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Décisions

CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 27 janvier 2000, n° 9294-96

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Sintel (SA)

Défendeur :

Lotus (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Assié

Conseillers :

Mme Laporte, M. Fedou

Avoués :

SCP Fievet Rochette Lafon, SCP Keime & Guttin

Avocats :

SCP Poubeau Calendo, Me Chartier.

T. com. Versailles, du 25 sept. 1996

25 septembre 1996

Faits et procédure

La société Lotus Développement, ci-après dénommée Lotus, développe et commercialise des logiciels informatiques et des services connexes par intermédiaire de grossistes qui revendent ces produits à des détaillants ou à des utilisateurs.

En 1993, la société Lotus a conclu un contrat de distribution avec la société Sintel par lequel cette dernière s'engageait à commercialiser les produits informatiques Lotus et plus particulièrement deux logiciels CC Mail et Notes.

Ce contrat était conclu pour une période se terminant le 31 décembre 1993, date à compter de laquelle il devait être renouvelé de plein droit par périodes successives d'un an. Toutefois, il était prévu la possibilité pour chacune des parties de résilier le contrat à tout moment sans motif, moyennant un préavis écrit notifié 60 jours avant l'expiration de la période en cours.

Les conditions de vente prévoyaient un taux de remise de 40 % consenti à la société Sintel, pour les produits ci-dessus définis, et un délai de livraison de quatre semaines.

Le contrat a été renouvelé fin 1993 et fin 1994.

Au cours de l'année 1994, la société Lotus a consenti à la société Sintel une remise de 50 % sur les produits commercialisés jusqu'au 31 décembre 1994.

Suite à un différend ayant opposé les parties quant au taux de remise, la société Sintel a par acte du 6 février 1995, assigné en référé la société Lotus devant le Président du Tribunal de commerce de Versailles afin de la voir condamnée à maintenir les conditions particulières qui lui étaient accordées pour la livraison des produits Lotus, soit une remise de 50 % pendant une période de 6 mois, du 1er janvier au 30 juin 1995.

Cependant, et avant l'issue de cette procédure une transaction est intervenue entre les parties le 8 mars 1995, reconduisant la remise de 50 % pour la période du 1er janvier 1995 au 30 avril 1995 pour la réduire ensuite à 40 % à partir du 1er mai 1995.

Le 3 août 1995, la société Lotus a informé la société Sintel de son intention de ne pas renouveler le contrat au-delà du 31 décembre 1995, et par acte du 20 septembre 1995 la société Sintel a assigné la société Lotus devant le Tribunal de commerce de Versailles aux fins de la voir condamnée à réparer son préjudice commercial, prétendant que la société Lotus avait abusé de son état de dépendance économique et que la rupture "anticipée" du contrat de distribution était en conséquence abusive.

Par un jugement en date du 25 septembre 1996 auquel il est renvoyé pour plus ample exposé des éléments de la cause, cette juridiction a:

- dit mal fondée la demande de la société Sintel, l'en a déboutée;

- condamné la société Sintel à payer à la société Lotus la somme de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

- condamné la société Sintel aux dépens;

Appelante de cette décision, la société Sintel fait grief aux premiers juges de ne pas avoir admis l'état de dépendance économique dans lequel elle s'est trouvée du fait de la société Lotus.

Elle soutient à cet égard que les critères permettant d'apprécier l'état de dépendance économique en application des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 sont parfaitement réunis en l'espèce. Elle fait ainsi valoir que la notoriété de la société Lotus est incontestable, que la part de marché de la société Lotus est de 30 % sur le marché des logiciels de communication, que celle des produits Lotus dans son chiffre d'affaires était de 39 % en 1994 et de 35 % en 1995 et qu'enfin, il n'existait pas de produits concurrents sur le marché à ceux de la société Lotus qu'elle distribuait.

Elle prétend ensuite que la société Lotus s'est rendue coupable d'exploitation abusive de son état de dépendance économique.

Elle fait valoir à cet effet que la société Lotus, après avoir bénéficié du travail par elle fourni pour implanter les produits Lotus sur le marché français, a rompu les relations commerciales au seul motif qu'elle refusait de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées.

Elle en veut pour preuve l'attitude de la société Lotus tout au long de l'année 1995. Elle rappelle ainsi que la société Lotus a tenté de lui imposer une modification unilatérale du taux de remise en vigueur et sans préavis. Elle ajoute qu'après l'accord transactionnel, les relations se sont détériorées au point qu'elle a enregistré d'importants retards de livraison et qu'elle s'est vue exclure de la liste des grossistes avant terme, ce qui l'a empêchée d'exercer correctement son activité. Elle soutient également que la rupture anticipée du contrat n'était pas justifiée compte-tenu des résultats satisfaisants qu'elle a obtenus, et elle voit, dans cette décision de rupture, l'intention de nuire de la société Lotus.

Elle en conclut que la société Lotus lui doit réparation du préjudice commercial subi suite à la rupture abusive du contrat, non seulement pour son manque à gagner évalué à 3 050 000 F au titre des années 1995 et 1996, mais également en raison de l'atteinte portée à son image de marque qu'elle chiffre à 200 000 F, suite à son exclusion du réseau Lotus.

Elle réclame également à la société Lotus une indemnité de 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Lotus fait essentiellement valoir en réplique que, contrairement aux allégations de la société Sintel, les conditions d'abus de dépendance économique ne sont pas réunies en l'espèce.

Elle rappelle que l'état de dépendance économique d'un fournisseur vis-à-vis d'un distributeur doit s'apprécier non seulement en vertu de l'article 8-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 mais également dans les conditions de l'article 7 de ladite ordonnance.

Or, elle considère que l'état de dépendance économique alléguée n'est nullement caractérisé. Elle soutient à cet égard, que si la notoriété des produits de sa marque est incontestable, elle n'occupe pas pour autant une place prépondérante sur un marché très concurrentiel. Elle ajoute que la société Sintel, qui n'avait aucune obligation d'exclusivité, a continué de distribuer d'autres produits concurrents et qu'elle n'a pu se trouver, dans ces conditions, dans l'impossibilité d'obtenir auprès d'autres fournisseurs des produits équivalents.

Elle prétend encore que quand bien même la cour retiendrait la situation de dépendance économique de la société Sintel, la preuve d'un abus est nécessaire à l'application de l'article 8-2 de ladite ordonnance.

Or, elle estime que son comportement n'a présenté à aucun moment un caractère anormal. Elle rappelle qu'elle était parfaitement en droit de mettre fin au contrat sous réserve de respecter le préavis, compte tenu de la dégradation des relations contractuelles liée à la modification du taux de remise. Elle précise également que les retards de livraison auprès de l'ensemble des distributeurs tenaient à une modification du système de traitement des commandes. Elle ajoute que la liste de grossistes diffusée en août 1995, concernait les seuls grossistes en produits bureautiques et non ceux en produits de communication distribués par la société Sintel.

Elle souligne également que la société Sintel, jusqu'à la conclusion de la transaction du 26 octobre 1997, s'est abstenue de régler un certain nombre de commandes qu'elle-même avait continué à honorer après la notification de résiliation du contrat.

Elle soutient aussi que la société Sintel ne rapporte par la preuve que le jeu de la concurrence ait été affecté ou faussé.

Enfin, elle considère que la société Sintel n'a subi aucun préjudice du fait de la rupture du contrat de distribution. Elle conclut en conséquence à la confirmation du jugement déféré en toutes ses dispositions.

Subsidiairement, elle sollicite la nomination d'un expert avec mission de dresser un inventaire du stock des produits Lotus de la société Sintel et de déterminer le préjudice éventuellement subi par la société Sintel du fait du non-renouvellement du contrat de distribution.

Elle réclame enfin une indemnité complémentaire de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR

Sur l'abus de dépendance économique

- considérant qu'en vertu des articles 8-2 et 7 de l'ordonnance 86-1243 du 1er décembre 1986, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve, à son égard, une entreprise cliente ou fournisseur qui ne dispose pas de solution équivalente, est prohibée lorsqu'elle a pour objet, ou peut avoir pour effet, d'empêcher, de restreindre, ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché;

- considérant que la société Sintel soutient que les agissements de la société Lotus caractérisent un abus de dépendance économique tel que défini par l'ordonnance du 1er décembre 1986, en son article 8 alinéa 2;

- mais considérant que la situation d'un état de dépendance économique d'un distributeur à l'égard de son fournisseur au sens de l'article 8 alinéa 2 précité, s'apprécie en tenant compte de l'importance de la part du fournisseur dans le chiffre d'affaires du revendeur, de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de la part du marché du fournisseur et de l'impossibilité pour le distributeur d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents;

- considérant que dans le secteur de l'informatique, la marque Lotus jouit d'une grande notoriété, notamment du fait que ce fabricant est l'inventeur du système Notes; qu'il résulte des articles parus durant l'année 1995 dans la presse spécialisée que la part de la société Lotus Développement était importante sur le marché français des logiciels de communication d'entreprises, dont elle était l'un des fournisseurs phares avec 30 % des parts en valeur; que plus particulièrement, sur le marché des logiciels de groupe, la société Lotus Développement occupait une position quasi-monopolistique avec le produit Notes, qualifié de produit symbole du Groupware par les professionnels; qu'en effet, il n'existait pas de produit équivalent qui lui soit substituable; qu'il ressort également de la presse professionnelle que les principaux produits concurrents, tels qu'Exchange de Microsoft ou Groupwise de Novell, n'étaient pas encore commercialisés sur le marché au terme du contrat de distribution le 31 décembre 1995; que pour sa part, le produit CC Mail était le second après MS Mail de Microsoft, sur le marché très concurrentiel de la messagerie sur réseau alors en plein essor avant l'apparition des produits sur Internet;

- mais considérant qu'il apparaît que la société Sintel n'avait pas concentré l'essentiel de ses activités sur la distribution des produits Lotus; qu'en effet, la part de la marque Lotus représentait, selon ses propres déclarations à la presse spécialisée, 25 % de son chiffre d'affaires, étant observé que les graphiques non certifiés et non datés produits par cette société ne sauraient suffire à caractériser un chiffre d'affaires supérieur à celui révélé à la presse; que par ailleurs, l'examen des pièces comptables et fiscales ne fait nullement apparaître une chute brutale d'activité et du chiffre d'affaires de la société Sintel après la rupture du contrat de distribution le 31 décembre 1995; qu'au contraire, le chiffre d'affaires de la société Sintel a connu une croissance exponentielle en 1995 de + 23 % et de + 34 % en 1996; que l'activité de distribution de marchandises a augmenté de 47 % au cours de l'exercice clos le 30 juin 1997 par rapport à l'exercice clos le 31 décembre 1995 ; qu'il suit de là que l'état de dépendance économique allégué ne se trouve pas caractérisé et qu'il est acquis en revanche que la société Sintel a pu, nonobstant la rupture du contrat, réorienter sans difficulté ses activités et ce, sans que le libre jeu de la concurrence sur le marché des produits dont s'agit ait été durablement et sensiblement affecté; que, dans ces conditions, la décision de rupture, prise par la société Lotus, conformément aux prévisions du contrat et dans des circonstances qui ne relèvent d'aucun abus, ne peut donner lieu à réparation; que le jugement déféré sera confirmé en toutes ses dispositions ;

Sur les autres demandes :

- considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la société Lotus la charge des sommes qu'elle a été contrainte d'exposer devant la cour; que la société Sintel sera condamnée à lui payer une indemnité complémentaire de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ladite indemnité s'ajoutant à celle déjà allouée au même titre par le premier juge;

- considérant enfin que la société Sintel, qui succombe dans ses prétentions, supportera les entiers dépens de première instance et d'appel.

Par ces motifs, LA COUR statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Reçoit la société Sintel en son appel ; Mais le dit mal fondé et l'en déboute ; Et en conséquence, Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ; Y ajoutant, Condamne la société Sintel à verser à la société Lotus une indemnité complémentaire de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne également la société Sintel aux entiers dépens de première instance et d'appel et autorise la SCP Keime Guttin, avoués, à en poursuivre directement le recouvrement, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.