Conseil Conc., 16 octobre 1990, n° 90-D-36
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Saisine de la société Gillet et Cie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré en section sur le rapport de M. Jean-René Bourhis, dans ses séances du 25 septembre, du 16 octobre 1990 où siégeaient : M. Laurent, président, MM. Béteille, Pineau, vice-présidents, MM. Blaise, Flécheux, Gaillard, Urbain, membres.
Le Conseil de la concurrence,
Vu la lettre enregistrée le 17 janvier 1989 sous le numéro F 218 par laquelle la société anonyme Gillet et Cie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques qui auraient été mises en œuvre à son encontre par le groupe Spad et par différents fournisseurs ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application; Vu les observations présentées par le représentant de la société Gillet et Cie et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et la société Gillet et Cie entendus ; Retient les constatations (I) et adopte la décision (Il) ci-après exposées :
I. CONSTATATIONS
1. Les pratiques alléguées
La société anonyme Gillet et Cie (ci-après désignée Gillet), dont le siège social se trouve 21-29, rue du Clos-de-la-Reine, à Aubergenville (78), est une entreprise de négoce en gros de boissons. Par jugement en date du 9 avril 1990, le tribunal de commerce de Versailles a confié à un administrateur judiciaire la poursuite de l'activité de l'entreprise admise à bénéficier d'un règlement judiciaire.
a) L'offre d'achat présentée par la Spad
Une proposition d'achat relative à la branche d'activité " alimentaire " du fonds de commerce de la société Gillet a été formulée le 17 août 1988 par le responsable du groupe Spad, groupe concurrent de la société Gillet. Le même jour, la Spad annonçait à M. Gillet qu'elle venait d'acquérir une participation de 21 p. 100 dans le capital de la société Primistères, principal client de la société Gillet, et lui déclarait que, dans ces circonstances, " nous ne pouvons pas vous laisser l'approvisionnement des magasins que vous livrez actuellement en eaux minérales et en bières ". Selon M. Gillet, l'attitude de la Spad était directement liée à son refus d'accepter l'offre d'achat présentée par cette entreprise qui disposerait d'une position dominante dans ce secteur d'activité.
L'instruction a révélé que, dès le mois de février 1989, l'entreprise Gillet avait retrouvé le niveau d'activité qui était le sien avant la rupture des relations commerciales de la société Primistères. S'agissant de cette dernière entreprise, il est établi qu'elle avait rencontré, en début d'année 1988, des difficultés sociales qui avaient dégradé sa situation financière et entraîné la nomination d'un administrateur provisoire en mai 1988. La mission de cet administrateur s'était achevée en juillet 1988 avec l'entrée de nouveaux actionnaires dans le capital de la société Primistères au nombre desquels figurait indirectement, à hauteur de 21 p- 100, le groupe Spad, qui détenait alors une créance importante sur la société Primistères. La restructuration de cette entreprise s'était traduite par la vente des supermarchés en septembre 1988 et des magasins de proximité en décembre 1988. De septembre à décembre 1988, la société Primistères, qui recherchait de meilleures conditions d'achat, avait confié l'approvisionnement des magasins de proximité au groupe Spad.
b) L'entente alléguée de la Spad avec différents fournisseurs
Le responsable de l'entreprise Gillet a soutenu qu'une entente aurait été orchestrée par la Spad avec différents fournisseurs d'eaux minérales et de bières pour l'évincer des marchés en cause. A l'appui de ses déclarations, M. Gilet fait état d'un resserrement des conditions de paiement et de divers retards de livraison de la part des sociétés Heineken et Pelforth SNC, Société anonyme des eaux minérales d'Evian (SAEME), Société générale de grandes sources d'eaux minérales françaises (SGGSEMF). Ces pratiques, qui sont analysées par la société Gilet comme des refus de vente, résulteraient des " pressions " exercées par la Spad à l'égard des différents fournisseurs.
L'instruction a établi que, contrairement à ce qu'avait soutenu la société Gillet en cours d'instruction, des incidents de paiement l'avaient opposée à ses différents fournisseurs. Ainsi, des courriers de relance en date des 2 février 1987, 12 mars 1987 et 2 septembre 1988 relatifs à des retards de paiement ont été versés au dossier par la SAEME (Evian), courriers ayant, le 4 novembre 1988, entraîné la fixation d'un encours maximum de 350 000 F. Des traites Heineken adressées les 17 mars et 23 septembre 1988 à la société Gillet sont également revenues impayées et ont amené le fournisseur à exiger le paiement comptant des marchandises en novembre 1988. S'agissant de la SGGSEMF (Perrier), l'enquête administrative a montré que, de fin 1987 à juin 1988, des incidents de paiement ont affecté les relations commerciales entre ce fournisseur et l'entreprise Gillet. La décision prise par la SGGSEMF, en décembre 1988, d'exiger de son client la production d'effets avalisés serait consécutive aux échos alarmants circulant dans la profession au sujet des difficultés financières rencontrées par celui-ci et découle des renseignements collectés auprès d'organismes spécialisés dans le crédit aux entreprises dont la société SCRL qui, en novembre 1988, attirait l'attention sur la "structure fragile " de l'entreprise Gillet, sur les " difficultés de certains clients" et qui conseillait une limitation de l'encours de la société Gillet à 50 000 F.
L'enquête administrative a en outre établi qu'une pénurie généralisée en eaux minérales avait été à l'origine de certains retards de livraisons vis-à-vis de l'ensemble de la clientèle de la SGGSEMF, dont la Spad, à compter du mois de mai 1989.
2. Le marché
Le secteur du commerce de gros de la distribution des boissons s'adresse à deux circuits qui se distinguent par leurs caractéristiques propres :
- le circuit " alimentaire" qui concerne l'approvisionnement des magasins de détail dont les supermarchés et les hypermarchés - le circuit des cafés-hôtels-restaurants (CHR) auxquels sont rattachés quelques collectivités comme les hôpitaux.
Ces deux circuits se différencient nettement par les politiques commerciales mises en œuvre par les fabricants dans chacun des circuits (marges faibles en " alimentaire " et marges fortes en CHR justifiées par les services rendus par les distributeurs) ainsi que par la présentation des produits (conditionnement en fûts et verres consignés pour les CHR et emballages perdus pour l'alimentaire).
Des entreprises de négoce en gros telle la Spad se sont, en outre, spécialisées dans l'approvisionnement des, revendeurs détaillants, cette activité nécessitant un savoir-faire spécifique dans le domaine de la logistique.
Les pratiques alléguées par l'entreprise Gillet dans sa saisine ont trait à la seule activité " alimentaire " de son fonds de commerce qui comporte également une activité de vente aux CHR. Le marché concerné est donc celui du négoce en gros de la distribution des boissons aux magasins de détail en région parisienne.
Sur ce marché, le groupe Spad qui comprend les sociétés Spad 24, Spad 78 et Niprim et qui possédait, au moment :
- des faits, la moitié des entrepôts exploités en région parisienne a réalisé, en 1988, 88 p. 100 du chiffre d'affaires alimentaire observé sur l'ensemble du marché en cause.
L'enquête administrative a par ailleurs révélé que ce groupe occupait la première place des négociants en gros au plan national (2,3 milliards de francs de chiffre d'affaires) devant le groupe Saint-Arnoult (675 millions de francs), l'entreprise France Boissons (groupe Heineken, 315 millions de francs) et le groupe Sorco.
II. A LA LUMIÈRE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÉDENT, LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Considérant que la position du groupe Spad sur le plan national ajoutée à l'importance relative de son activité sur le marché du négoce en gros des boissons dans le circuit " alimentaire " en région parisienne confère à ce groupe une position dominante sur le marché géographique considéré;
Considérant que la société Gillet soutient en premier lieu que la Spad aurait abusé de sa position dominante en lui adressant, au cours du mois d'août 1988, une offre de rachat " à un prix dérisoire " et aurait ainsi " tenté d'imposer des conditions commerciales injustifiées "
Mais considérant qu'une simple offre d'achat d'entreprise, quel que soit le prix proposé, ne saurait constituer un abus au sens des dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dès lors que l'entreprise qui fait l'objet de cette offre a le libre choix d'accepter ou de refuser ladite proposition; qu'au surplus, en l'espèce, c'est l'entreprise démarchée qui a invité le demandeur à préciser les conditions dans lesquelles il envisageait de procéder à l'acquisition en question ;
Considérant que l'entreprise Gillet fait valoir en second lieu que par lettre en date du 17 août 1988 le responsable du groupe Spad lui annonçait la cessation des relations commerciales avec la société Primistères, son principal client, entreprise dans laquelle la Spad venait d'acquérir une participation indirecte de 21 p. 100 et que la correspondance de la Spad a bien été suivie d'effet ; qu'elle soutient que c'est la Spad qui a "suscité la rupture des relations commerciales entre elle et la société Primistères" du fait qu'elle a refusé de souscrire à la proposition d'achat formulée par la Spad ;
Mais considérant que si la rupture brutale de relations commerciales par une entreprise peut être de nature à constituer une entrave au libre jeu de la concurrence sur un marché au sens des dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre susvisée, une telle pratique ne peut être sanctionnée sur le fondement des textes précités que s'il est établi qu'elle résulte d'une décision prise soit par une entreprise qui se trouve en situation de position dominante, soit de manière concertée par plusieurs entreprises qui ont intérêt à la mettre en œuvre ou encore s'il est établi que l'entreprise victime de la pratique commerciale se trouve en situation de dépendance économique vis-à-vis de celle qui la met en œuvre et ne dispose pas de solution équivalente;
Considérant qu'au cas d'espèce il n'a été ni allégué ni établi que la société Primistères, principal client de la société Gillet au moment des faits, se serait trouvée en situation de position dominante sur un marché; que par ailleurs, il n'a nullement été établi que la décision prise par Primistères de rechercher de meilleures conditions d'achat auprès d'un autre fournisseur résulterait d'une entente illicite avec la Spad, ceci en raison de l'absence dans le dossier d'un quelconque élément de nature à démontrer l'existence d'un accord de volonté tacite ou expresse entre les deux parties en cause manifestant librement l'intention de limiter l'accès du marché de gros, branche " alimentaire ", de la distribution des boissons à l'entreprise Gillet qu'enfin, la rapidité avec laquelle l'entreprise saisissante a trouvé de nouveaux clients d'importance équivalente à son ancien client Primistères démontre qu'elle disposait d'une solution équivalente sur le marché;
Considérant que l'entreprise Gillet allègue en troisième lieu que les difficultés rencontrées avec différents fournisseurs seraient le fruit d'une entente illicite avec la Spad ;
Mais considérant qu'en l'absence d'indice matériel de nature à corroborer l'existence d'une concertation, le paraIlélisme de comportement observé ne saurait suffire à caractériser une entente illicite, d'autant plus qu'il est avéré, au cas d'espèce, que les difficultés dénoncées par l'entreprise Gillet peuvent s'expliquer par d'autres facteurs tels que la pénurie de marchandise, ou par plusieurs incidents de paiement rencontrés avec les fournisseurs en cause;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les faits dénoncés ne sont constitutifs ni d'entente prohibée ni d'abus de position dominante ou de dépendance économique au sens des dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,
Décide :
Article unique. - Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.