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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 1 décembre 1992, n° ECOC9210222X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Société auxiliaire d'entreprises d'Auvergne

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Aubert

Conseillers :

Mmes Mandel, Nérondat, Kamara, Beauquis

Avoué :

SCP Valdelièvre-Garnier

Avocats :

SCP Villard-Flament-R. Brunois-Santivi d'Herbomez-Salles, SCP Rambaud-Martel, Me Laître-Devallon, SCP H. Meyzonnade, Reboul Salze, F. Meyzonnade.

CA Paris n° ECOC9210222X

1 décembre 1992

LA COUR est saisie des recours formés par les sociétés Sogea Auvergne-Limousin, anciennement SMC Barrat (Sogea Barrat), société auxiliaire d'entreprises d'Auvergne (Socae), Fougerolle France et Cie Setrac (Setrac) contre la décision n° 92-D-31 du 28 avril 1992 du Conseil de la concurrence relative à des pratiques relevées lors de marchés publics conclus par la ville de Volvic et le conseil général du Puy-de-Dôme.

Il est fait référence, pour l'exposé des éléments de la cause, à cette décision et rappelé seulement que :

Le ministre de l'économie, des finances et du budget, à la suite d'une enquête de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a, le 28 juin 1990, saisi le Conseil de la concurrence de faits pouvant être qualifiés de concertations entre entreprises à l'occasion de la passation de marchés publics par la commune de Volvic et le conseil général du Puy-de-Dôme ;

Le Conseil de la concurrence a retenu l'existence de pratiques anticoncurrentielles :

- d'une part, à l'égard des entreprises qui, à l'occasion de l'appel d'offres restreint lancé par la ville de Volvic pour la construction d'un complexe polyvalent, ont échangé des informations ;

- d'autre part, à l'égard des entreprises qui, à l'occasion de l'appel d'offres lancé par le conseil général du Puy-de-Dôme pour la réalisation de l'hôtel du département, ont déposé des offres séparées sans signaler l'existence d'un acte de société en participation.

Estimant que les pratiques constatées tombaient sous le coup des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 sans pouvoir bénéficier des dispositions de l'article 10 de la même ordonnance, le conseil a infligé des sanctions pécuniaires d'un montant allant de 300 000 F à 2,5 MF.

Les demanderesses au recours concluent à l'annulation et à la réformation de cette décision qu'elles critiquent sur les points suivants :

- l'amalgame fait entre deux marchés publics distincts et la définition du marché pertinent lorsque les atteintes à la concurrence portent sur quelques lots du marché public ;

- l'administration de la preuve qui ne repose que sur les seules déclarations des entreprises sous-traitantes ;

- l'existence de pratiques anticoncurrentielles que ne suffit pas à démontrer la similitude des offres, l'échange d'informations ou la conclusion d'un accord éphémère de société en participation ;

- l'absence de motivation des sanctions et leur inadéquation tant en ce qui concerne le dommage porté à l'économie que leur proportionnalité par rapport au volume des affaires traitées par les entreprises dans le secteur d'activité considéré.

Le ministère public a conclu au rejet du recours en mettant l'accent sur la réunion d'un faisceau d'indices graves et concordants démontrant l'existence des pratiques et sur l'identité des secteurs d'activités couverts par les deux marchés publics analysés dans la décision.

LA COUR :

1° Sur la nullité de la procédure et la délimitation des marchés :

Considérant que le marché public concernant la construction d'un complexe polyvalent à Volvic et le marché concernant la réalisation de l'hôtel du département à Clermont-Ferrand sont distincts géographiquement et matériellement mais ont pour trait commun d'être des commandes publiques intervenant dans le secteur général du bâtiment et des travaux publics ;

Que dans chaque cas, le croisement de l'appel d'offres et des réponses des candidats a réalisé un marché, c'est-à-dire la rencontre entre une demande et une offre de prestations ou de fournitures substituables ;

Qu'il convient d'examiner si les pratiques dénoncées ont eu pour objet ou pu avoir pour effet de fausser la concurrence sur tout ou partie de chaque marché qui, en ce qui concerne le complexe polyvalent, a été divisé en lots portant chacun sur des travaux spécifiques, ayant fait l'objet de soumissions distinctes intégrées dans l'offre globale faite par chaque entreprise générale consultée ;

Considérant que la réunion dans une même procédure de ces deux marchés qui supposent la mise en œuvre pour partie du moins de techniques, de matériels et de qualification de même nature et auxquels trois entreprises Sogea Barrat, Socae et Lagorsse ont également soumissionné, ne constitue pas un amalgame contraire aux garanties des droits de la défense ;

Qu'en effet, les entreprises dont le comportement individuel sur chaque marché a été étudié en tenant compte des caractéristiques de chaque appel d'offres ont été informées des pratiques retenues contre elles et ont pu faire valoir leurs moyens de défense ;

2° Sur l'administration de la preuve :

Considérant que les pratiques anticoncurrentielles afférentes au marché passé par la ville de Volvic portent sur cinq lots de ce marché que les entreprises générales consultées dans le cadre de l'appel d'offres restreint devaient faire exécuter par des entreprises sous-traitantes appelées en conséquence à déterminer les prix et à fournir les devis ;

Que les quatre entreprises générales convaincues de telles pratiques sont celles qui ont indiqué des prix similaires arrêtés nécessairement à la suite d'un échange d'informations avec les entreprises concurrentes dès lors qu'il est établi que les sous-traitants n'ont pas été consultés ;

Qu'il s'avère, en effet, que Socae et SAEM ont donné le nom de sous-traitants qui ont déclaré n'avoir pas été consultés par ces deux sociétés, que Setrac a été incapable de donner des noms mais a fourni des prix correspondant à ceux donnés par des sous-traitants qui ont déclaré n'avoir pas été consultés par elle, que Lagorsse a reconnu avoir échangé des informations avec ses concurrents ;

Considérant que les requérantes contestent les déclarations des sous-traitants au motif que les prix ont pu être donnés par téléphone par des membres du personnel des entreprises sous-traitantes sans que les dirigeants en aient été forcément informés ;

Mais considérant que la fixation du prix de prestation exécutées en sous-traitance engage l'entreprise qui y procède et ne peut être établie que par le dirigeant de celle-ci ou par les personnes auxquelles il a délégué cette tâche et qui ne peuvent faire cette proposition sans lui en référer;

Que d'ailleurs, les dirigeants des entreprises sous-traitantes, dont les déclarations ont été confrontées à celles des entreprises générales, étaient à la tête de PME comportant un personnel de direction restreint et ont affirmé que les indications données par téléphone faisaient l'objet de confirmations écrites ;

Considérant que les entreprises qui participent habituellement à des marchés sur appels d'offres procèdent de façon informelle lorsqu'elles cherchent à coordonner leurs offres et à échanger des informations sur les prix envisagés ;

Que la preuve ne peut résulter que d'indices variés dans la mesure où, après recoupement, ils constituent un ensemble de présomptions suffisamment graves, précises et concordantes ;

Qu'elle est rapportée en l'espèce lorsque la similitude de prix ne peut trouver d'autre justification rationnelle que l'échange d'informations entre entreprises concurrentes, en présence de déclarations faites par les entreprises générales contredites par les sous-traitants ou impossibles à vérifier et non suivies de la production de devis qui sont le mode de consultation normal entre entreprises générales et sous-traitants;

3° Sur les pratiques constatées :

a) En ce qui concerne le marché passé par la ville de Volvic :

Considérant que Setrac pour cinq lots, Socae pour trois lots, SAEM et Lagorsse pour deux lots ont donné des prix de soumission dont la similitude résulte de l'échange d'informations avec les autres entreprises soumissionnaires qui, elles, ont établi leurs prix après avoir consulté les entreprises sous-traitantes ;

Que cette concertation existe même si, à propos du prix donné par Setrac pour l'un des lots, il n'a pas été possible de déterminer avec quelle entreprise soumissionnaire l'échange d'informations avait eu lieu étant observé que les autres entreprises soumissionnaires s'étaient adressées au même sous-traitant qui l'a admis tout en déniant avoir été consulté par Setrac ;

Considérant que les entreprises en cause, en échangeant des renseignements sur les prix, ont convenu de coordonner leurs soumissions afin de désigner entre elles la moins-disante, toutes les autres déposant des offres illusoires dites de " couverture " et se sont donc concertées pour obtenir à leur profit mutuel la répartition des commandes présentes et à venir ;

Que Lagorsse et Setrac tentent de se disculper en prétendant avoir présenté des offres de principe car elles n'étaient pas réellement intéressées par les prestations concernées ;

Que toutefois, cette pratique ne saurait être rendue licite dès lors que, par des échanges d'informations sur les prix, elle trompe le maître de l'ouvrage sur la réalité de la concurrence ;

Considérant que si en l'occurrence la concertation a été démontrée à propos de cinq lots d'un marché public divisé en dix-sept lots, représentant un peu plus du quart du montant de l'offre globale la moins disante, il n'en demeure pas moins qu'une entente a été réalisée ayant pour objet ou pour effet, en limitant l'indépendance des offres qui doivent rester secrètes, d'empêcher ou de fausser le jeu de la concurrence que les règles des marchés publics visent à assurer;

Que les convergences de prix voulues sur certains lots qui composent le marché ont eu des répercussions sur la formation du prix des offres globales qui les intègrent même si, à ce stade, les offres se différencient les unes les autres ;

Qu'elles dénoncent la concertation bien que, pour un lot, elles se situent à un prix inférieur à celui offert par l'entreprise globalement la moins disante mais qui a néanmoins, dans ce cas, bénéficié d'offres de couverture ;

Qu'en supprimant la concurrence sur une partie du marché, les entreprises qui se sont concertées ont faussé la concurrence sur l'ensemble du marché public ;

b) En ce qui concerne le marché conclu par le conseil général du Puy-de-Dôme :

Considérant que sept jours avant l'acte d'engagement de Sogea Barrat pour la réalisation de ce marché, cette société et Socae ont signé un accord aux termes duquel elles créaient une société en participation ayant " pour objet exclusif la recherche, l'étude et l'exécution en commun des travaux tous corps d'état de construction de l'immeuble hôtel du département à Clermont-Ferrand, au cas où ces travaux seraient confiés à l'entreprise Socae Auvergne " ; qu'elles s'obligeaient à ne poursuivre la réalisation de cet objet que dans le cadre de société en participation à compter de la signature de l'acte ;

Considérant que, malgré la conclusion de cet accord qui excluait toute concurrence entre les deux entreprises devenues associées, celles-ci déposaient deux offres distinctes et le marché était attribué à Socae qui présentait l'offre la moins disante ;

Que l'existence d'un contrat de société entre deux entreprises qui ont présenté des offres a faussé la concurrence sur le marché en faisant croire à l'existence d'offres indépendantes alors qu'elles procédaient d'une connivence ;

Qu'il importe peu que des études très complètes aient précédé le dépôt des offres et que la société en participation ait échoué dès lors qu'au moment où les offres ont été remises existait un accord révélant une entente entre les deux sociétés soumissionnaires pour ce marché;

Considérant que Sogea Barrat et Socae ne donnent aucun élément à l'appui de l'affirmation selon laquelle le maître de l'ouvrage aurait été avisé de leur regroupement pour répondre à l'appel d'offres ;

Qu'à supposer que le maître de l'ouvrage ait su et toléré le dépôt d'offres par des entreprises unies par des liens juridiques, cette compromission ne serait pas de nature à rendre régulière une pratique manifestement illicite ;

4° Sur les sanctions :

Considérant que les échanges d'informations entre des entreprises qui soumissionnent à un marché public sont graves en eux-mêmes même s'ils n'ont porté que sur quelques lots représentant en valeur un peu plus du quart du marché public en cause;

Que la gravité doit être mesurée en fonction du nombre de pratiques reprochées, Setrac s'étant concertée avec des entreprises concurrentes pour les cinq lots, Socae pour trois lots, Lagorsse et SAEM pour deux lots ;

Considérant que la conclusion d'un accord de participation qui supprime toute concurrence entre deux entreprises qui soumissionnent à marché public portant sur des travaux évalués à 88 MF révèle un comportement condamnable de la part des deux entreprises Sogea Barrat et Socae qui s'y sont prêtées ;

Considérant que le dommage à l'économie est présumé par la loi dès lors que l'existence d'une entente est établie;

Qu'il ne résulte pas seulement de l'incidence effective de la fraude sur le prix d'adjudication ou du montant du marché mais s'apprécie notamment en fonction de l'atteinte à la concurrence par de tels comportements;

Que la tromperie de l'acheteur public érigée en système perturbe le secteur où elle est pratiquée et porte une atteinte grave à l'ordre public économique ;

Considérant que toutes les entreprises concernées ont réalisé la totalité de leur chiffre d'affaires dans le secteur du bâtiment et des travaux publics ;

Que le secteur d'activité doit s'entendre des travaux mettant en œuvre des techniques et matériels voisins ou complémentaires, par des personnels de même qualification, eu égard aux prestations fournies par l'entreprise à l'occasion du marché concerné;

Qu'il ne saurait être tenu compte pour Setrac du seul chiffre d'affaires réalisé par l'agence de Clermont-Ferrand, ni pour Sogea Barrat du seul chiffre d'affaires réalisé par l'agence commerciale du Puy-de-Dôme, ces établissements secondaires n'étant pas assimilables à une entreprise au sens de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ni d'une opération d'apport d'actifs projetée par Sogea Barrat après la conclusion des marchés publics en cause ;

Considérant qu'au vu de ces éléments les sanctions de 2,5 MF prononcées à l'égard de Socae qui a réalisé en 1990 un chiffre d'affaires de 125 MF, mais qui a commis des pratiques illicites dans les deux marchés, comme à l'égard de Sogea Barrat qui a réalisé un chiffre d'affaires de 270 MF, mais à laquelle est reprochée une entente qui a permis l'attribution à sa complice de l'important marché relatif à la construction de l'hôtel du département, doivent être confirmées ;

Que les sanctions de 700 000 F, de 450 000 F et de 300 000 F prononcées respectivement à l'encontre de Setrac qui a indiqué avoir eu un chiffre d'affaires de 60 843 000 F en 1990, de Lagorsse dont le chiffre d'affaires était de 47 MF et de SAEM dont le chiffre d'affaires était de 32 MF sont en rapport avec les dimensions des entreprises et la gravité de la concertation par laquelle elles ont abusé le maître d'ouvrage pour répondre à un appel d'offres restreint ; qu'elles doivent également être confirmées,

Par ces motifs : rejette les recours.