Conseil Conc., 15 janvier 1991, n° 91-D-03
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Situation de la concurrence sur le marché de la chaussure de ski
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré en section sur le rapport de M. S. Federbusch dans sa séance du 15 janvier 1991, où siégeaient : M. Pineau, vice-président, présidant ; MM. Blaise, Gaillard, Sargos, Urbain, membres.
Le Conseil de la concurrence,
Vu la lettre enregistrée le 29 décembre 1988 sous le numéro F 213, par laquelle le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et de la privatisation, a saisi le Conseil de la concurrence d'un dossier relatif à la situation de la concurrence sur le marché de la chaussure de ski ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié pris pour son application ; Vu les observations présentées par les parties et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les parties entendus ; Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après exposées :
I. - CONSTATATIONS
A. - Les caractéristiques du marché de la chaussure de ski
La pratique du ski a connu jusqu'à ces dernières années un développement important. Selon les statistiques de la fédération française du sport et des loisirs, on dénombre soixante millions de skieurs dans le monde ; quarante-cinq millions pratiquent le ski alpin et quinze millions le ski de fond. Sur le marché mondial en 1986-1987, la société Salomon (ci-après désignée Salomon) a réalisé 24 p. 100 de la production de la chaussure de ski alpin ; elle est le numéro deux derrière la société italienne Nordica qui, fabriquant deux millions de paires, contrôle 30 p. 100 de l'offre. Lors de la même saison 1986-1987, la production mondiale de chaussures-fixations de ski de fond s'est élevée à trois millions de paires. Salomon, produisant 39 p. 100 des fixations et 30 p. 100 des chaussures, occupe la première place. La différence entre ces deux chiffres provient de la vente de licence de fabrication à d'autres firmes.
Le marché français absorbe annuellement un volume de 550 000 paires de chaussures de ski alpin et 250 000 paires de chaussures-fixations de ski de fond. Ces deux marchés sont approvisionnés par Salomon à hauteur respectivement de 35 p. 100 et 60 p. 100 en volume. Nordica, avec une offre en chaussures de ski alpin de 28 p. 100 en volume, vient en seconde position. Aucun des autres fabricants ne commercialise plus de 30 000 paires par an.
Sur chacun des marchés auxquels elles participent, les sociétés Salomon et Nordica proposent des produits de bas, moyen et haut de gamme. La concurrence à laquelle elles se livrent a contribué à un renouvellement constant des produits et à des améliorations techniques.
Salomon, dont le chiffre d'affaires en France (HT) est, à l'époque des faits, évalué à 300 millions de francs, distribue ses produits dans environ 3 000 points de vente, sans intervention de grossistes, directement de producteur à revendeurs spécialisés et non spécialisés.
Les commerçants spécialisés sont principalement des distributeurs indépendants qui représentent 95 p. 100 environ de l'offre. Un nombre important d'entre eux est affilié à des groupements d'achat. Sont également spécialisées les chaînes intégrées telles que Go-Sport, Décathlon, Mi-Temps. Le solde des volumes distribués, soit environ 5 p. 100, est le fait de commerçants non spécialisés (grands magasins, magasins populaires, hypermarchés et sociétés de vente par correspondance).
B. - Les faits à qualifier
Jusqu'en 1986 tout distributeur de produits Salomon devait suivre un stage de formation à la fin duquel il obtenait un passeport professionnel témoignant de son aptitude à commercialiser les produits de la marque. A partir de la saison 1987-1988, Salomon a proposé trois modèles de contrats aux différents distributeurs : les contrats de détaillant-revendeur, de détaillant-loueur et de loueur-vendeur occasionnel. Le contrat de détaillant-loueur étant calqué, sauf en ce qui concerne sa durée qui est indéterminée, sur celui de revendeur et le contrat de loueur-vendeur occasionnel étant relatif à une activité secondaire, seules les clauses du contrat de détaillant-revendeur doivent être analysées.
En application de l'article 1er du contrat de détaillant-revendeur, Salomon concède à celui-ci le droit de revendre les produits de la marque sans exclusivité territoriale et s'engage à ne conclure un tel contrat qu'avec des personnes répondant aux conditions générales de distribution des produits. L'article 2 fixe à un an la durée de ce contrat.
Les articles 3 à 8 définissent les critères d'agréation et les obligations du détaillant. Afin d'assurer une distribution satisfaisante des produits, Salomon exige que les ventes soient le fait de personnes qualifiées et en nombre suffisant (articles 3 et 4), que l'exploitation et l'aménagement des points de vente répondent aux besoins des consommateurs et correspondent aux exigences de professionnalisme, à la notoriété et au prestige de la marque (article 5). Salomon impose également que la commande initiale de chacun de ses clients respecte un " plan minima " d'assortiment et que tout revendeur dispose d'un stock de produits dont la composition doit être identique à la répartition du plan d'assortiment recommandé par lui lors de la commande initiale (articles 6 et 7). En application de l'article 8 du contrat, il est stipulé que " toute publicité, message promotionnel ou documentation relative aux produits, et non fournis par Salomon, devra obtenir au préalable son assentiment écrit ". De son côté, Salomon s'engage notamment à fournir au détaillant le soutien de ses campagnes publicitaires, la formation nécessaire à la vente des produits sous la forme de stages de certification, les demandes émanant de consommateurs potentiels, les données relatives au marché national.
L'article 10 institue un système d'échanges de renseignements entre les détaillants et Salomon. Ainsi, dès qu'ils en ont connaissance, ils doivent notamment s'informer mutuellement de " la vente des produits par un revendeur non agréé, (et de) toute utilisation d'une marque de Salomon ou de détaillant par un tiers susceptible de leur porter préjudice ".
Enfin, l'annexe n° IV du contrat pour la saison 1987-1988 comportait une liste de prix indicatifs de revente.
Les pièces versées au dossier (pièces annexes n° 30, 32, 33, 35, 36 et 37) démontrent que Salomon a souligné aux distributeurs la nécessité de vendre au minimum les produits Salomon aux prix indicatifs et que le renouvellement des contrats était subordonné à leur respect. Il résulte également de nombreuses dépositions que des distributeurs de matériels Salomon, faute de disposer de la liberté de déterminer les prix de vente, appliquaient les prix préconisés par le fournisseur (pièces annexes n° 32, 33, 34, 40 et 46). L'instruction a également révélé (pièces annexes n° 32, 33, 34 et 36) qu'en application de l'article 10 du contrat, Salomon, alertée par des distributeurs de cas de non-respect de prix imposés, est intervenue auprès des auteurs de ces manquements (pièces annexes n° 33 et 36) afin de remédier à la situation dénoncée.
De plus, Salomon s'est attachée, d'une part, à définir les dates auxquelles les ventes en solde pouvaient débuter et, d'autre part, à interdire des ventes par lots (du type chaussures de ski plus skis) faisant apparaître un rabais sur des matériels Salomon par rapport aux prix indicatifs (pièces annexes n° 30, 32, 35, 39, 40, 52 et 86).
Les relevés de prix effectués auprès de 98 magasins ont fait apparaître que 89 d'entre eux appliquaient les prix de vente conseillés ; quatre distributeurs des prix supérieurs ; trois des prix très faiblement inférieurs (entre cinq centimes et un franc) ; enfin, deux distributeurs pratiquaient selon les articles des prix tantôt inférieurs, tantôt supérieurs.
Le contrat de détaillant agréé établi à l'occasion de la saison 1988-1989 a été amendé : il ne comportait plus en annexe de liste de prix de revente " indicatifs " ; il donnait au plan d'assortiment un caractère " indicatif " ; enfin, il précisait la portée de l'article 8 " en soulignant l'absence de toute possibilité d'intervention sur les messages promotionnels comportant les prix licitement pratiqués ".
Enfin l'instruction a montré que la structure commerciale de Nordica est en France très légère. Jusqu'en juillet 1986, ce fournisseur a eu recours à six agents multicartes sur le marché français, sans autre organisation commerciale. Ensuite a été constitué le groupement d'intérêt économique Nordica-France dont l'objet est d'assister, de conseiller et de contrôler les vendeurs d'équipements qui ne sont pas exclusifs. Aucun contrat de distribution sélective n'a été mis en place.
II. - A LA LUMIERE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDEN, LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Sur le contrat de détaillant agréé 1987-1988 Salomon :
Considérant que, dès lors qu'ils préservent une certaine concurrence sur le marché, les systèmes de distribution sélective sont conformes aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 si les critères de choix ont un caractère objectif, sont justifiés par les nécessités d'une distribution adéquate des produits en cause, n'ont pas pour objet ou pour effet d'exclure par nature une ou des formes déterminées de distribution et ne sont pas appliqués de façon discriminatoire ; que, si un fabricant de chaussures de ski à très forte notoriété peut ainsi réserver la distribution de ses produits aux signataires d'un contrat de distribution sélective, il ne lui appartient pas de limiter la liberté commerciale des revendeurs et notamment la liberté de fixer leurs prix de vente, ni de subordonner leur agrément à l'acceptation de la politique commerciale définie par le fournisseur;
Mais considérant qu'en introduisant dans le contrat de détaillant agréé pour la saison 1987-1988 une clause stipulant son agrément préalable à tout message promotionnel, Salomon s'est donné la possibilité de contrôler les rabais pratiqués par les revendeurs ; que, si un agrément préalable des mentions relatives à la qualité des produits et aux prestations des distributeurs pouvait être justifié dans le cadre de la relation particulière créée par le système de distribution sélective, il ne pouvait en être de même d'un contrôle de celles relatives aux prix de revente; que, par leur combinaison, les dispositions de l'article 8 du contrat et l'annexe IV ont pu avoir pour objet de fausser le jeu de la concurrence dans des conditions contraires aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que, si Salomon soutient que le contrat constituait un facteur de développement de la concurrence en renforçant le professionnalisme des distributeurs et bénéficiait à l'ensemble du secteur, il apparaît que le fournisseur pouvait parfaitement fixer des conditions techniques de commercialisation et en contrôler le respect sans pour autant entraver le mécanisme de la libre concurrence au stade du négoce ; que d'ailleurs les gains de parts de marché enregistrés par Salomon sont antérieurs à la mise en place du contrat et donc aux dispositions de son article 8 et de son annexe IV ;
Considérant que, si Salomon fait état du coût élevé des stages de formation, cette circonstance ne justifiait pas davantage que le fournisseur entravât la libre fixation des prix par les distributeurs ; qu'il s'agissait d'un coût d'exploitation que Salomon a nécessairement pris en compte dans la détermination de ses prix de vente ; qu'antérieurement à la mise en place des contrats Salomon prenait à sa charge des stages de certification et qu'il n'est pas démontré que les clauses introduites, notamment à l'article 8, aient contribué au dynamisme de la profession ;
Considérant que, si Salomon soutient que les mentions de prix portées à l'annexe IV du contrat correspondaient à des coefficients multiplicateurs liés au point mort moyen de rentabilité des distributeurs, l'assertion n'est nullement démontrée ; qu'en tout état de cause il n'appartenait pas à Salomon de se substituer aux revendeurs pour déterminer la stratégie commerciale de ceux-ci;
Sur les pratiques de la société Salomon :
Considérant qu'il résulte de dépositions concordantes que des représentants de Salomon, à l'occasion de stages de certification ou de réunions rassemblant des distributeurs, ont annoncé que la reconduction du contrat de distributeur agréé était subordonnée au respect des prix indicatifs précisés à l'annexe IV du contrat (pièces annexes n° 35, 37 et 39); qu'au cours de la saison 1987-1988 des représentants de la marque sont intervenus auprès des distributeurs qui ne respectaient pas les prix indicatifs (pièces annexes n° 33, 36 et 37) ; qu'à l'occasion de ces interventions ces distributeurs ont été l'objet de menaces de refus de vente et de non-reconduction du contrat de distributeur agréé, menaces d'autant plus efficaces que la durée du contrat était annuelle (pièces annexes n° 33 et 36) ; qu'ainsi les pratiques de Salomon ont eu pour effet de fausser le jeu de la concurrence dans des conditions contraires aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que les relevés de prix opérés auprès de 98 magasins ont fait apparaître que 89 d'entre eux appliquaient les prix de vente indicatifs ; que Salomon ne peut se fonder sur la circonstance que le nombre des distributeurs faisant état de " pressions " afin qu'ils respectent ces prix serait minoritaire ; qu'il résulte en réalité de l'instruction qu'une trentaine de détaillants ont fait état de pressions de Salomon, notamment lors des stages de certification ; que ce nombre constitue à lui seul la preuve de l'existence d'une action de grande ampleur de la part de Salomon ;
Considérant que les circonstances que la saison 1987-1988 fut celle de la première application du contrat, que la neige fut à cette époque peu abondante et que la période d'observation des prix fut courte sont sans influence sur la qualification des pratiques au regard du nombre et de la précision des déclarations faisant état de pressions directes ; qu'en tout état de cause les difficultés commerciales liées au manque de neige auraient pu conduire les distributeurs à accentuer la concurrence par les prix si Salomon n'était pas intervenu ;
Considérant que le contrat et les pratiques ci-dessus analysées démontrent que Salomon ne s'est pas bornée à opérer une sélection des revendeurs selon des critères objectifs de nature qualitative, mais a soumis leur agrément à l'acceptation d'une politique commerciale définie par elle;
Mais considérant qu'il y a lieu de tenir compte de la circonstance que les clauses contestées ont été abandonnées à la suite de l'enquête administrative diligentée en 1987-1988 ; que de façon concomitante Salomon a, par voie de circulaire, notamment précisé en octobre 1988 à chaque distributeur qu'il demeurait libre de la fixation des prix de revente au détail ;
Sur les pratiques du GIE Nordica France :
Considérant que l'instruction n'a pas établi que les pratiques du GIE Nordica France soient contraires aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,
Décide :
Art. 1er - Il est infligé à la société Salomon une sanction pécuniaire de 1,5 million de francs.
Art. 2. - Dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision, la société Salomon en fera publier à ses frais le texte intégral dans le mensuel Montagne Magazine, sous le titre " Décision du Conseil de la concurrence en date du 15 janvier 1991 relative à la situation de la concurrence sur le marché de la chaussure de ski ".