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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 25 janvier 1990, n° 86-8112

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Vatres (Époux)

Défendeur :

Pétroles Shell (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Schoux

Conseillers :

M. Bourrely, Mme Vigneron

Avoués :

SCP Gauzère, Lagourgue, Me Bolling

Avocats :

Mes Salmon, Mahl.

T. com. Paris, 5e ch., du 31 janv. 1986

31 janvier 1986

LA COUR, statuant sur l'appel interjeté par les époux Vatres du jugement du Tribunal de commerce de Paris du 31 janvier 1986 qui a prononcé à leurs torts exclusifs la résiliation du contrat du 12 avril 1977 avec la société anonyme Shell, dénommée actuellement sociétés des Pétroles Shell, ci-après Shell, les a condamner à restituer sous astreinte en nature à cette société les deux cuves, a dit que 30 jours après un commandement infructueux celle-ci pourra procéder au retrait elle-même à ses frais avancés pour leur compte, a condamné les époux Vatres, outre aux dépens autres que ceux de M. Leclerc, à payer à la société Shell 301,37 F, a mis Michel Leclerc hors de cause et a dit les parties mal fondées en l'ensemble de leurs demandes non conformes au jugement.

Elle est saisie dans les circonstances de fait et selon la procédure qui vont être exposées.

Par contrat du 12 avril 1977 d'une durée de 10 ans la société Shell a donné à Jean Vatres le droit de vendre au détail ses carburants, ce dernier s'engageant à s'approvisionner exclusivement auprès de cette société.

La femme de Jean Vatres s'est portée caution solidaire de celui-ci pour toutes ses obligations résultant du contrat.

Par lettre du 14 mars 1983 Jean Vatres a demandé à la société Shell de calculer sa marge bénéficiaire de distribution fixée par les pouvoirs publics par rapport aux prix les plus bas pratiqués par la marque Shell sur le secteur de distribution, notamment dans les points de vente exploités par des commissionnaires ou des mandataires.

Sur refus de la société Shell d'accepter ce mode de rémunération Jean Vatres a, par lettre du 31 janvier 1983, écrit qu'il prenait " acte de la résiliation du contrat et qu'il proposait de cesser toutes relations commerciales le 20 juin 1983, offrant de racheter les cuves à leur valeur résiduelle.

Après divers constats et sommations la société Shell a saisi le Tribunal de commerce d'une demande tendant au paiement de 10 000 F de dommages-intérêts pour résistance abusive, de 47 301,37 F hors taxes, représentant les frais d'installation et d'enlèvement du matériel, et à la restitution aux frais des époux Vatres, des cuves de stockage sous astreinte et avec autorisation d'y procéder elle-même en cas de défaillance des époux Vatres mais à leurs frais.

Les époux Vatres prient la Cour de prononcer la résiliation aux torts exclusifs de la société Shell qui a abusé de sa position dominante en leur imposant de nouvelles conditions de rémunération qui rompaient l'équilibre des prestations du contrat.

Pour s'opposer à la restitution des cuves, ils prétendent s'en être rendus acquéreurs en même temps que de l'immeuble auquel elles étaient scellées et à l'exploitation duquel elles étaient destinées.

Ils demandent également le bénéfice des articles 555 et 566 du code civil.

Ils soutiennent que, dans ces conditions, le contrat de prêt invoqué par la société Shell ne peut recevoir application et, subsidiairement, qu'ils ne peuvent être tenus que de la valeur estimée à la date du paiement de la chose qui a été unie à l'immeuble.

Ils se prévalent également de l'article 85 du Traité CEE pour demander l'annulation de la clause de restitution qui vise à restreindre le jeu de la concurrence à leur égard.

Ils sollicitent 20 000 F de dommages-intérêts outre 230 476,73 F en réparation du préjudice que leur a causé l'enlèvement des cuves fait par la société Shell en vertu de l'exécution provisoire.

Par des conclusions postérieures à l'ordonnance de clôture, ils demandent l'application des règles de la concurrence dégagées par l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 5 mai 1988 et qui ont pour effet de rendre nulle la clause de restitution des cuves.

La société Shell conclut à la confirmation du jugement, sollicitant, en outre 50 000 F de dommages et intérêts pour résistance abusive à cette restitution.

Elle fait valoir que Jean Vatres a reconnu postérieurement à la vente de l'immeuble les droits de la société Shell sur ses matériels de distribution.

Elle fait observer que ce n'est pas elle mais Jean Vatres qui a tenté d'imposer une modification unilatérale du contrat ;

Elle conteste l'applicabilité de l'article 85 du Traité de la CEE dès lors que les contrats de distribution de produits pétroliers sont exclus par le règlement 67/67 et qu'il n'y a aucune atteinte en fait à la concurrence.

Elle estime sa demande exclusive d'abus de droit.

Par des conclusions postérieures à l'ordonnance de clôture elle rappelle que l'arrêt de la Cour d'appel de Paris, Chambre de la concurrence, du 5 mai 1988 écarte la prohibition des clauses visant la restitution des cuves lorsque celles-ci sont prévues pour les cas de résiliation jugée fautive à l'encontre du détaillant.

Cela étant exposé, LA COUR,

Considérant que les avoués des deux parties sollicitent la révocation de l'ordonnance de clôture pour rendre recevables les conclusions signifiées par celles-ci postérieurement et font connaître qu'ils n'ont pas à répondre aux écritures de l'autre partie ;

Que l'intervention postérieurement à l'ordonnance de clôture, de l'arrêt de la Chambre de la concurrence de la Cour d'appel de Paris dans une affaire concernant la licéité des clauses de restitution des cuves, constitue une cause grave qui en justifie la révocation ;

Que les parties ont reconnu qu'ayant eu connaissance de leurs conclusions réciproques, elles n'ont plus à répondre ;

Que, dès lors, il n'y a pas lieu d'ordonner la réouverture des débats ;

Considérant que le contrat du 12 avril 1977 stipule que le matériel comprenant notamment deux cuves de stockage est la propriété de la société Shell et non du " propriétaire des lieux " qui le met à la disposition de Jean Vatres à titre de prêt à usage et qu'il devra être démonté et réexpédié par celui-ci à ses frais au cas où la convention serait résolue de plein droit pour inexécution par lui de ses obligations ou sur simple constatation de sa défaillance;

Considérant que, par acte notarié du 4 août 1977, la société Shell a vendu à Jean Vatres, d'une part, le fonds de commerce comprenant le matériel et les objets mobiliers servant à son exploitation limitativement décrits dans un état annexe sur lequel ne figuraient pas les cuves et, d'autre part, l'immeuble dans lequel était exploité ce fonds de commerce ;

Que cette double vente réalisait la condition à laquelle était suspendue l'entrée en vigueur du contrat du 12 avril 1977 par l'article 7 de ses conditions particulières ;

Qu'il résulte de la succession de ces actes liés par l'existence de la condition suspensive que les parties ont entendu réserver au " domaine privé " de la société Shell, en vertu du contrat du 12 avril 1977 qui régissait pour 10 ans les rapports entre les parties, la propriété des cuves utiles à l'exécution de cette convention et non à l'exploitation de l'immeuble et données par cette société à titre de prêt à usage en écartant l'application des articles 524, 525, 555 et 566 du code civil ;

Que l'existence de cette volonté est confirmée par l'avenant du 3 juin 1981 au contrat du 22 avril 1977 modifiant la composition d'une partie du matériel loué mais rappelant dans son énumération que les deux cuves figuraient parmi celui-ci ;

Que, par suite, les époux Vatres ne peuvent prétendre avoir acquis la propriété des cuves ;

Que c'est le contrat du 12 avril 1977 qui, en ce qui concerne celles-ci, réglemente les droits et obligations des parties ;

Considérant que les époux Vatres ont refusé les propositions de modifications du contrat avec la société Shell que celle-ci leur avait faites pour tenir compte de la modification de la législation relative à la détermination du prix des carburants et des conditions nouvelles de concurrence non imputables à cette société ;

Qu'ils se sont opposés à devenir mandataires du commissionnaire ;

Que la société Shell dans sa lettre du 6 mai 1983 a accepté de continuer les relations commerciales dans les conditions du contrat du 12 avril 1977 ;

Que les époux Vatres n'apportent pas, par suite, la preuve que la société Shell ait abusé de sa position dominante en pratiquant avec des concurrents ces nouvelles modalités qu'ils avaient refusées librement ;

Que celles-ci n'étaient pas prohibées par le contrat du 12 avril 1977 ;

Qu'ainsi ce sont les époux Vatres qui, dans leur lettre du 31 mai 1983, ont rompu unilatéralement celui-ci en l'absence de faute de la part de la société Shell sans que l'obligation de restitution ait eu, elle-même, une influence sur la cessation de leurs relations contractuelles avec le fournisseur;

Considérant qu'il en résulte que les époux Vatres ne sont pas fondés à prétendre que l'application de la clause de restitution en nature des cuves porterait atteinte au libre jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun qui n'est pas destiné à permettre à l'une des parties à un contrat de se dégager de celui-ci pour concurrencer son cocontractant en distribuant les produits d'autres compagnies pétrolières dans les cuves achetées et installées aux frais de ce dernier;

Considérant que, pour les même motifs, cette clause n'est pas prohibée par les ordonnances du 30 juin 1945 et du 1er décembre 1986 dans la mesure où elle est stipulée pour le cas de résiliation par le fait du distributeur;

Considérant que cette clause n'est que l'application des dispositions de l'article 1875 du code civil lors de l'expiration du contrat de prêt à usage ;

Qu'elle n'a pas un caractère léonin ;

Considérant que l'exigence, par la société Shell, du respect de la clause, destinée à éviter que les cuves lui appartenant soient utilisées à l'avantage d'un concurrent, n'est pas constitutive d'un abus de droit, en l'absence d'intention du créancier d'exercer sur le débiteur une pression économique illégitime ou de nuire à ce dernier ;

Considérant que les époux Vatres ne peuvent prétendre à un remboursement des frais de restitution des cuves de la société Shell, d'achat et d'installation de nouveaux réservoirs et à l'indemnisation de la perte d'exploitation consécutive à ces travaux qui sont la conséquence de leur obligation contractuelle ;

Considérant que les époux Vatres ne font valoir aucun moyen ou argument pour obtenir l'infirmation de la disposition du jugement qui les a condamnés à payer solidairement la somme de 7 301,37 F représentant les frais d'enlèvement des matériels de surface que les époux Vatres s'étaient engagés à prendre à leur charge et dont ils ont demandé devant les premiers juges qu'il leur soit donné acte qu'ils entendaient la régler ;

Considérant que les époux Vatres ne justifient d'aucune faute de la part de la société Shell ;

Considérant que les époux Vatres ont restitué les cuves sur exécution provisoire du jugement mais après de multiples délais ;

Que la société Shell ne demande pas la liquidation de l'astreinte mais sollicite seulement 50 000 F de dommages-intérêts pour résistance abusive ;

Qu'il n'est pas contesté que les cuves de la société Shell ont été utilisées par Jean Vatres pour le stockage et la distribution des produits d'une société concurrente, de cette dernière ;

Que le refus de Jean Vatres, de restituer les cuves malgré les dispositions contractuelles et sa résistance ainsi que celle de sa femme à l'action de la société Shell ont un caractère fautif et ont constitué un abus de droit de résister à l'action intentée contre lui à seule fin de continuer à se servir du matériel ;

Que la Cour a les éléments suffisants pour évaluer à 30 000 F le préjudice qui est la conséquence directe de cette faute ;

Considérant que l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Par ces motifs, Révoque l'ordonnance de clôture du 10 mars 1988, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions sauf celles relatives aux dommages et intérêts pour résistance abusive, Le réformant pour partie et y ajoutant, Condamne Jean Vatres, et sa femme solidairement à payer 30 000 F de dommages et intérêts pour résistance abusive, Déboute les parties de leurs demandes fondées sur l'article 700 du nouveau code de procédure civile, Condamne les époux Vatres aux dépens d'appel, Admet Maître Bolling, avoué, au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.