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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 9 novembre 2000, n° 1998-19395

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Marley (SA)

Défendeur :

Rolex France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Main

Conseillers :

M. Faucher, Mme Riffault

Avoués :

SCP Monin, SCP Duboscq-Pellerin

Avocats :

Mes Bourla, Paquet.

T. com. Paris, du 15 juin 1998

15 juin 1998

LA COUR est saisie de l'appel formé par la société Marley contre un jugement contradictoire rendu le 15 juin 1998 par le Tribunal de commerce de Paris, qui dans un litige portant sur le refus de la société Rolex France (ci-après société Rolex) d'agréer la société Marley comme distributeur,

- a débouté la société Marley de toutes ses demandes,

- a donné acte à la société Rolex de ce qu'elle considère valide son contrat de distribution sélective et de ce qu'elle ne s'est livrée à aucune discrimination particulière à l'encontre de la société Marley,

- a condamné la société Marley à payer à la société Rolex 10 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive, 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

- a débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraire et dit n'y avoir lieu à exécution provisoire,

- a condamné la société Marley aux dépens.

La société Marley, appelante, expose que la société Rolex refuse systématiquement de l'agréer comme distributeur depuis plus de huit ans, et n'a pas daigné répondre à une demande adressée par lettre recommandée avec accusé de réception du 18 décembre 1992 renouvelée le 25 février 1994 et le 6 novembre 1995, ni à une sommation interpellative du 30 juillet 1993, alors qu'exploitant une joaillerie-horlogerie de luxe rue de la Paix à Paris, elle-même remplit les critères qualitatifs exigés par la société Rolex et que cette dernière a agréé entre-temps d'autres candidats qui ne justifiaient pas de la même antériorité.

Elle reproche aux premiers juges d'avoir méconnu le sens et la portée de la réforme du 1er juillet 1996 abrogeant l'interdiction du refus de vente entre professionnels, et soutient que le réseau de distribution mis en place par la société Rolex est illicite au regard du droit communautaire comme des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; elle fait valoir en effet que la clause figurant à l'article III-2 des accords de distribution, relative aux " possibilités locales de vente " est d'une application discriminatoire et subjective, puisque la zone d'achalandage où elle-même se situerait n'est ni déterminée ni déterminable.

Elle soutient que la société Rolex applique en outre de manière discriminatoire ses critères de sélection quantitative, en sélectionnant de manière totalement arbitraire les candidatures et en accordant un agrément automatique à un autre candidat, au mépris de ses propres accords de distribution.

Elle demande à la cour

- d'infirmer la décision entreprise, et statuant à nouveau

- de dire que la clause relative aux possibilités locales de vente contenue dans les accords de distribution Rolex est illicite et ne peut lui être opposée,

- de dire que le refus d'agrément qui lui est opposé par la société Rolex est discriminatoire et qu'elle a violé ses propres accords de distribution, les pratiques de la société Rolex étant constitutives d'ententes prohibées au sens de l'ordonnance du 1er décembre 1986,

- de dire l'appelante bien fondée à solliciter sur le fondement de l'article 1382 du Code civil l'agrément de l'établissement qu'elle exploite,

- d'enjoindre à la société Rolex de procéder à cet agrément sous astreinte de 5 000 F par jour de retard à compter de la décision à intervenir,

- de dire que les agissements de la société Rolex lui ont causé un préjudice considérable et de la condamner à lui verser 6 319 178,10 F de dommages-intérêts du fait de la perte de chance de gains et de l'atteinte à sa réputation commerciale qui en sont résultées,

- de condamner la société Rolex à lui payer 25 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

La société Rolex, intimée, appelante incidente, réplique qu'elle est le distributeur exclusif sur le territoire français métropolitain des montres Rolex fabriquées en Suisse par la société Montres Rolex SA, et qu'elle commercialise ces montres uniquement par l'intermédiaire d'un réseau de distribution sélective dont les membres sont des distributeurs indépendants signataires de son contrat dénommé " Accords de distribution Rolex pour le commerce de détail spécialisé dans le marché commun ".

Elle déclare que lors d'un rendez-vous avec le dirigeant de la société Marley, Maurice Adda, il a été indiqué à ce dernier que les projets de développement de la société Rolex France ne prévoyaient pas dans l'immédiat l'agrément d'un nouveau point de vente dans la zone de chalandise où est située sa boutique 19 rue de la Paix à Paris, les mêmes explications ayant été réitérées à plusieurs reprises en raison de l'insistance de ce candidat.

Elle relève que l'article 36-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 sanctionnant le refus de vente entre professionnels a été abrogé par la loi du 1er juillet 1996, et que la société Marley à qui incombe désormais la charge de la preuve des griefs qu'elle invoque, n'en justifie pas. Elle ajoute que le règlement n° 2790-1999 adopté le 22 décembre 1999 par la Commission européenne, directement applicable sur le territoire français depuis le 1er juin 2000, a créé une exemption pour l'ensemble des accords verticaux de distribution, et donc notamment pour les accords de distribution sélective, aux règles prévues par l'article 81 paragraphe 1 du traité relatif aux ententes illicites qui bénéficient désormais d'une présomption de légitimité pour autant que l'accord ne prévoie aucune des restrictions mentionnées à l'article 4 du règlement, ce qui est le cas en l'espèce.

Elle déclare que la société Marley n'apporte pas la preuve d'une atteinte au libre jeu de la concurrence sur le marché concerné et se contente de procéder par simples affirmations, ajoute que son contrat de distribution sélective a été reconnu licite par la jurisprudence et observe que la société Marley ne verse aux débats aucune pièce justifiant qu'elle satisfait aux critères qualitatifs de sélection Rolex.

Elle demande à la cour

- de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a débouté la société Marley de toutes ses demandes, et statuant à nouveau,

- de condamner la société Marley à lui payer 100 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive, 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens,

Considérant que la société Marley qui exploite 19 rue de la Paix à Paris, un commerce de joaillerie-horlogerie, fait grief à la société Rolex France d'avoir opposé un refus constant à ses demandes d'agrément depuis 1992 alors qu'elle a agréé dans le même temps à Paris deux autres candidats ne justifiant pas selon l'appelante de la même antériorité ; que la société Marley fait valoir que la clause contenue à l'article III-2 des accords de distribution Rolex sur laquelle elle fonde son refus, est illicite, les zones de chalandise visées étant impossible à localiser, et ajoute que cette clause fait l'objet d'une application discriminatoire par le fournisseur ;

Considérant que par courrier du 26 avril 1994, la société Rolex a fait connaître à la société Marley qu'elle s'estimait suffisamment représentée et distribuée dans le secteur concerné, ajoutant qu'il n'était pas dans ses intentions d'agréer un nouveau point de vente dans ce secteur et que l'agrément donné à la société Dubail s'expliquait par la nécessité pour la marque d'être représentée Place Vendôme, et donc remplacer la Maison Chaumet dont l'agrément était retiré ;

Que par lettre du 10 janvier 1996, la société Rolex a confirmé à nouveau à la société Marley qu'elle prenait bonne note de sa candidature, ajoutant qu'elle n'envisageait pas à l'heure actuelle d'agréer un nouveau point de vente dans cette zone d'achalandage et qu'elle reprendrait contact avec la société Marley pour étudier sa demande d'agrément au regard de ses critères qualitatifs de sélection lorsque la situation évoluerait ;

Que la société Rolex ne conteste pas avoir donné un autre agrément à la société Dubail pour une boutique située rue François 1er à Paris, et déclare qu'il s'agit d'une zone de chalandise distincte ;

Considérant que selon les Accords de distribution Rolex, " la société Rolex ne livre des produits Rolex qu'aux établissements commerciaux spécialisés dont elle a préalablement vérifié la qualification professionnelle selon les critères du commerce spécialisé énoncés à l'article III " ;

Considérant que selon cet article, intitulé " Critères du commerce spécialisé : sélection ",

" 1. Pour la vente des produits Rolex, la qualité de commerçant spécialisé suppose :

a) un établissement de vente au détail ayant une situation privilégiée et un matériel d'exploitation représentatif, spécialisé dans la vente des montres, seule ou en liaison avec celle des pierres précieuses et des bijoux, et accessible à quiconque aux heures d'ouverture habituelle,

b) des possibilités suffisantes d'exposition représentative et de présentation des produits Rolex dans des emplacements de vente et des vitrines bien tenus,

c) un personnel de vente ayant reçu une formation, possédant des connaissances techniques suffisantes pour conseiller le client et lui fournir un service approprié,

d) un atelier avec un personnel ayant reçu une formation d'horloger spécialiste, garantissant l'exécution dans des conditions convenables et dans les délais fixés de toute prestation éventuelle relative à la garantie et au service après-vente.

2. La société Rolex procède à la sélection nécessaire parmi les nombreux établissements spécialisés existants, compte tenu des possibilités locales de vente des produits Rolex " ;

Qu'ainsi le système de distribution mis en place par la société Rolex comporte des critères de sélection qualitatifs et quantitatifs, seul le critère quantitatif étant contesté par la société Marley devant la cour ;

Considérant que le règlement n° 2790-1999 concernant l'application de l'article 81 paragraphe 3 du traité instituant la Communauté européenne à des catégories d'accords ou de pratiques concertées, adopté par la Commission européenne le 22 décembre 1999 et directement applicable sur le territoire français depuis le 1er juin 2000, crée une exemption pour l'ensemble des accords verticaux de distribution de biens ou de services, et notamment pour les contrats de distribution sélective aux interdictions prévues par l'article 81, pour autant que le fournisseur ne détienne pas plus de 30 % des parts du marché et que ces accords ne contiennent aucune des clauses restrictives visées par les articles 4 et 5 du règlement ;

Considérant qu'il résulte d'une décision du Conseil de la concurrence confirmée par un arrêt de cette cour du 9 décembre 1997, versé aux débats, que la part détenue par la société Rolex dans le sous-segment haut du marché des montres de luxe est d'environ 14 % ; qu'elle est dès lors bien fondée à se prévaloir des dispositions de ce règlement ;

Que la clause quantitative adoptée par la société Rolex pour organiser son réseau de distribution, qui n'est pas visée par les articles 4 et 5 du règlement n° 2790-1999 relatifs aux cas dans lesquels le bénéfice de l'exemption est retiré totalement ou partiellement à ces accords, n'est pas illicite en soi au regard de ces articles ;

Mais considérant que selon son article 1er d), ce règlement définit la distribution sélective comme " un système de distribution par lequel les fournisseurs sélectionnent leurs distributeurs sur la base de critères définis " ; que ces critères doivent être objectifs, fixés de manière uniforme à l'égard de tous les revendeurs potentiels et appliqués de manière non discriminatoire ;

Qu'en l'espèce, le critère des " possibilités locales de vente des produits Rolex ", non autrement définies, n'est pas en soi suffisamment précis pour en garantir une application objective ; que la société Rolex, qui soutient que la clause contestée est ipso facto licite et se contente de produire la liste de ses distributeurs officiels à Paris, ne justifie d'aucune définition objective des zones de chalandise ni des méthodes adoptées pour respecter l'antériorité des demandes selon la zone concernée ; que les distributeurs qui souhaiteraient intégrer le réseau ne peuvent de ce fait apprécier la portée du critère imposé ;

Qu'il convient en conséquence de constater l'illicéité de la clause quantitative figurant à l'article III-2 des Accords de distribution Rolex, relative à la sélection des candidatures par la société Rolex compte tenu des possibilités locales de vente des produits Rolex, comme ne constituant pas un critère objectif de sélection des distributeurs;

Considérant que la société Marley, qui soutient en outre que les pratiques de la société Rolex sont constitutives d'ententes prohibées au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et que la société Rolex a violé ses propres accords de distribution, n'en justifie pas ; que l'appelante ne saurait fonder ces griefs sur les dispositions de l'article 36-2 de la même ordonnance relatives au délit civil de refus de vente entre professionnels, abrogées par la loi du 1er juillet 1996 ;

Considérant que la société Marley demande enfin à la cour de dire que le refus d'agrément qui lui est opposé est discriminatoire, et d'enjoindre à la société Rolex de procéder à cet agrément sous astreinte ; que la société Rolex fait valoir que l'appelante ne justifie pas qu'elle satisfait aux critères qualitatifs prévus par ses accords de distribution ;

Considérant qu'il n'appartient pas à la cour de porter atteinte à la liberté de contracter des parties, ni d'enjoindre à une partie de contracter avec une autre ; qu'il y a lieu de relever que les refus opposés par la société Rolex à la candidature de la société Marley ont été fondés uniquement sur le critère quantitatif, puisque l'intimée précisait dans ses courriers qu'elle " reprendrait contact avec la société Marley pour étudier sa demande d'agrément au regard de ses critères qualitatifs lorsque la situation évoluerait ", l'examen par la société Rolex de la demande d'agrément au regard des autres critères de sélection n'ayant pas eu lieu ;

Considérant que ces refus fondés sur un critère illicite ont fait grief à la société Marley, qui a été privée de la perte d'une chance de voir sa candidature examinée ; qu'il n'appartient pas davantage à la cour d'examiner la demande d'agrément au regard des autres critères stipulés dans les Accords de distribution Rolex, aucune décision n'ayant été prise à ce jour par la société Rolex, sur laquelle pourrait être exercée ce contrôle ;

Qu'il convient d'allouer à la société Marley une réparation du préjudice qu'elle a subi du fait de cette perte de chance, par l'allocation de dommages-intérêts dont la cour a les éléments suffisants pour fixer le montant à 50 000 F ;

Considérant qu'il convient d'infirmer la décision entreprise ;

Considérant qu'il n'est justifié d'aucun abus de procédure ; qu'il est équitable que la société Marley soit indemnisée de ses frais irrépétibles ;

Par ces motifs : Infirme la décision entreprise, en toutes ses dispositions, et statuant à nouveau, Déboute la société Rolex de toutes ses demandes, La condamne à payer à la société Marley 50 000 F de dommages-intérêts, Déboute la société Marley de toutes ses autres demandes, Condamne la société Rolex à payer à la société Marley 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, pour ses frais irrépétibles de première instance et d'appel, Condamne la société Rolex aux dépens de premières instance et d'appel, Admet la SCP Monin, avoué, à bénéficier des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.