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Décisions

Cass. com., 30 mai 2000, n° 99-17.038

COUR DE CASSATION

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Canal Plus (SA)

Défendeur :

Télévision par satellite (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dumas

Rapporteur :

Mme Champalaune

Avocat général :

M. Jobard

Avocats :

SCP Rouvière, Boutet, SCP Baraduc, Duhamel, Me Ricard.

Cass. com. n° 99-17.038

30 mai 2000

LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 15 juin 1999), que, saisi par les sociétés Multivision et Télévision par satellite (TPS) le 8 juillet 1997 de pratiques imputées à la société Canal plus dans le secteur des droits de diffusion télévisuelle qu'elles estimaient anticoncurrentielles, pratiques consistant dans des clauses de priorité et d'exclusivité insérées dans des conventions de cession de droits de diffusion des films français récents conclues par la société Canal plus avec les producteurs, le Conseil de la concurrence, ayant relevé que le contrat-type de préachat des droits de diffusion télévisuelle proposé par la société Canal plus aux producteurs de films français lie le préachat de ces droits à la condition qu'aucune exploitation de ces films ne puisse intervenir sous la forme d'une diffusion par une chaîne de paiement à la séance avant et pendant toute la période durant laquelle elle pourra mettre en œuvre l'exclusivité de la diffusion par abonnement, et estimant que de telles clauses, appliquées par une société qui dispose d'une position dominante sur le marché des droits de diffusion télévisuelle d'œuvres cinématographiques françaises, ont pour objet et peuvent avoir pour effet de faire échec au développement d'une forme émergente et concurrente de diffusion payante de films à la télévision, le paiement à la séance, a, par décision n° 98-D-70 du 24 novembre 1998, décidé que la société Canal plus avait enfreint les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et a prononcé à l'encontre de cette société des injonctions et une sanction pécuniaire de 10 millions de francs ; que, sur recours de la société Canal plus, la Cour d'appel de Paris a annulé la décision du Conseil, et, statuant sur les pratiques reprochées, a dit que la société Canal plus avait enfreint les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, prononcé des injonctions contre cette société et l'a condamnée à une sanction pécuniaire de 10 millions de francs ;

Sur le premier moyen, pris en ses deux branches : - Attendu que la société Canal plus fait grief à l'arrêt d'avoir annulé la décision du Conseil de la concurrence sans avoir renvoyé l'ensemble du litige devant le Conseil, alors, selon le pourvoi, d'une part, que les juges du fond ne peuvent, sans dénaturer les termes du litige tel qu'il est défini par les demandes des parties, modifier le sens d'une prétention ; que la société Canal plus demandait à la Cour d'appel de Paris de constater que le Conseil de la concurrence avait statué sur un grief qui n'avait pas été notifié, ce qui était de nature à entraîner l'annulation de la décision et devait alors nécessiter le renvoi du dossier devant le Conseil afin qu'un grief complémentaire soit notifié à la société Canal plus puisque la cour d'appel ne dispose pas du pouvoir de notifier un tel grief, les articles 21 et suivants de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'étant pas applicables au recours dirigé contre la décision du Conseil de la concurrence ; que la Cour d'appel de Paris a annulé la décision du Conseil de la concurrence sur un autre moyen de nullité, mais a évoqué l'affaire en perdant de vue que la demande tendant au renvoi du dossier devant le Conseil de la concurrence appelait une réponse distincte puisque le moyen de nullité dont s'agit portait sur l'étendue des pouvoirs de la Cour d'appel de Paris statuant sur le recours en réformation dirigé contre la décision du Conseil de la concurrence ; qu'ainsi, la Cour d'appel de Paris a dénaturé les termes du litige en violation de l'article 4 du nouveau Code de procédure civile ; alors, d'autre part, que la cour d'appel était invitée à annuler la décision du Conseil de la concurrence pour avoir statué sur un grief qui n'avait pas été notifié ; qu'un tel moyen était de nature à obliger la cour d'appel à renvoyer l'affaire devant le Conseil de la concurrence afin de reprendre l'instruction et de notifier à la société Canal plus le grief adéquat, dès lors que la cour d'appel ne dispose pas de pouvoir d'enquête à cet égard ; qu'en ne se prononçant pas sur ce moyen de nullité, la Cour d'appel de Paris a privé sa décision de motif et a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu qu'ayant retenu le moyen de nullité tiré de la présence du rapporteur et du rapporteur général au délibéré du Conseil de la concurrence, et annulé en conséquence la décision de cette autorité, la cour d'appel, qui avait le pouvoir de statuer sur les griefs notifiés, n'avait pas à examiner au préalable le grief inopérant tiré d'une requalification des griefs par le Conseil de la concurrence dans la décision devenue inexistante par l'effet de l'annulation prononcée; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le deuxième moyen, pris en ses cinq branches : - Attendu que la société Canal plus fait grief à l'arrêt d'avoir dit qu'elle avait enfreint l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de lui avoir enjoint de cesser de lier le préachat de droits exclusifs de diffusion télévisuelle par abonnement des films cinématographiques d'expression française récents à la condition que le producteur renonce à céder à tout autre opérateur les droits de diffusion télévisuelle de ces films pour la diffusion par un service de paiement à la séance, avant et pendant la période au cours de laquelle la société Canal plus peut mettre en œuvre l'exclusivité de la diffusion par abonnement, d'avoir enjoint à la société Canal Plus de mettre son contrat-type en conformité avec l'injonction précédente et de lui avoir infligé une sanction pécuniaire de dix millions de francs, alors, selon le pourvoi, d'une part, que l'appréciation de la position dominante s'effectue au regard d'un marché de référence précisément déterminé ; que la cour d'appel a retenu tout à la fois que la télévision à péage serait un marché à part entière et "un sous marché de la télévision payante", ce qui est contradictoire puisqu'un sous-marché n'a pas d'existence autonome et ne peut être retenu comme marché de référence ; que la cour d'appel a encore estimé que la télévision en paiement à la séance serait un sous-marché de la télévision à péage, tout en affirmant qu'il existerait un marché de la télévision à péage par paiement à la séance, forme émergente de la diffusion de films ou encore un marché de la diffusion en paiement à la séance, ce qui est à nouveau contradictoire dans la mesure où cette dernière constatation reconnaît à la télévision en paiement à la séance le caractère d'un marché de référence ; qu'en statuant par ces motifs contradictoires, la cour d'appel a violé l'article 455 du nouveau Code de procédure civile et a privé sa décision de motifs ; alors, d'autre part, et en toute hypothèse, qu'en statuant par de tels motifs, la cour d'appel n'a pas déterminé les marchés pertinents au regard desquels la position prétendument dominante de la société Canal plus devait s'apprécier ; qu'ainsi la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; alors, encore, que la position dominante est caractérisée par le fait pour une entreprise de pouvoir faire obstacle au maintien d'une concurrence effective et de pouvoir adopter un comportement indépendant vis-à-vis de ses concurrents et de ses clients ; que, s'agissant de l'appréciation de la position dominante de la société Canal plus sur le marché de la télévision payante, la cour d'appel s'est bornée à souligner l'importance économique de cette société, sans préciser, concrètement, de quelle manière elle peut s'abstraire du comportement de ses concurrents et du choix de ses clients ; qu'ainsi la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; alors, en outre, que, s'agissant du marché des droits de diffusion de films français, la cour d'appel n'a pas recherché, comme cela était soutenu, si la part de marché détenue par la société Canal plus ne résultait pas de l'application de textes impératifs qui l'obligeaient à investir chaque année 9 % du chiffre d'affaires de l'exercice écoulé, ce chiffre étant en progression constante dans le domaine de la production cinématographique d'expression française, ce domaine étant, quant à lui, en stagnation depuis de nombreuses années ; que faute d'avoir recherché si l'investissement massif de la société Canal plus n'était pas imposé par un cadre législatif et réglementaire qui interdisait à la société Canal plus toute liberté de choix et de comportement sur un marché en stagnation, la cour d'appel ne pouvait affirmer que cette chaîne de télévision occupait une position dominante sur ce marché sans priver sa décision de base légale au regard de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; alors, enfin, que l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'exige nullement qu'une entreprise en position dominante favorise l'éclosion d'un marché concurrent ou d'une entreprise concurrente ; que la cour d'appel a décidé que la société Canal plus avait abusé de sa position dominante en ne permettant pas à TPS/Multivision d'être immédiatement dans une situation de concurrence identique à la sienne ; qu'en statuant de la sorte, sans s'assurer que ce concurrent ne serait pas en mesure de se positionner sur son propre marché, en se conformant lui-même aux règles du marché des droits de diffusion qui lui permettaient de diffuser à bref délai les films qu'il était libre de préacheter depuis 1997, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Mais attendu, en premier lieu, qu'ayant d'abord retenu que la télévision à péage constitue, par opposition au marché de la télévision gratuite commerciale, un marché de produits distincts et qu'il existe un marché spécifique des droits de diffusion des films d'expression française récents pour la diffusion à la télévision à péage, puis décidé, par référence au comportement du consommateur, que le mode de diffusion des films par paiement à la séance constituait, à l'époque des pratiques dénoncées, un marché distinct de la télévision à péage improprement et surabondamment qualifié de "sous-marché", sur lequel ces pratiques avaient pour objet et pour effet de fausser la concurrence en en entravant le développement, la cour d'appel, qui a décidé que la société Canal plus détenait une position dominante, d'une part, sur le marché de la télévision à péage et, d'autre part, sur le marché des droits de diffusion de films d'expression française récents pour la diffusion à la télévision à péage, a, par une décision motivée, délimité les marchés pertinents et légalement justifié sa décision ;

Attendu, en deuxième lieu, que pour retenir l'existence d'une position dominante de Canal plus sur le marché de la télévision à péage, la cour d'appel a relevé que "la société Canal plus représente près de 70 % des abonnés de la télévision payante, tous modes de diffusion confondues (réseaux hertziens, satellite, réseaux câblés), alors que le deuxième opérateur sur ce marché, France Télécom, n'en représente que 8,5 %, que la société Canal plus est spécialisée dans ce domaine d'activité depuis 1984 et s'est alliée avec un partenaire puissant, la société Richemont, développant des activités complémentaires aux siennes, que, contrairement à ce que soutient la requérante, la présence sur ce marché d'opérateurs disposant de ressources financières importantes ne l'empêche pas, actuellement de se comporter de manière indépendante vis-à-vis de ses concurrents" ; qu'ayant ainsi recherché si la société Canal plus disposait d'une autonomie de comportement et estimé, par une appréciation souveraine, que tel était le cas, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ;

Attendu, en troisième lieu, que pour établir l'existence d'une position dominante de Canal plus sur le marché des droits de diffusion des films français récents, l'arrêt énonce que la société Canal plus préachète environ 80 % des droits de la production cinématographique d'initiative française, qu'elle reconnaît posséder 59 % des parts du marché des droits de diffusion des films français récents, tandis que les 41 % des parts restantes se répartissent entre les différentes autres chaînes, que, compte tenu de l'ancienneté de ses relations avec les producteurs et du fait que, pendant très longtemps, elle a été la seule à préacheter des droits, elle fixe le prix du marché ; que l'arrêt constate que le CSA a relevé, dans l'avis qu'il a rendu à la demande du Conseil, le 16 septembre 1997, d'une part, "la volonté très tôt affichée (de Canal plus) de jouer un rôle incontournable dans la production afin de pouvoir garantir son approvisionnement en films récents", d'autre part, le fait que "cette politique massive de préachat donne à cette chaîne de télévision un pouvoir jamais égalé, renforcé par sa politique de coproduction" ; qu'ayant ainsi caractérisé la position dominante de la société Canal plus sur le marché considéré, la cour d'appel, qui n'avait pas à rechercher si cette situation avait été créée par la puissance publique, cette circonstance n'étant que de nature à ouvrir des possibilités d'exemption des pratiques qui peuvent en découler par application de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, a légalement justifié sa décision ;

Attendu, en quatrième lieu, qu'ayant énoncé que les pratiques de la société Canal plus, en position dominante sur le marché des droits de diffusion des films français récents et sur celui de la télévision à péage faisaient obstacle au développement d'un marché naissant dès lors que les sociétés exploitant des services de télévision par paiement à la séance n'étaient pas en mesure de disposer des droits de diffusion des films préachetés par Canal plus avant et pendant toute la période d'exclusivité consentie à cette société, pour la diffusion de ces films en paiement à la séance, la mise en œuvre d'une politique de préachat par ces mêmes sociétés n'étant pas de nature à leur donner accès aux films préachetés par Canal Plus et couverts par cette exclusivité, lesquels représentent 80 % des œuvres cinématographiques françaises produites chaque année, la cour d'appel a exactement caractérisé l'existence d'une pratique contraire à l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et a légalement justifié sa décision; qu'il suit de là que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Sur le troisième moyen, pris en ses trois branches : - Attendu que la société Canal plus fait encore le même reproche à l'arrêt, alors, selon le pourvoi, d'une part, que la sanction pécuniaire sanctionne un dommage passé causé à l'économie ; que Canal plus faisait valoir qu'en moins de deux ans, TPS/Multivision avait déjà acquis dix-neuf films français récents qui ont connu un succès important à leur sortie en salles, ce qui permettait à ce nouveau concurrent de se positionner favorablement sur le marché de la télévision payante dans les délais couramment pratiqués sur le marché des droits de diffusion de films français à la télévision ; que faute d'avoir pris en considération cet élément, qui démontrait qu'il n'y avait pas eu de dommage causé à l'économie, la cour d'appel, en condamnant la société Canal plus à payer une amende de 10 millions de francs, a privé sa décision de base légale au regard de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; et alors, d'autre part, que l'injonction prononcée par le Conseil de la concurrence, confirmée par la Cour d'appel de Paris, tend à éliminer à l'avenir une pratique anticoncurrentielle ; que la société Canal plus soutenait que TPS/Multivision avait acquis en moins de deux ans dix-neuf films français récents ayant connu un succès certain en salles et que TPS/Multivision pourrait donc les diffuser sans difficulté le moment venu, conformément aux usages professionnels, ce dont il se déduisait que la concurrence entre les deux groupes serait parfaite à compter de cette date ; que faute d'avoir constaté que la concurrence ne jouerait pas librement à l'avenir, et en se bornant à affirmer que la société Canal plus aurait fait obstacle au développement de TPS/Multivision sans mieux s'expliquer sur sa liberté à venir d'acheter et de diffuser des films français récents dans les délais d'usage, la cour d'appel a derechef privé sa décision de base légale au regard de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; alors, enfin, que, la société Canal plus se prévalait, pour contester les sanctions qui lui étaient infligées par le Conseil de la concurrence, de l'irrespect du principe fondamental de proportionnalité consacré tant par le Conseil constitutionnel que par l'article 13, alinéa 3, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'en l'espèce, la société Canal plus se prévalait du caractère disproportionné des injonctions, notamment en ce qu'elles visaient l'exclusivité de Canal plus sur sa propre fenêtre, et bouleversait l'équilibre financier du cinéma ; qu'en ne se prononçant pas sur cette critique tendant à voir annuler ou à tout le moins réformer la décision entreprise, la cour d'appel a privé sa décision de motifs et violé les dispositions de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ;

Mais attendu, d'une part, qu'ayant énoncé que les pratiques contractuelles reprochées à la société Canal plus avaient empêché l'émergence du marché né des progrès technologiques de la diffusion des films récents à la télévision par le paiement à la séance, et retenu qu'elles étaient d'autant plus graves qu'elles touchaient un marché naissant dont elles empêchaient le développement et qu'elle avait privé les téléspectateurs d'un service de télévision alternatif leur offrant des films d'expression française récents, la cour d'appel a caractérisé le dommage à l'économie causé par les pratiques en cause au moment de leur examen et légalement justifié sa décision ;

Attendu, d'autre part, qu'ayant retenu que le préachat par les sociétés TPS et Multivision de droits de diffusion de films français ne leur procurerait pas immédiatement un accès à la diffusion de ces films, non encore réalisés, et ne serait donc pas de nature à aplanir leurs difficultés d'approvisionnement en films récents d'expression française auxquelles elles sont actuellement confrontées, la cour d'appel, en prononçant une injonction ayant pour objet de mettre fin à l'entrave au développement du marché de la télévision payante par paiement à la séance qu'elle a constatée, en permettant aux sociétés concurrentes de Canal plus d'acquérir les droits de diffusion des films préachetés par celle-ci en vue de leur diffusion par leur service de paiement à la séance, avant et pendant la fenêtre de diffusion de la société Canal plus, a légalement justifié sa décision ;

Attendu, enfin, que la cour d'appel n'avait pas à statuer sur le moyen de la société Canal plus tiré du non-respect du principe de proportionnalité des sanctions prononcées par le Conseil de la concurrence, dès lors qu'elle avait annulé la décision de celui-ci et qu'elle se prononçait elle-même sur les pratiques reprochées à cette société ; que le grief, qui ne se prévaut pas de la violation par la cour d'appel de ce principe, est par suite inopérant ;

Qu'il suit de là que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Par ces motifs : rejette le pourvoi.