CA Paris, 5e ch. A, 1 février 1995, n° 15120-93
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Parfumerie Jerbo (SARL)
Défendeur :
Estée Lauder (SNC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Vigneron
Conseillers :
Mme Jaubert, M. Potocki
Avoués :
SCP Gibou Pignot Grappotte Benetreau, SCP Fanet
Avocats :
Mes Schmitt Joly, Cohen.
Par déclaration remise au secrétariat-greffe le 5 juillet 1993, la société Parfumerie Jerbo a interjeté appel du jugement du 18 juin 1993, par lequel le Tribunal de commerce de Paris a constaté la résiliation du contrat Estée Lauder / société Parfumerie Jerbo aux torts réciproques des parties, a condamné la société Estée Lauder à payer à la société Parfumerie Jerbo 18.000 F à titre de dommages-intérêts ainsi que 9.000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et la société Parfumerie Jerbo à payer à la société Estée Lauder 6.000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Parfumerie Jerbo expose que :
- elle exploite un fonds de commerce de parfumerie de luxe, dans lequel elle commercialise les produits des 70 marques les plus représentatives du marché, couvrant ainsi plus de 95 % de l'offre disponible en parfumerie de luxe,
- la société Estée Lauder a pris l'initiative, en juin 1991, de mettre un terme à leurs relations contractuelles, au motif que la société Parfumerie Jerbo n'avait pas réalisé le volume d'achat au prix de gros de 185.000 F HT imposé aux distributeurs,
- la société Parfumerie Jerbo a assigné la société Estée Lauder devant le Tribunal de commerce de Paris qui a rendu le jugement déféré.
La société Parfumerie Jerbo soutient que :
- le contrat de la société Estée Lauder stipule que le distributeur agréé doit maintenir en permanence un assortiment représentant 80 % des produits de la marque, représentant une valeur de 92.500 F prix de gros HT, et doit acheter chaque année au concédant au moins deux fois la valeur de ce stock,
- en imposant un chiffre aussi élevé, la société Estée Lauder dope artificiellement ses ventes,
- en effet, si la société Parfumerie Jerbo réalisait les ventes exigées par la société Estée Lauder, celles-ci représenteraient 4,1 % de son activité de parfumerie, alors que la société Estée Lauder n'occupe que 2,5 % du marché national en 1990, et que la société Parfumerie Jerbo couvre pratiquement 100 % de l'offre existant sur ce marché,
- la Commission européenne, saisie d'une demande d'exemption par la société Yves Saint Laurent et par la société Parfums Givenchy, leur a imposé de limiter à 40 % du chiffre d'affaires moyens réalisé sur le territoire d'un Etat par l'ensemble du réseau le chiffre d'affaires minimum imposé aux points de vente,
- au regard du droit français de la concurrence, les critères quantitatifs imposés dans les réseaux de distribution sélective doivent être objectifs, non discriminatoires et exclusifs de rentes de situation,
- en l'espèce, l'exigence contestée est fixée de façon arbitraire à un niveau excessif, qu'il n'est pas démontré que tous les distributeurs qui ne l'ont pas respectée ont vu leur compte résilié et que la société Estée Lauder cherche à attribuer une rente de situation aux seuls distributeurs qui acceptent de favoriser anormalement sa marque.
En conséquence, la société Parfumerie Jerbo demande à la Cour de :
- déclarer illicite la clause de chiffre d'achats minimum sur laquelle la société Estée Lauder a fondé sa décision d'exclure la société Parfumerie Jerbo de son réseau,
- ordonner à la société Estée Lauder de reprendre les relations commerciales avec la société Parfumerie Jerbo,
- condamner la société Estée Lauder à payer à la société Parfumerie Jerbo 50.000 F à titre de dommages-intérêts,
- à titre subsidiaire, d'ordonner à la société Estée Lauder de justifier de la fixation de son chiffre minimum d'achat et de l'application uniforme de cette clause sur l'ensemble de son réseau,
- condamner la société Estée Lauder à payer à la société Parfumerie Jerbo 20.000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Pour s'opposer à ces prétentions, la société Estée Lauder fait valoir que :
- la demande de la société Parfumerie Jerbo d'ordonner la reprise des relations commerciales se heurte aux dispositions de l'article 1142 du Code civil qui prohibe l'exécution forcée des obligations de faire,
- la clause contestée est licite dans son principe, tant en droit communautaire qu'en droit interne, dès lors qu'elle répond à des critères objectifs, non discriminatoire et appliqués de façon uniforme,
- cela est le cas en l'espèce, 26 autres contrats de distributeurs agréés n'ayant été renouvelés au 30 juin 1991 pour défaut de performance,
- cette clause n'est pas excessive dans son montant, car le chiffre retenu ne représente que deux rotations annuelles d'un stock fixé à seulement trois fois 80 % des références disponibles,
- la situation de la société Yves Saint Laurent et de la société Parfums Givenchy n'est pas comparable en raison de l'importance de leurs parts de marché,
- les premiers juges ont violé les articles 5 et 16 du nouveau Code de procédure civile en relevant d'office le moyen selon lequel la société Estée Lauder aurait résilié le contrat sans respecter le préavis de trois mois prévu par la convention,
- à titre subsidiaire, si la société Parfumerie Jerbo n'a jamais relevé la date de dénonciation du contrat, c'est parce que les parties ont implicitement entendu y déroger afin de permettre au distributeur agréé de passer jusqu'au dernier jour de la période contractuelle des commandes lui permettant d'atteindre le chiffre minimum requis,
- à titre plus subsidiaire, la rupture litigieuse procédait principalement de nombreux incidents de paiement imputables à la société Parfumerie Jerbo, au cours de la période allant d'octobre 1989 à juin 1990, et que, si la société Estée Lauder a retardé certaines livraisons, celles-ci n'auraient pas permis à la société Parfumerie Jerbo d'atteindre le chiffre minimum d'achats contractuel.
La société Estée Lauder demande donc à la Cour de :
- débouter la société Parfumerie Jerbo de son appel, à titre principal, en application de l'article 1142 du Code civil, et à titre subsidiaire parce que la clause d'achats minima figurant aux contrats n'est pas illicite,
- infirmer le jugement en ce qu'il a relevé d'office un moyen en violation des articles 5 et 16 du nouveau Code de procédure civile,
- subsidiairement, juger légitime le refus de la société Estée Lauder de reconduire, en juillet 1991, le contrat de distribution à durée déterminée qui la liait à la société Parfumerie Jerbo,
- condamner la société Parfumerie Jerbo à lui payer 25.000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Parfumerie Jerbo réplique que :
- le tribunal de commerce n'a pas violé les articles 5 et 16 du nouveau Code de procédure civile, mais a fait une qualification inexacte des faits,
- les incidents de paiement invoqués par la société Estée Lauder ne sont pas l'objet du débat, la lettre de rupture ne visant que le défaut de respect de la clause d'achat minimum annuel,
- le juge national peut considérer que la clause litigieuse est illicite " per se " et en déduire toutes les conséquences,
- sur le fondement de l'article 1144 du Code civil, l'exécution en nature d'une obligation de faire peut être prescrite et assortie d'une astreinte,
- pour le cas où la Cour estimerait qu'elle ne peut accorder que des dommages-intérêts, ceux-ci devraient être fixés à 210.000 F.
La société Parfumerie Jerbo demande donc, à titre subsidiaire la condamnation de la société Estée Lauder à lui payer 210.000 F pour perte de marge et 50.000 F à titre de dommages-intérêts, en raison du caractère abusif de la rupture.
La société Estée Lauder répond qu'elle s'est bornée à faire échec à la tacite reconduction, à son terme, d'un contrat à durée déterminée d'une année et qu'en aucun cas, elle n'a résilié un contrat en cours de validité.
Sur quoi, LA COUR,
Considérant que la société Parfumerie Jerbo était liée par un contrat de distribution sélective à la société Estée Lauder qui lui livrait ses produits,
Considérant que, par lettre du 8 juillet 1991, la société Estée Lauder a annoncé à la société Parfumerie Jerbo qu'elle avait décidé " de cesser toute relation commerciale " avec elle, au motif que son chiffre d'affaire pour l'année 1990/1991 n'atteignait pas deux fois la valeur du " stock outil ",
Que cette exigence était imposée, non pas par " la réglementation " comme l'indique la correspondance de la société Estée Lauder, mais par les conditions générales de ventes annexées au contrat,
Considérant que la société Parfumerie Jerbo, qui invoque le droit communautaire de la concurrence, n'établit pas, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs, que l'accord qui la liait à la société Estée Lauder ou la pratique qu'elle reproche à celle-ci soient en mesure d'exercer éventuellement une influence directe ou indirecte sur les courants d'échanges entre les Etats membres, de contribuer au cloisonnement du marché et de rendre plus difficile l'interpénétration économique voulue par le traité instituant la Communauté européenne,
Qu'ainsi, en l'absence d'affectation des échanges intra-communautaires, il y a lieu d'appliquer le droit français de la concurrence,
Considérant que, dès lors qu'ils préservent une certaine concurrence sur le marché, les systèmes de distribution sélective sont conformes aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 si les critères de choix des revendeurs ont un caractère objectif, sont justifiés par les nécessités d'une distribution adéquate des produits en cause, n'ont pas pour objet ou pour effet d'exclure par nature une ou des formes de distribution et ne sont pas appliqués de façon discriminatoire,
Considérant qu'en l'espèce, seule est mise en cause dans le contrat liant les parties les articles III-1 et III-2 des conditions générales de vente, aux termes desquels " le montant des produits achetés chaque année au concédant par le distributeur agréé pour son point de vente ne pourra être inférieur à un montant annuel d'au moins deux fois la valeur du stock minimum ",
Que la valeur de ce stock minimum est fixée à 80 % au moins des références existant dans chacune des catégories de produits, soit une valeur de 92.500 F HT,
Considérant que ce chiffre minimal d'achat limite la concurrence tant à l'intérieur de la marque Estée Lauder qu'entre celle-ci et d'autres marques concurrentes, dans la mesure où elle a pour effet, d'un côté, de réserver l'accès au réseau de distribution d'Estée Lauder aux seuls revendeurs qui sont en mesure de souscrire à un tel engagement et, de l'autre, de contraindre les distributeurs agréés à consacrer une part significative de leurs efforts à la vente des produits contractuels,
Qu'au surplus, cette obligation est de nature à affecter la liberté d'approvisionnement des membres du réseau de distribution, car la valeur retenue pour le calcul de ce montant minimum d'achat est fixée par la société Estée Lauder,
Considérant que cette clause, qui évite une extension excessive du réseau, des coûts de distribution accrus et une détérioration progressive de l'image des produits, n'est pas illicite par elle-même,
Qu'en revanche, dès lors que, dans le chiffre d'affaire d'un revendeur offrant une gamme représentative des produits concurrents, elle dépasse manifestement le pourcentage qu'elle occupe sur le marché en cause, elle porte atteinte à la concurrence entre les marques et perd le caractère raisonnable qui la légitime,
Qu'il en est ainsi en l'espèce, la société Estée Lauder exigeant de la société Parfumerie Jerbo la réalisation d'un chiffre d'affaire minimal sur ses produits manifestement supérieur au pourcentage que ses produits réalisent sur le marché,
Considérant que dès lors, cette clause, qui donne au contrat de distribution sélective dans lequel elle est insérée la qualification d'une pratique prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, est nulle en application de l'article 9 de ce même texte,
Considérant, en conséquence, que le refus opposé par la société Estée Lauder de fournir la société Parfumerie Jerbo, fondé sur ce seul motif et non sur des fautes invoquées postérieurement pour le justifier a posteriori, est illicite,
Considérant que l'article 1142 du Code civil ne s'oppose à l'exécution forcée d'une obligation de faire que lorsque celle-ci présente un caractère personnel marqué,
Que l'interruption de la livraison de produits de parfumerie en violation des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 constitue une atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie,
Que la reprise forcée de ces fournitures n'implique pas l'accomplissement de faits touchant à la personnalité de leur auteur, ni aucune contrainte intolérable,
Que cette reprise doit donc être ordonnée,
Considérant qu'en interrompant ses relations commerciales avec la société Parfumerie Jerbo depuis le mois de juillet 1991, la société Estée Lauder a causé à celle-ci un préjudice dont la Cour, au vu des éléments du dossier, évalue à 50.000 F la juste réparation,
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Parfumerie Jerbo les frais irrépétibles qu'elle a exposés,
Que la Cour dispose des éléments suffisants pour évaluer à 10.000 F la somme qui doit lui être attribuée de ce chef,
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement : infirme le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 18 juin 1993, déclare illicite la clause de chiffre d'achats minimum figurant dans les conditions générales de vente annexées au contrat de distribution sélective signé entre la SARL Parfumerie Jerbo et la société en nom collectif Estée Lauder, ordonne à la société en nom collectif Estée Lauder de reprendre avec la SARL Parfumerie Jerbo les relations commerciales interrompues par sa lettre du 8 juillet 1991, dans un délai de 15 jours à compter de la signification du présent arrêt, sous peine d'une astreinte provisoire de 1.000 F par jour de retard, pendant un délai de trois mois à l'issue duquel il sera à nouveau fait droit, Condamne la société en nom collectif Estée Lauder à payer à la SARL Parfumerie Jerbo 50.000 F à titre de dommages-intérêts, Condamne la société en nom collectif Estée Lauder à payer à la SARL Parfumerie Jerbo 10.000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société en nom collectif Estée Lauder aux dépens de première instance et d'appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.