Conseil Conc., 6 décembre 1988, n° 88-D-47
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques de la société Philips électronique domestique
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré en section I sur le rapport de M. Guy Charrier dans sa séance du 6 décembre 1988 où siégeaient : M. Béteille, vice-président, présidant ; MM. Bon, Flécheux, Fries, Mme Lorenceau ; MM. Martin Laprade, Schmidt, membres.
Le Conseil de la concurrence,
Vu les lettres de saisine enregistrées le 17 février 1987 et le 16 mars 1987 par lesquelles l'entreprise Jean Chapelle a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques de la société Philips électronique domestique ; Vu les ordonnances n° 45-1483 et n° 45-1484 du 30 juin 1945, modifiées relatives respectivement aux prix et à la constatation, la poursuite et la répression des infractions à la législation économique ; Vu la loi n° 63-628 du 2 juillet 1963 portant maintien de la stabilité économique et financière ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application ; Vu la décision du Conseil de la concurrence n° 87-MC-01 du 25 mars 1987 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par l'entreprise Jean Chapelle à l'encontre de la société Philips électronique domestique pour les mêmes faits ; Vu les observations écrites présentées par les parties ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les parties entendus, Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après exposées.
I. - Constatations
A. - Les caractéristiques du marché
Les produits évoqués dans la présente procédure sont les lecteurs de disques compacts à rayon laser ou "platines laser ".
Ce marché est caractérisé par une forte progression en volume et une diminution sensible des prix des appareils durant les dernières années, en particulier en 1986 et 1987. Le marché est partagé entre de nombreux fabricants et importateurs, mais il est dominé par les entreprises du groupe Philips et par la société Sony, "inventeurs" du système, et par la société Yamaha.
En 1987, la société Philips électronique domestique (Philips ED) détenait 23 p. 100 du marché des "platines laser" ; la marque a une position particulièrement forte dans le bas de gamme, c'est-à-dire pour les produits pour lesquels des refus de vente sont allégués par la partie saisissante.
Les fabricants et importateurs distribuent leurs produits par l'intermédiaire de revendeurs spécialisés, de grandes surfaces, de grands magasins et de revendeurs traditionnels. La société Philips ED distribue ses appareils par ces différents canaux sans pratiquer une distribution sélective.
L'entreprise Jean Chapelle est un revendeur dont le magasin est situé, au 131, rue de Rennes à Paris. Ce magasin, dont l'enseigne est "Jean Chapelle ", vend au détail essentiellement des téléviseurs, des appareils audio et vidéo, et des appareils de haute fidélité dont des "platines laser ". Il ne distribue que des marques de forte notoriété, dont Philips, et pratique une politique de marge réduite.
La part des produits Philips vendus par le magasin de la rue de Rennes, entre le mois de mars 1986 et le mois de mars 1987, s'élevait à 29 p. 100 du chiffre d'affaires de l'entreprise Jean Chapelle. Pendant la même période, à titre de comparaison, les parts de Sony et de Yamaha représentaient 49 p. 100 et 22 p. 100 des ventes de l'entreprise.
L'instruction du dossier a fait apparaître qu'entre le mois de mars 1986 et la fin de l'année 1987, l'entreprise Jean Chapelle ne s'est approvisionnée qu'en faible part en " platines laser" auprès de la société Philips ED ; les marchandises ont été acquises auprès de Semavem, société dont le gérant est aussi M. Jean Chapelle, et auprès d'un grossiste installé en Belgique, la société Odiac. Ainsi, du mois de mars 1986 au mois de mars 1987, 569 appareils provenaient de la source d'approvisionnement belge ; pour le reste de l'année 1987, il en était de même de 323 appareils.
B. - Les pratiques
M. Jean Chapelle allègue dans ses lettres de saisine des refus de vente pour des commandes passées aux mois d'octobre, novembre, décembre 1986 et aux mois de février et mars 1987.
De fait, les pièces du dossier font apparaître des commandes de la part de l'entreprise Jean Chapelle auprès de la société Philips qui n'ont pas été suivies des livraisons correspondantes, ce qui s'explique par les mauvaises relations entre les parties, en conflit sur l'interprétation et l'application des conditions de vente de la société Philips ED. De la correspondance échangée durant les années 1986 et 1987, il ressort que M. Chapelle soumettait la passation de ses commandes au respect de sa propre interprétation des conditions de vente et de l'application des ristournes et remises auxquelles il prétendait avoir droit, tandis que la société Philips ED arguait de la mauvaise foi du demandeur pour refuser les livraisons et confirmait les termes de ses conditions.
La société Philips a diffusé en 1986 et 1987 un document intitulé " conditions générales de vente et de service des appareils électroniques domestiques Philips ".
L'une des dispositions de ces conditions stipule dans la rubrique facturation :
"Le paiement des ristournes éventuelles s'effectue sous forme d'avoir ; il est subordonné au règlement de toutes les factures à échéance et au respect de la réglementation économique et de la concurrence."
La société Philips ED a présenté également en 1986 et 1987 à sa clientèle de revendeurs un document spécifique aux "platines laser ", produits concernés par la procédure, intitulé " Engagement hifi laser ".
L'engagement prévoyait les conditions d'octroi des remises. Il comportait les précisions suivantes :
"Vous bénéficierez éventuellement d'une ristourne dont le reversement est subordonné
"Au respect de la réglementation économique et de la concurrence, notamment :
"- des dispositions légales relatives à la publicité et à l'affichage des prix
"- des obligations, imposées par la réglementation relative à la disponibilité des matériels
"- de la loi interdisant la vente à perte
"- des textes qui condamnent la politique de prix d'appel
"- des règles d'une concurrence loyale.
"La ristourne de fin d'exercice et ses avances ne seront en conséquence définitivement acquises qu'à l'expiration de l'année contractuelle. "
La totalité de ces ristournes, selon les chiffres d'affaires réalisés et leur progression par rapport à l'exercice précédent, s'élevait entre 12 et 18 p. 100.
Par ailleurs, la société Philips ED a conclu à la même période, avec des revendeurs qui assuraient certains services, des contrats de coopération donnant droit à des remises de 4 à 8 p. 100 subordonnées à l'acceptation des clauses des conditions générales de vente.
En outre, des remises promotionnelles et un escompte pour paiement comptant étaient attribués indépendamment des clauses des conditions générales de vente et des engagements.
Une enquête administrative effectuée du 20 au 24 octobre 1986, portant sur un échantillon représentatif de points de vente de la région parisienne, a révélé une quasi-identité des prix de revente des "platines laser" Philips proches du tarif de base du fournisseur.
II- A la lumière des constatations qui précèdent, le Conseil de la concurrence
Sur la procédure :
Considérant que la société Philips ED émet des réserves à l'égard de la procédure au motif que le rapporteur n'a pas procédé à son audition alors qu'il avait entendu la partie saisissante ;
Considérant que la société Philips ED a été en mesure de présenter en temps utile, et a d'ailleurs présenté, ses observations sur les griefs et le rapport ; qu'ainsi, la société Philips ED n'est pas fondée à prétendre que les droits des parties n'auraient pas été respectés ;
Sur la dépendance de l'entreprise Jean Chapelle vis-à-vis de la société Philips ED :
Considérant que la dépendance économique d'un revendeur vis-à-vis d'un fabricant ou d'un importateur s'apprécie notamment au regard de la possibilité qu'il détient d'acquérir des produits auprès d'autres fournisseurs, installés à l'intérieur ou en dehors du territoire national, lorsque ces autres sources d'approvisionnement sont équivalentes et praticables ou se sont révélées telles dans un passé récent;
Considérant que l'entreprise Jean Chapelle a pu s'approvisionner en quantités significatives de "platines laser" Philips auprès d'un grossiste belge, la société Odiac, et auprès de la société Semavem à Valence (Drôme), pendant la période considérée; que, dans ces conditions, l'entreprise Jean Chapelle ne se trouvait pas en situation de dépendance économique vis-à-vis de la société Philips ED au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Sur l'application de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :
Considérant que les faits constatés, qui portent sur une période s'étendant du mois de mars 1986 au mois de décembre 1987, sont antérieurs et postérieurs au 1er décembre 1986 ; qu'il y a donc lieu de les qualifier sur les fondements respectifs de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant qu'en ce qui concerne les refus de vente allégués, l'instruction n'a révélé aucun élément précis permettant de conclure à l'existence d'une action concertée entre la société Philips ED et d'autres revendeurs pour écarter l'entreprise Jean Chapelle du marché en cause ;
Mais considérant que les conditions de vente et les engagements présentés à ses clients par la société Philips ED sont acceptés explicitement ou tacitement par les revendeurs lors de la passation des commandes, et constituent en tant que tels, entre le fournisseur et les membres de son réseau de distribution, des conventions susceptibles d'affecter la concurrence sur le marché en cause et d'entrer dans le champ d'application de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que les "conditions générales de vente et de service des appareils électroniques domestiques Philips" et l'" engagement hifi et laser" comportaient une clause subordonnant les ristournes au respect par les revendeurs de la réglementation économique et de la concurrence, et notamment de la législation sur la revente à perte ;
Considérant qu'ainsi, la société Philips ED se réservait la possibilité de supprimer toutes les ristournes auxquelles un revendeur pouvait prétendre au titre de son activité pendant un exercice si elle estimait qu'il avait pratiqué à un moment quelconque de celui-ci une revente à perte ; que dès lors, les ristournes consenties par Philips ED à ses distributeurs ne pouvaient être acquises avant l'issue de l'exercice ;
Considérant que par le jeu de ces dispositions, les distributeurs de la société Philips ED ne pouvaient bénéficier des ristournes prévues dans les conditions générales de vente et l'" engagement hifi et laser" de cette société qu'à la condition de ne pas en tenir compte pour l'établissement de leur prix minimum de revente pendant la durée de l'exercice, et de ne pas les répercuter au profit des consommateurs ; qu'en effet, à défaut de respecter cette condition, ils se seraient trouvés nécessairement en infraction avec les dispositions prohibant la revente à perte, puisque, pour établir leurs prix, ils auraient déduit de leurs prix d'achat des ristournes dont le principe n'était pas encore acquis au moment de la revente et que, par voie de conséquence, la société Philips ED leur aurait supprimé le bénéfice des ristournes ;
Considérant que, dès lors, ces dispositions avaient inévitablement pour effet de limiter la liberté commerciale des revendeurs et de restreindre la concurrence entre eux en leur imposant un prix minimum de revente artificiel, égal au prix de base du fournisseur, diminué, le cas échéant, des seules remises accordées au titre des promotions et de l'escompte pour paiement comptant ; que d'ailleurs, les relevés effectués au mois d'octobre 1986 par l'administration sur les prix pratiqués par les revendeurs de la région parisienne ont montré que ces revendeurs respectaient le prix minimum dans les conditions précédemment décrites ;
Considérant, d'une part, que la société Philips ED fait valoir que les remises accordées en application des contrats de coopération pouvaient être déduites de son prix de base par le revendeur ;
Mais considérant que les stipulations de ces contrats étant elles-mêmes subordonnées au respect des conditions générales de vente, les remises prévues étaient donc susceptibles d'être supprimées dans les mêmes conditions que les ristournes ;
Considérant, d'autre part, que la société Philips ED fait également valoir qu'un revendeur pouvait être exempté de l'interdiction de revente à perte par application des exceptions d'alignement prévues par le paragraphe 2 de l'article 1er de la loi du 2 juillet 1963 susvisée ;
Mais considérant que, même si une telle possibilité était offerte à ceux des revendeurs qui se seraient trouvés dans les conditions requises, le dispositif mis en place par la société Philips ED conservait les effets décrits pour les autres revendeurs ;
Considérant que Philips ED allègue que l'administration aurait donné son accord aux dispositions contractuelles sus-analysées et invoque, à l'appui de cette allégation, une lettre qui lui a été adressée par le directeur général de la concurrence et de la consommation le 13 mai 1981 ; que cependant, le fait que l'administration aurait approuvé une convention pouvant avoir pour effet de limiter la concurrence ne saurait faire échapper celle-ci aux dispositions des articles 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'en outre, la lettre du 13 mai 1981 ne saurait être comprise comme la manifestation d'un accord de l'administration sur les conditions de Philips ED ;
Considérant que la société Philips ED fait encore valoir qu'en janvier 1988, postérieurement à la saisine du Conseil de la concurrence, elle aurait éliminé les clauses précitées de ses " conditions générales de vente et de service des appareils domestiques Philips" et de l'"engagement hifi et laser" ; qu'une telle circonstance, à la supposer établie, serait sans influence sur le fait que ces clauses, prohibées par les dispositions de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et par celles de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ont figuré dans lesdits documents pendant plusieurs années ;
Considérant qu'il n'est ni établi, ni même allégué que le dispositif mis en œuvre par la société Philips ED ait été la conséquence inéluctable de l'application d'un texte législatif ou réglementaire ou qu'il ait contribué au progrès économique ;
Considérant, enfin, que d'éventuels comportements ilIicites passés de revendeurs ne peuvent d'avantage justifier l'instauration d'un système de conditions de vente contraire aux dispositions légales ;
Sur les suites à donner :
Considérant qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,
Décide :
Article 1er - Il est infligé à la société Philips ED une sanction pécuniaire de 1 000 000 F.
Article 2 - Dans un délai maximum de trois mois à compter de la date de la notification de la présente décision, le texte intégral de cette décision sera publié, aux frais de la société Philips ED, dans Les Échos, ainsi que dans les revues Libre-service Actualités, Le Haut-Parleur.