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Décisions

Conseil Conc., 5 mars 1996, n° 96-D-12

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques mises en œuvre par la société Lilly France dans le secteur des spécialités pharmaceutiques destinées aux hôpitaux

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport de Mme Marie-Christine Daubigney, par M. Jenny, vice-président, présidant, MM. Blaise, Gicquel, Pichon, Robin, Sargos, Urbain.

Conseil Conc. n° 96-D-12

5 mars 1996

Le Conseil de la concurrence (section 11),

Vu la lettre enregistrée le 12 août 1992 sous le numéro F 529, par laquelle le ministre de l'économie et des finances a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Lilly France sur le marché de certaines spécialités pharmaceutiques destinées aux hôpitaux ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié pris pour son application ; Vu les observations présentées par la société Lilly France et le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants de la société Lilly France entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (1) et les motifs (II) ci-après exposés :

I. CONSTATATIONS

A. Les caractéristiques du secteur d'activité

Selon l'article L. 511 du Code de la santé publique, la notion de médicament recouvre : " toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l'égard des maladies humaines ou animales ainsi, que tout produit pouvant être administré à l'homme ou à l'animal en vue d'établir un diagnostic médical ou de restaurer, corriger ou modifier les fonctions organiques ". D'après le même code, la spécialité pharmaceutique est, quant à elle définie comme étant tout médicament préparé a l'avance présenté sous un conditionnement particulier, caractérisé par une dénomination spéciale et vendu dans plus d'une pharmacie.

Une spécialité pharmaceutique ne bénéficie pas de régime dérogatoire au droit commun de la propriété industrielle. En particulier les brevets d'invention confèrent a leur titulaire un droit exclusif d'exploitation vis-à-vis des tiers pendant vingt ans. Dans la pratique, la durée de la protection d'une spécialité pharmaceutique est diminuée du temps nécessaire à l'obtention de l'autorisation de mise sur le marché, délivrée par le ministre chargé de la santé publique (pour une période de cinq ans renouvelable), à laquelle est subordonnée toute commercialisation de médicament. En moyenne, un laboratoire titulaire d'un brevet d'invention bénéficie d'un monopole d'exploitation de sa spécialité pharmaceutique pendant une durée de dix ans.

Dans son avis relatif à des pratiques concertées de pharmaciens d'officine pour s'opposer à la commercialisation de médicaments génériques en date du 21 mai 1981, la Commission de la concurrence a précisé que les médicaments dits " génériques " (ou " copiés ", " imités " ou " bis ") correspondent à la fabrication d'un médicament par d'autres entreprises que l'inventeur dont le brevet est tombé dans le domaine public.

L'achat de spécialités pharmaceutiques par les établissements hospitaliers présente la particularité d'être effectué par un pharmacien hospitalier qui passe les commandes et prépare les marchés ; Ce pharmacien est, en outre, chargé d'assurer l'exécution des prescriptions médicales et le contrôle des spécialités pharmaceutiques. Ainsi, il ne peut ni substituer un médicament à un autre ni délivrer une spécialité d'une marque différente ou d'une composition voisine. Dans certains centres hospitaliers, c'est le comité du médicament, composé de médecins, de pharmaciens et de gestionnaires des hôpitaux qui détermine les besoins et les achats de médicaments. Dans tous les cas, le pharmacien est tenu de se conformer à la prescription du médecin. Avant août 1987, l'ensemble des prix des médicaments était fixé par l'administration. Depuis cette date, les prix des médicaments vendus en milieu hospitalier sont libres tandis que ceux vendus en officine sont toujours sous le régime administré.

B. Les marchés concernés

1. Le médicament Dobutrex

Le Dobutrex est un médicament constitué de chlorydrate de dobutamine. Ce médicament a pour effet principal mais non exclusif l'élévation du débit cardiaque. C'est la raison pour laquelle il est principalement indiqué dans le cas de bas débits en cours après chirurgie cardiaque d'états de choc d'origine toxi-infectieuse, d'infarctus du myocarde en état de bas débit, d'embolies pulmonaires graves et enfin de valvulopathies ou cardiomyopathies non obstructives en poussée de décompensation.

La société anonyme Lilly France est le seul laboratoire, en France, à fabriquer et à commercialiser le Dobutrex, du fait de la protection du produit par un brevet qu'elle a déposé. Elle bénéficie, en outre, d'"un certificat complémentaire de protection".

Le dictionnaire Vidal indique que le Dobutrex a pour principe actif d'être un agent inotrope et il permet de constater qu'aucun autre médicament ne dispose d'une formule chimique identique.

Une enquête menée auprès de différents responsables d'hôpitaux par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a fait ressortir que chacun d'eux se procure du Dobutrex et considère que ce médicament lui est indispensable.

En outre, il résulte des déclarations des pharmaciens des différents centres hospitaliers obtenues à l'occasion de cette enquête que le Dobutrex dispose d'une molécule originale et spécifique, qu'il s'avère incontournable pour le traitement du " choc septique ", du choc cardiogénique et de l'insuffisance cardiaque aigu, que son coût pour les établissements hospitaliers est élevé, que sa prescription est nécessaire dans certains cas et qu'il n'existe pas de solution équivalente. Par ailleurs, le Dobutrex n'étant vendu qu'aux établissements hospitaliers et, dans la mesure où il n'y a pas de médicament générique pour ce produit, les acheteurs sont tributaires du choix du praticien.

2. Le médicament Vancomycine

La Vancomycine est un médicament antibiotique utilisé pour le traitement des maladies à staphylocoques dorés, staphylocoques coagulases négatives, streptocoques, pneumocoques, lactobactilles et actinomyces. A l'heure actuelle, tous les établissements hospitaliers se procurent cette spécialité pharmaceutique. Jusqu'en 1988, la société Lilly France détenait le monopole de la vente de ce médicament grâce à la protection d'un brevet qu'elle avait déposé. A partir de 1988, les laboratoires Lederlé, qui commercialisaient ce produit aux Etats-Unis, ont accédé à ce marché en proposant aux établissements hospitaliers un médicament générique. Depuis 1989, le laboratoire Dakota-Pharm a également pénétré ce marché en proposant aussi un médicament générique.

Dans sa présentation en flacons de 500 mg, la Vancomycine fait l'objet d'offres concurrentes. En revanche, la société LiIly France est le seul laboratoire à proposer l'ensemble de la gamme Vancomycine, notamment sous les formats 1 gramme, 125 milligrammes et 250 milligrammes. En outre, la Vancomycine fabriquée par la société Lilly France bénéficie de la notoriété de cette marque et de l'assistance apportée par cette entreprise aux utilisateurs.

Quantitativement, les ventes de Vancomycine 500 mg ont augmenté de 24,86 p. 100 en 1988, de 22,23 p. 100 eu 1989, de 27 p. 100 en 1990 et de 18,84 p. 100 en 1991, tandis que les prix moyens pratiqués en France pour la Vancomycine 500 mg ont diminué de 50 p. 100 entre 1987 et 1991 ainsi que le souligne le tableau suivant :

EMPLACEMENT TABLEAU

La répartition des ventes en France de Vancomycine 500 mg pour la période 1987 - 1991, entre chacune des entreprises présentes sur le marché de la société Lilly France a diminué à mesure que des concurrents cherchaient à pénétrer le marché, ainsi que l'établit le tableau suivant :

EMPLACEMENT TABLEAU

C. Les Entreprises

Parmi les entreprises ayant pour activité la production de Vancomycine, il est possible de distinguer celles qui produisent une telle spécialité à partir de la recherche effectuée dans leurs propres laboratoires (société Lilly France) de celles qui se sont tournées vers la production exclusive de médicaments génériques (laboratoires Lederlé et Dakota-Pharm).

La société anonyme Lilly France est une filiale du groupe Lilly, implanté aux Etats-Unis qui, en 1991, était le dixième laboratoire pharmaceutique mondial. La société Lilly France intervient dans trois domaines d'activité : le matériel médical, les produits phytosanitaires et les produits pharmaceutiques. En 1990, la société Lilly France a réalisé un chiffre d'affaires de 1,9 milliard de francs.

La société anonyme les laboratoires Lederlé est une filiale du groupe Cyanamid Rance lui-même filiale d'American Cyanamid. Les laboratoires Lederlé ont réalisé, en 1990, un chiffre d'affaires de 603 millions de francs.

La société anonyme les laboratoires Dakota-Pharm est une filiale de la société suisse Siegfried AG qui s'est spécialisée dans le développement et la commercialisation de médicaments génériques. Les laboratoires Dakota-Pharm ont réalisé, en 1990, un chiffre d'affaires de 25,1 millions de francs.

La procédure d'achat à laquelle est tenu l'établissement hospitalier peut se faire selon les dispositions des articles 312-7 et 312 bis du Code des marchés publics. L'article 312-7 stipule que : " il peut être passé des marchés négociés sans limitation de montant pour les besoins ne pouvant être satisfaits que par une prestation nécessitant l'emploi d'un brevet d'invention, d'une licence ou de droits exclusifs ".

L'article 312 bis du même code prévoit que : " II peut être passé des marchés négociés sans mise en concurrence préalable lorsque l'exécution ne peut être réalisée que par un entrepreneur ou un fournisseur déterminé... (ou...) lorsque les besoins ne peuvent être satisfaits que par une prestation nécessitant l'emploi d'un brevet d'invention, d'une licence ou de droits exclusifs détenus par un seul entrepreneur ou un seul fournisseur ".

D. Les pratiques constatées

A compter du deuxième semestre 1988, avec l'apparition d'une mise en concurrence sur le marché de la Vancomycine, la société Lilly France a, dans sa réponse aux consultations des établissements hospitaliers, soumis l'octroi des remises tarifaires accordées sur des spécialités dont elle détient le monopole, en particulier sur le médicament Dobutrex, à la condition que ceux-ci se procurent de la Vancomycine.

A titre d'exemple, les remises que la société Lilly France était susceptible d'accorder aux établissements hospitaliers apparaissent dans un courrier du 6 novembre 1989 intitulé " Avantages annexes ", adressé au CHRU de Clermont-Ferrand et ainsi libellé :

Rabais supplémentaires

" Les prix qui vous sont consentis pour la Vancocine toutes formes injectables et orales sont les plus bas que nous pouvons vous proposer compte tenu des quantités que vous nous avez soumises.

" Néanmoins, en fonction du volume d'affaires prévisionnel avec votre établissement pour l'exercice 1990, nous sommes disposés à vous accorder, en tant qu'avantages annexes, les rabais supplémentaires sur les spécialités ci-après :

" 1. Dobutrex 250 mg solution, le flacon : Prix tarif : 62,00 F HT ; Prix spécial votre CHRU : 52,70 F HT (55,60 F TTC), soit une remise de 15 % ; - soit une valeur de 66 960 F HT

" 2. Eldisine 4 mg, le flacon : Prix tarif : 413,13 F HT ; Prix spécial votre CHRU 371,82 F HT (392,27 F TTC) - soit une remise de 10 %, soit une valeur de 3 718 F HT

" 3. Moxalactam, le flacon : Prix tarif : 81,77 F HT ; Prix spécial votre CHRU 73,59 F HT (55,60 F TTC) - soit une remise de 10 %, soit une valeur de 1 963 F HT

" Montant total des remises accordées au CHRU de Clermont-Ferrand :

" en avantages annexes 72 641 F HT

" Soit un prix Vancocine 500 mg : - sur facture de 70,50 F HT le flacon ; - prix net après avantages annexes 59,82 F HT le flacon.

" Ces rabais supplémentaires sont applicables sous réserve de l'attribution du marché Vancocine toutes formes injectables et orales à notre laboratoire. Dans le cas contraire, ils ne pourraient être maintenus. "

(Exemple du CHRU Clermont-Ferrand ; Annexe 284.)

La Vancocine est le nom du médicament commercialisé par la société Lilly France à partir de la molécule antibiotique naturelle appelée Vancomycine.

L'instruction a, en outre, permis de constater l'existence de différences de tarifs non négligeables entre les établissements hospitaliers qui effectuaient des achats groupés avec la société Lilly France et ceux qui refusaient cette option. Alors que la plupart des acheteurs importants de Dobutrex ont fait le choix de l'achat groupé Dobutrex/Vancomycine, il est apparu que les écarts sur le prix du Dobutrex facturé aux différents centrer hospitaliers en fonction de l'option choisie ont été de plus en plus importants au fil du temps ainsi que le montre le tableau ci-après :

EMPLACEMENT TABLEAU

M. Beurrier, responsable juridique, M. Froc, responsable de marchés hospitaliers et M. Soudany, pharmacien adjoint, ont précisé, dans leurs déclarations le 6 février 1992, les " avantages annexes " accordés par la société Lilly France aux acheteurs publics, en ces termes (cote 244) : " A partir du second semestre 1988, face à la pression concurrentielle de Lederlé et Dakota-Pharm sur la Vancomycine, nous avons mis en place un système d'avantages annexes comportant les caractéristiques suivantes :

" - remise sur la Vancomycine (-20 p. 100 environ en 1988, -20 p. 100 environ en 1989 et - 15 p. 100 environ en 1990) ;

" - remise pratiquée sur le Dobutrex de 7 à 8 p. 100 en 1988, remise identique en 1990 ; cette remise est liée à l'achat de la Vancomycine. "

L'instruction a ainsi permis d'établir qu'un couplage de remises a été proposé à la majorité des hôpitaux (sauf l'Assistance publique de Paris) et à deux ou trois cliniques importantes (les cliniques ne constituant que 10 p. 100 du chiffre d'affaires de la société Lilly France en Dobutrex).

II ressort de la lecture des tarifs de la société Lilly France que l'apparition de ces remises est concomitante à sa mise en concurrence sur le marché de la Vancomycine. Dans la mesure où un médicament générique dispose des mêmes propriétés que la molécule originale, cela implique que, théoriquement, les acheteurs considèrent la Vancomycine 500 mg commercialisée par la société Lilly France comme parfaitement substituable à celle vendue par les sociétés Dakota-pharm ou Lederlé. Or l'étude des prix moyens de la Vancomycine pratiqués par les trois laboratoires en concurrence sur ce marché montre que si pendant deux ans la société Lilly France pratiquait effectivement des prix moins élevés, en revanche, en 1991, le prix moyen de la société Lilly France est devenu le plus élevé.

L'application de la clause d'achats liés a ainsi permis à la société Lilly France de conserver une large part de sa clientèle (67,30 p. 100 en 1991 contre 80 p. 100 en 1989).

II. SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÈDENT, LE CONSEIL

Sur les marchés de référence :

Sur le marché du Dobutrex :

Considérant que la société Lilly France soutient qu'il existe des produits substituables au médicament Dobutrex ; que le Dobutrex se situerait, en réalité, sur le marché des inotropes positifs aptes à traiter les syndromes de bas débit d'origine aussi bien septique que cardiogénique ; que, sur ce marché, la part de la société Lilly France resterait à déterminer ; que la société Lily France fait valoir que la définition du marché pertinent doit être déterminée en référence à une étude technique, d'une part, et à une analyse de la demande, d'autre part ;

Mais considérant que le marché se définit comme le lieu où se rencontrent l'offre et la demande de produits ou de services qui sont considérés par les acheteurs ou les utilisateurs comme substituables entre eux mais non substituables aux autres biens ou services offerts ;

Considérant, en premier lieu, que les possibilités de substitution entre médicaments sont limitées par leurs indications et contre-indications thérapeutiques respectives, ainsi que par leurs diverses propriétés pharmacologiques; qu'il résulte du dictionnaire Vidal, ouvrage regroupant l'ensemble des spécialités pharmaceutiques titulaires d'une autorisation de mise sur le marché, que le médicament Dobutrex est " un agent inotrope dont l'activité résulte d'une stimulation des récepteurs adrénergiques cardiaques. Les effets sur la fréquence cardiaque, la conduction intra-cardiaque et la pression artérielle sont modérés et inférieurs à ceux observés après une dose équivalente d'isoprénaline. A la différence de celle de la Dopamine, l'action du Dobutrex n'est pas liée à la libération endogène de noradrénaline et ne dépend donc pas des réserves cardiaques de ce médiateur " ; que ce médicament composé ainsi d'une molécule originale présente des caractères spécifiques notamment par rapport à la Dopamine; que l'enquête menée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes auprès des centres hospitaliers de Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille, Strasbourg, Orléans, Rennes, Nantes, Nice, Tours, Besançon, Dijon permet de constater que chacun d'eux se procure du médicament Dobutrex ; que notamment le CHRU de Lille a justifié son choix en faisant valoir que " ...(le Dobutrex) est indispensable au traitement des malades. Il ne peut être considéré comme substituable à d'autres molécules à activité inotrope positive telles que Dopamine, Adrénaline, Amninone, Enoximone " ; que, selon le responsable de la pharmacie du CHRU de Nantes, " c'est dans ce cadre (le Comité du médicament) toujours que le Dobutrex a été jugé indispensable, non substituable et donc retenu " ; que le pharmacien du CHRU de Clermont-Ferrand a souligné que ce médicament " cardiotonique (Dobutrex) est indispensable pour le traitement des patients de réanimation en état de choc. Nous ne disposons pas à l'heure actuelle d'un produit équivalent qui puisse se substituer à cette molécule. Je suis bien conscient des problèmes budgétaires que cela impose et nous sommes prêts à limiter l'utilisation de ce produit aux stricts cas où il est indispensable " ; que le CHRU de Dijon a également indiqué qu' " en ce qui concerne le Dobutrex, je considère qu'il n'existe pas de produit substituable. II s'agit d'un toni-cardiaque inotrope spécifique. L'Adrénaline, la Dopamine sont aussi des inotropes mais avec des effets particuliers et spécifiques " ;

Considérant, en deuxième lieu, que la structure de la demande sur ce marché est telle que l'acheteur n'a, en réalité, qu'un rôle limité à jouer puisqu'il est tenu de se procurer la spécialité pharmaceutique requise par le médecin; que le pharmacien d'hôpital est tenu de se procurer ce produit dès lors que le médecin (ou le Comité du médicament) lui en a fait la demande et ne peut pas, de sa propre initiative, commander un autre produit;

Considérant, en troisième lieu, que la Dopamine, médicament considéré comme le plus proche du Dobutrex, est commercialisée, en tout état de cause, à un prix très largement inférieur à celui du médicament Dobutrex, comme cela résulte des états statistiques du dossier obtenus auprès des hôpitaux, ce qui constitue un indice supplémentaire de la non-substituabilité entre ces médicaments;

Considérant que ces éléments sont suffisants, sans qu'il soit besoin de recourir à une expertise sur ce point, pour démontrer que, pour les praticiens, et pour traiter le cas de certains patients, le médicament Dobutrex n'est pas substituable aux autres médicaments ; qu'il existe bien, dans ces conditions, au sens des dispositions du titre III de l'ordonnance, un marché du médicament Dobutrex sur lequel se rencontrent l'acheteur de Dobutrex, qui est tenu d'acheter ce produit, et la société Lilly France qui est la seule entreprise, en France, à le commercialiser ;

Considérant que, sur ce marché, la société Lilly France dispose d'un droit exclusif de distribution du médicament Dobutrex assuré par le dépôt d'un brevet et par une autorisation de mise sur le marché délivrée par le ministère de la santé ; que, dans ces conditions, au cours des années 1987 à 1991, la société Lilly France a détenu une position dominante, en France, sur le marché du médicament Dobutrex ;

Sur le marché de la Vancomycine :

Considérant que la société Lilly France ne conteste pas l'existence d'un marché de la Vancomycine ; que, jusqu'en 1988, la société Lilly France disposait d'un monopole de production et de commercialisation de ce médicament ; que, depuis cette date, bien que le marché ait été ouvert à la concurrence, la société Lilly France a disposé d'une part de marché toujours supérieure à 65 p. 100; qu'en tout état de cause, s'agissant d'une entreprise en position dominante sur le marché du Dobutrex, la position de la société Lilly France sur le marché du médicament Vancomycine est indifférente à la qualification des pratiques relevées ;

Sur les abus de position dominante :

Considérant qu'il résulte d'une jurisprudence constante (CJCE, affaire 13 décembre 1991 ou Akzo, 3 juillet 1991 ou Cour d'appel de Paris, Labinal/Mors, 1re chambre, section Concurrence, 19 mai 1993 ou Conseil de la concurrence, France Télécom et ODA, décision n° 96-D-10 du 20 février 1996) qu'une entreprise disposant d'une position dominante et confrontée à l'arrivée d'un concurrent est en droit de défendre ou de développer sa part de marché pourvu qu'elle demeure dans les limites d'un comportement compétitif normal et d'une concurrence légitime ; qu'en revanche le fait pour l'entreprise disposant d'une telle position de tenter de limiter l'accès du marché sur lequel elle est en position dominante, ou sur un autre marché, en recourant à des moyens autres que ceux qui relèvent d'une concurrence par les mérites revêt un caractère abusif ;

Considérant que, jusqu'en 1988, la société Lilly France disposait d'un monopole de production et de commercialisation sur le marché du médicament Dobutrex et sur celui du médicament Vancomycine ; que, depuis cette date, cette entreprise, à la suite d'une ouverture du marché de la Vancomycine à la concurrence, s'est trouvée confrontée à l'arrivée de nouveaux concurrents et a connu une diminution de sa part sur le marché de la Vancomycine qui est passée de 89,80 p. 100 en 1988 à 67,30 p. 100 en 1991 ; que la société Lilly France, confrontée à l'apparition d'un concurrent sur le marché de la Vancomycine, a décidé de lier l'octroi de remises sur l'achat de Dobutrex à l'acquisition simultanée de Vancomycine commercialisée par la société Lilly France sous le nom de Vancocine ;

Considérant que cette remise de couplage entre les achats de Dobutrex et de Vancocine avait pour objet et a eu pour effet de dissuader les pharmacies d'établissements hospitaliers de s'adresser à des entreprises concurrentes pour obtenir séparément de la Vancomycine alors que les prix moyens pratiqués par les sociétés Lederlé et Dakota-Pharm sur la Vancomycine 500 mg, après avoir été légèrement supérieurs à ceux de la société Lilly France en 1988 et 1989, étaient devenus, à partir de 1990, les plus bas avec 58 F pour les laboratoires Dakota-Pharm, contre 62,27 F pour la société Lilly France en 1990 et 46,99 F pour les laboratoires Lederlé ou 45,72 F pour les laboratoires Dakota-Pharm, contre 48,65 F pour la société Lilly France en 1991 ; que l'octroi d'une remise sur le Dobutrex en cas d'achat de Vancomycine revêtait un caractère artificiel et discriminatoire puisque les Etablissements hospitaliers qui acquéraient du Dobutrex mais qui n'achetaient pas de Vancomycine ne pouvaient, par nature, bénéficier de cette remise ; qu'ainsi la remise de couplage offerte par la société Lilly France était assimilable à une prime de fidélité destinée à récompenser les clients qui, devant acheter du Dobutrex qu'ils ne pouvaient obtenir qu'auprès de la société Lilly France, renonçaient à s'adresser aux laboratoires Lederlé ou Dakota-Pharm pour leurs achats de Vancomycine; qu'une telle tarification a pu avoir et a eu d'autant plus pour effet de limiter l'accès au marché de la Vancomycine pour les sociétés Lederlé et Dakota-Pharm que le montant de la remise proposée s'élevait à 7 ou 8 p. 100 du prix du tarif du Dobutrex selon les propres déclarations des respon sables juridiques et commerciaux de la société Lilly France et a même pu atteindre 15 p. 100 de ce prix pour l'année 1990, comme l'atteste le document adressé par la société Lilly France au CHRU de Clermont-Ferrand ;

Considérant ainsi que la pratique, dont la réalité n'est pas contestée par la société Lilly France et dont l'objet anticoncurrentiel ressort des pièces du dossier, qui a consisté pour cette entreprise détenant une position dominante sur un marché à offrir une prime de fidélité à ceux de ses clients qui pouvaient être tentés de devenir également clients d'entreprises concurrentes sur un autre marché, est prohibée par l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur les sanctions et injonctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. II peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos. Si le contrevenant n'est pas une entreprise, le maximum est de 10 millions de francs. Le Conseil de la concurrence peut ordonner la publication de sa décision dans les journaux ou publications qu'il désigne, l'affichage dans les lieux qu'il indique... Les frais sont supportés par la personne intéressée " ;

Considérant que pour apprécier la gravité des pratiques retenues il y a lieu de tenir compte du fait qu'elles ont été mises en œuvre par une entreprise en situation de monopole sur un marché où la clientèle est d'autant plus captive qu'en matière pharmaceutique les acheteurs sont liés par les prescriptions médicales ; que, de plus, cette entreprise appartient au groupe Lilly, qui constitue par sa notoriété et son importance, au niveau mondial, une référence dans son secteur ; que, de surcroît, la pratique qui a consisté pour une entreprise en position dominante sur un marché à tenter de s'opposer artificiellement à la pénétration d'entreprises concurrentes sur un autre marché est d'autant plus sanctionnable qu'elle a été commise pendant trois années et qu'elle s'est poursuivie postérieurement au lancement de l'enquête de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes comme l'attestent différentes lettres adressées en décembre 1991 par la société Lilly France aux centres hospitaliers pour leur confirmer le maintien de sa politique commerciale ; qu'au surplus la pratique relevée, sans préjudice de sa qualification au regard du Code des marchés publics, était de nature à limiter le développement des médicaments génériques susceptibles de réduire les coûts de la santé ;

Considérant que le dommage à l'économie doit être mesuré en tenant compte du fait que les ventes de Dobutrex, produit pour lequel la société Lilly France dispose d'un monopole, se sont élevées à 58,4 millions de francs en 1989, 65,6 millions de francs en 1990 et 76,3 millions de francs en 1991, et que les ventes totales de Vancomycine 500 mg, pour lesquelles la société Lilly était en concurrence avec les sociétés Lederlé et Dakota-Pharm France et à l'occasion desquelles la pratique anticoncurrentielle a été relevée, ont été respectivement de 71,50 millions de francs en 1989, de 70,35 millions de francs en 1990 et de 64,17 millions de francs en 1991 ; que l'atteinte portée par la pratique de la société Lilly France apparaît d'autant plus grave que si cette société a accordé des remises liées à l'achat de Vancocine sur le prix de Dobutrex, elle a parallèlement augmenté ses tarifs de base sur le Dobutrex ;

Considérant que la société Lilly France a réalisé en France un chiffre d'affaires hors taxes en 1994 de 1 809 802 215 F ; qu'il y a lieu, au vu des éléments d'appréciation indiqués ci-dessus, de lui infliger une sanction pécuniaire de 30 millions de francs,

Décide :

Article 1er : - Il est infligé à la société Lilly France une sanction pécuniaire de 30 millions de francs.

Article 2 : - Dans le délai maximum de trois mois suivant sa notification, la société Lilly France fera publier le texte intégral de la présente décision, à ses frais, dans les publications Le Quotidien du médecin et le Moniteur des pharmacies et laboratoires.

Cette publication sera précédée de la mention suivante : " Décision du Conseil de la concurrence en date du 5 mars 1996 relative aux pratiques mises en œuvre par la société Lilly France sur le marché de certaines spécialités pharmaceutiques destinées aux hôpitaux. "