avocats :
Mes Robin, Saint-Esteben.
Par lettre enregistrée le 5 octobre 1995, le secrétaire d'Etat près le ministre de l'économie, des finances et du plan a saisi le Conseil de la concurrence (ci-après le conseil) de pratiques mises en œuvre lors de la passation de marchés par la ville d'Hendaye pour la construction du bureau du port, de locaux techniques et parkings souterrains situés à la pointe de Sokoburu.
A l'issue de l'instruction, un grief d'entente anticoncurrentielle a été notifié aux sociétés SOCAE-Atlantique et HE Mas.
Cependant, après avoir écarté des débats le procès-verbal de communication de documents en date du 28 juin 1994, celui de déclaration de M. Loulière, directeur régional de la société SOCAE-Atlantique en date du 29 juin 1994, celui de déclaration de M. Simon, responsable de la société HE Mas en date du 10 août 1994 ainsi que celui de déclaration de M. Bestion, ancien cadre de la société SOCAE-Atlantique en date du 4 juillet 1994, en l'absence d'information du déclarant sur l'objet de l'enquête, le conseil, par décision n° 99-D-62 du 19 octobre 1999, a estimé que les seuls éléments régulièrement recueillis étaient insuffisants pour constituer un faisceau d'indices graves, précis et concordants permettant d'apporter la preuve de la mise en œuvre d'une pratique d'entente anticoncurrentielle par les sociétés SOCAE-Atlantique et HE Mas et dit, en conséquence, par application des dispositions de l'article 20 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre la procédure.
Le ministre chargé de l'économie a formé contre cette décision un recours en annulation ou en réformation au soutien duquel il fait valoir que c'est à tort que le conseil a considéré :
- que la régularité des procès-verbaux des 4 juillet et 10 août 1994 devait être contrôlée, sans donner au surplus la base légale motivant ce contrôle, alors que les deux entreprises SOCAE-Atlantique et HE Mas n'en avaient pas contesté la régularité ;
- que, pour les investigations ayant donné lieu aux procès-verbaux établis les 29 juin et 4 juillet dans les locaux de la société SOCAE-Atlantique et le 10 août 1994 dans ceux de la société HE Mas " la preuve que les enquêteurs ont fait connaître clairement aux personnes interrogées l'objet de leur enquête ne peut être rapportée " et " qu'en conséquence ces procès-verbaux doivent être écartés de la procédure " ;
- que le considérant de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 2 mars 1999 sur lequel le conseil s'appuie résumait à lui seul le contrôle effectué par la cour en matière de régularité des procès-verbaux ;
- que la constitution de société en participation, après l'attribution des marchés, pour exécuter les marchés privé et public n'est pas, en elle-même, contraire aux dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986, dès lors qu'elle n'a pas relevé le comportement des deux sociétés, d'où il ressort qu'il n'existe aucune justification à ce rapprochement sinon une connivence pour fausser le jeu de la concurrence ;
- que l'interprétation faite par le commissaire du gouvernement de la nature de l'objet de la SEP, constituée pour l'exécution du marché privé en vue de l'étude et la réalisation éventuelles ultérieures de tous les travaux qui seraient confiés au groupement et reconnus d'un commun accord comme le prolongement du marché précité ne s'appuie sur aucune donnée objective ;
- que les seuls éléments régulièrement recueillis sont insuffisants pour constituer un faisceau d'indices graves, précis et concordants permettant d'apporter la preuve de la mise en œuvre d'une pratique anticoncurrentielle par les sociétés SOCAE-Atlantique et HE Mas à l'occasion du marché public visé par la saisine.
La société SOCAE-Atlantique demande de son côté à la cour :
- de constater, contrairement à ce qu'a retenu le conseil, qu'en application de l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les faits qui lui sont reprochés étant prescrits par le Conseil de la concurrence ne pouvait valablement les examiner ;
- de rejeter comme mal fondé le recours en réformation formé par le ministre chargé de l'économie, dès lors que le conseil a écarté à bon droit les procès-verbaux irréguliers de déclaration et/ou de remise des pièces et que les prétendus indices de pratiques anticoncurrentielles sont dépourvus du caractère de précision, concordance et gravité permettant de démontrer l'existence d'une telle pratique ;
- en conséquence, de " confirmer " en tous points la décision de non-lieu du Conseil de la concurrence du 19 octobre 1999.
La société HE Mas demande à la cour de déclarer le recours du ministre tant irrecevable qu'infondé, en conséquence de le rejeter et de laisser les dépens à la charge de l'Etat.
Le Conseil de la concurrence fait observer, d'une part que les garanties du procès équitable, applicables dès la phase administrative de l'enquête, imposent l'obligation de loyauté de la recherche des preuves, et qu'en conséquence les agents de l'administration sont tenus de faire clairement connaître l'objet de leur enquête, d'autre part que ses décisions devant être conformes au droit, il est tenu de vérifier la régularité des procès-verbaux sur lesquels il est susceptible de fonder une décision de sanction.
Le ministère public a conclu oralement au rejet du recours.
Les parties ont été mises en mesure de répliquer de manière complète à toutes les argumentations avancées, tant lors de l'instruction écrite qu'à l'audience au cours de laquelle le requérant a eu la parole en dernier.
Sur ce, LA COUR :
Sur la recevabilité du recours principal :
Considérant que la société HE Mas ne formule aucun moyen au soutien de sa demande tendant à l'irrecevabilité du recours du ministre ; qu'en conséquence cette prétention ne peut qu'être rejetée ;
Sur le recours incident de la société SOCAE-Atlantique :
Considérant que la société SOCAE-Atlantique demande à la cour de constater que les courriers adressés par le rapporteur n'ont pu avoir pour effet d'interrompre la prescription et qu'en conséquence il est impossible de la poursuivre ;
Qu'ainsi elle forme un recours incident contre la décision du conseil en ce qu'elle a dit que les correspondances adressées aux deux sociétés le 11 mars 1998 et aux services des impôts d'Orthez et de Pau, les 15 avril et 18 mai 1998, dont l'objet était directement en rapport avec le dossier et qui étaient accompagnées de la lettre de saisine dont les termes étaient explicites, ont interrompu la prescription ;
Considérant cependant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 6 du décret n° 87-879 du 19 octobre 1987 le recours incident est formé selon les modalités prévues à l'article 2 et est dénoncé, dans les conditions prévues à l'article 4, aux demandeurs au recours à titre principal;
Considérant, en l'espèce, que le recours incident de la société SOCAE-Atlantique n'a pas été formé par une déclaration écrite déposée contre récépissé au greffe de la cour d'appel; qu'il est en conséquence irrecevable;
Sur la demande d'annulation :
Considérant, en premier lieu, que le ministre fait valoir que le conseil a excédé ses pouvoirs en vérifiant la régularité, non soumise au contradictoire, du procès-verbal de déclaration de M. Bestion, responsable d'études à la SOCAE-Atlantique, en date du 14 juillet 1994, ainsi que le procès-verbal de déclaration de M. Simon, responsable de la société HE Mas, en date du 10 août 1994, et en exerçant, pour les autres procès-verbaux dont il a vérifié la régularité, un contrôle dépassant les demandes des parties ;
Mais considérant que le rapporteur, dans son rapport (page 10) avait expressément relevé que " la rédaction du procès-verbal de déclaration de M. Simon, directeur régional de la société HE Mas, en date du 10 août 1994 ne permet pas de s'assurer que cette personne a eu connaissance de l'objet de l'enquête et a été en mesure d'apprécier la portée de ses déclarations ;qu'il convenait, de ce fait, d'écarter ce procès-verbal de la procédure " ;
Que, dans son mémoire en réplique, la société HE Mas approuvait la conclusion du rapporteur en sollicitant, à son tour, l'abandon pur et simple du grief et sa mise hors de cause ;
Que la société SOCAE-Atlantique indique, sans être contredite, avoir, connaissance prise des observations du commissaire du Gouvernement, soulevé oralement en séance l'irrégularité de l'ensemble des procès-verbaux concernés, ce qui englobe nécessairement celui du 4 juillet 1994 ;
Qu'ainsi le conseil était saisi de la régularité de l'ensemble des procès-verbaux pouvant servir à l'établissement de la pratique anticoncurrentielle notifiée ;que cette question avait préalablement été soumise à la contradiction ;
Qu'en conséquence le moyen invoqué manque en fait ;
Considérant, en deuxième lieu, que le requérant soutient que le conseil a écarté à tort les procès-verbaux en date des 28 juin, 29 juin, 10 août et 4 juillet 1994 dès lors que, pour chacun d'eux, il existe des éléments propres à démontrer l'indication de l'objet de l'enquête par un élément extrinsèque à l'acte ;
Considérant que l'article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales impose que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décide du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ;
Considérant que sont assimilées à une accusation en matière pénale les poursuites engagées en vue de sanctions pécuniaires ayant le caractère d'une punition prononcée par une autorité administrative, telles celles que peut infliger le conseil ; que, dès lors, dans l'exercice de son pouvoir de sanction, cette autorité est tenue de veiller au respect des garanties ci-dessus énoncées ; qu'il lui appartient également de veiller au respect de l'obligation de loyauté qui doit présider à la recherche de la preuve, telle qu'exprimée à l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui garantit le droit de toute personne à ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s'avouer coupable, la circonstance que l'enquête administrative préalable ne soit pas soumise aux exigences de la contradiction ne devant pas conduire les personnes entendues à faire, dans l'ignorance de l'objet de l'enquête, des déclarations sur la portée desquelles elles pourraient se méprendre ;
Considérant que cette obligation de loyauté impose aux agents de l'administration de faire clairement connaître l'étendue et l'objet de leur enquête ; qu'il appartient à l'administration de démontrer qu'elle a rempli cette obligation et qu'à défaut, les déclarations recueillies dans des conditions déloyales doivent être écartées des débats sans que la partie intéressée ait à démontrer l'existence d'un préjudice particulier, les dispositions du nouveau Code de procédure civile, et notamment celles prévues par l'article 112, étant inapplicables devant le Conseil de la concurrence ;
Considérant, en l'espèce, que les procès-verbaux écartés par le conseil n'indiquent ni l'objet de l'enquête ni la référence au titre III de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que la seule mention que " les enquêteurs sont habilités à procéder aux enquêtes nécessaires à l'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence et qu'ils agissent dans les conditions prévues par l'article 47 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 " ne permet en aucune façon d'établir que les personnes ont été prévenues que leurs déclarations s'inscrivaient dans la recherche d'éventuelles pratiques anticoncurrentielles ; que la preuve de cette indication, qui doit être préalable aux déclarations, ne résulte pas plus de la lettre adressée le 17 mars 1998 au rapporteur au Conseil de la concurrence par M. Simon, dont les propos sont reproduits au procès-verbal du 10 août 1994, dès lors que ce courrier ne comporte aucune précision sur les circonstances dans lesquelles l'enquête a été diligentée ;
Que c'est donc à juste titre que les procès-verbaux litigieux ont été écartés du dossier par le Conseil de la concurrence ;
Considérant, en troisième lieu, que le ministre de l'économie prétend qu'il existe un faisceau d'indices, de nature et de valeur probante différentes, qui établissent l'existence d'une entente anticoncurrentielle lors du marché public pour la construction de locaux publics dans le cadre de l'aménagement du port de plaisance de Sokoburu ;
Qu'il retient, comme premier indice, l'existence d'une société en participation, constituée le 2 décembre 1991, soit antérieurement à la publication de l'appel d'offres pour le marché public, laquelle avait organisé la répartition du marché public entre les sociétés HE Max et SOCAE-Atlantique, puis, comme second indice, la constitution d'un groupement momentané d'entreprises dont l'objet était l'exécution et la durée du chantier port de plaisance à Hendaye sans distinction selon la nature publique ou privée desdits marchés ; qu'il fait encore état " d'anomalies " dans l'offre de la société SOCAE-Atlantique (absence de devis quantitatif estimatif) ainsi que d'identités ou de similitudes de prix dans les offres des entreprises mises en cause ;
Mais considérant que l'existence d'une société en participation ne saurait constituer, par elle-même, un indice d'entente illicite ;
Que si l'article 2 de l'acte du 2 décembre 1991 mentionne que HE Mas et SOCAE se groupent " afin de réaliser pour le compte de la SCI Perspectives Courrèges les travaux définis par les pièces du marché du lot n° 1 gros-œuvre ainsi que les travaux qui pourraient être confiés au groupement par extension du marché initial, ou par apport par l'une des entreprises, d'ouvrages complémentaires ", rien ne permet d'en déduire, comme le soutient le ministre, que cet article visait en réalité les travaux réalisés pour le compte de la mairie d'Hendaye, dans le cadre du marché public, alors que, à l'origine, il n'était pas question d'un tel marché ;
Qu'aucun des autres documents visés par le requérant, ne vient démontrer, de façon précise et concrète, l'existence d'un accord de répartition à parts égales du marché public, préalablement au dépôt des offres ; que les documents des 25 octobre 1991, 19 et 28 octobre 1992 s'inscrivent dans le cadre de la réalisation du marché privé comprenant dès le départ les travaux de partie du parking public et de la capitainerie, sans aucune référence à un quelconque marché public, qui n'a fait l'objet d'un avis d'appel d'offres qu'au bulletin officiel des annonces des marchés publics du 8 novembre 1992 ;
Considérant, de la même manière, que le groupement momentané d'entreprises, constitué le 17 janvier 1992 entre les sociétés HE Mas et SOCAE , avait pour objet la construction d'un ensemble immobilier à usage de logements, commerce et activités, parkings, pour le compte de la SCI Les Perspectives Courrèges, port d'Hendaye ; que si certains des travaux visés dans la répartition concernaient la partie publique, cela s'explique par le fait que cette partie était comprise à l'origine dans le marché privé de la SCI Perspectives Courrèges ; que rien ne permet en revanche de dire que ce groupement avait pour objet la répartition des travaux, objet du marché public ouvert en novembre 1992 ;
Considérant, enfin, ainsi que l'a retenu le rapporteur dans son rapport, que les sociétés HE Mas et SOCAE-Atlantique, engagées ensemble dans les travaux du marché privé, partageaient le même bureau, le même téléphone et le télécopieur et que, dans ces conditions tout à fait particulières, a pu prendre connaissance des estimations communiquées à la société HE Mas par les entreprises de corps d'état secondaires sans pour autant se les faire communiquer par l'entreprise Mas elle-même ;
Que s'il paraît anormal et injustifié que l'offre déposée par la société SOCAE-Atlantique ne soit pas accompagnée d'un devis quantitatif estimatif, cet élément ne peut, à lui seul, démontrer l'existence d'une action concertée entre les sociétés HE Mas et SOCAE-Atlantique ayant pour objet et ayant eu pour effet de tromper le maître de l'ouvrage sur la réalité des offres ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le conseil a à juste titre retenu que la preuve d'une entente anticoncurrentielle entre les sociétés SOCAE-Atlantique et HE Mas n'était pas démontrée et a, faisant application des dispositions de l'article 20 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, dit n'y avoir lieu de poursuivre la procédure ;
Que le recours formé à l'encontre de la décision n° 99-D-62 du 19 octobre 1999 doit en conséquence être rejeté ;
Par ces motifs : Dit irrecevable le recours incident formé par la société SOCAE-Atlantique ; Rejette le recours principal formé par le ministre de l'économie ; Laisse les dépens à la charge du Trésor public.