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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 30 mars 1992, n° 91-13572

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Macallan Glenlivet PLC (Sté)

Défendeur :

Société commerciale de représentation d'achat et de distribution européenne (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Conseillers :

Mlle Aubert, M. Guerin

Avoués :

Me Moreau, SCP Fisselier Chilloux Boulay

Avocats :

Mes Moreau, Berthod

T. com. Paris, 18e ch., sect. B, du 25 j…

25 janvier 1991

LA COUR est saisie de l'appel formé par la société Macallan Glenlivet Plc contre un jugement prononcé le 25 janvier 1991 par le tribunal de commerce de Paris qui, à titre principal, l'a condamnée à payer à la société Commerciale de Représentation d'Achat et de Distribution Européenne (Corade) une somme de 6.000.000 de francs à titre de dommages et intérêts, ordonnant en outre la publication de sa décision dans une revue professionnelle.

Référence étant faite au dit jugement pour l'exposé des faits, de la procédure initiale et des motifs retenus par les premiers juges, il suffit de rappeler les éléments suivants, nécessaires à la solution du litige :

Distillateur indépendant de whisky pur malt de haute qualité, vendu sous la marque Macallan, la société écossaise Macallan Glenlivet commercialisait ses produits en France depuis 1978 par un agent unique, Jean Massonaud, lié avec elle par un contrat comprenant des clauses d'exclusivité réciproques.

Une partie importante de la distribution se faisait par l'intermédiaire de la société Corade dont l'activité consiste en la vente de produits spiritueux aux détaillants, Jean Massonaud étant, en sa qualité d'agent, destinataire des commandes passées par cette société qui recevait les livraisons et les facturations du producteur écossais qu'elle payait directement.

Reprochant à Jean Massonaud un développement médiocre et insuffisamment programmé de la vente de ses produits en France, la société Macallan Glenlivet a informé son agent de sa volonté de ne pas renouveler leur contrat expirant à la fin de l'année 1988, par une lettre datée du 16 février 1987 dont elle a adressé copie à la société Corade.

Ensuite, à compter du 1er janvier 1989, la société Macallan Glenlivet a, aux termes d'un contrat daté du 7 avril suivant, confié la distribution exclusive de ses alcools en France à la société des Etablissements Gouin dont l'activité de vente aux détaillants est identique à celle de la société Corade avec qui elle est en concurrence directe.

Depuis lors, en se référant à cette convention, la société Macallan Glenlivet a refusé de traiter directement avec la société Corade laquelle déclare n'avoir pu obtenir ni tarifs compétitifs auprès des Etablissements Gouin, ni livraison de ses commandes adressées aux agents exclusifs de la société Macallan Glenlivet dans d'autres pays de la Communauté Economique Européenne.

Reprochant de ce fait à la société Macallan Glenlivet des pratiques anticoncurrentielles contraires, tant au droit interne qu'au droit communautaire de la concurrence, la société Corade a introduit une instance en paiement de dommages et intérêts devant le Tribunal de Commerce de Paris qui a rendu le jugement dont appel, estimant que la société Macallan Glenlivet, qui avait mis fin sans motif légitime et sans préavis aux relations commerciales existantes avec la société intéressée, tout en lui rendant impossible l'accès à d'autres sources alternatives d'approvisionnement, lui avait causé un préjudice important.

Au soutien de son appel, la société Macallan Glenlivet fait valoir que :

- la société Corade ne se trouvait pas en état de dépendance économique à son égard, notamment en raison de ce qu'elles n'ont jamais entretenu ensemble de relations commerciales directes et qu'en conséquence l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne s'applique pas ;

- la signature du contrat de distribution exclusive avec les Etablissements Gouin ne constitue pas un abus de dépendance économique au sens du texte susvisé ;

- le contrat de distribution passé entre la société Macallan Glenlivet et les Etablissements Gouin, conforme au règlement CEE n° 1983-83 de la Commission du 22 juin 1983 concernant l'application de l'article 85-3 du traité instituant la Communauté économique européenne à des catégories d'accord de distribution exclusive, ne tombe pas sous le coup de l'article 85-1 du Traité ;

- en outre, tant par la faiblesse des parts qu'elle possède sur le marché du whisky pur malt que par le montant restreint de ses exportations en France, les pratiques qui lui sont reprochées ne sont pas de nature à affecter de manière sensible le commerce intra-communautaire ;

- la société intimée ne rapporte pas la preuve d'une quelconque faute à son égard ;

- elle ne justifie pas davantage du préjudice allégué.

La société Macallan Glenlivet conclut à titre principal, à l'infirmation du jugement dont appel, au débouté de la société Corade de toutes ses demandes et prétend à titre subsidiaire, que celle-ci n'a subi qu'un préjudice nul ou très minime.

Reprenant l'argumentation développée en première instance, la société intimée soutient que :

- sur le marché du whisky écossais pur malt, elle se trouvait en situation de dépendance économique à l'égard de la société Macallan Glenlivet dont les produits représentent 50 % de son chiffre d'affaires alors qu'elle a développé la notoriété de cette marque auprès de sa clientèle et qu'elle ne dispose pas de solution équivalente ;

- la société Macallan Glenlivet a rompu ses relations commerciales avec elle de manière brutale et abusive ;

- le contrat de distribution conclu avec les Etablissements Gouin ne remplit pas les conditions fixées par le règlement d'exemption susvisé et tombe sous la prohibition édictée par l'article 85-1 du Traité instituant la Communauté économique européenne.

La société Corade conclut à la confirmation en son principe du jugement entrepris et sur son appel incident poursuit sa réformation relativement au montant des dommages et intérêts dont elle demande la majoration à la somme de 12.715.239 F.

A titre subsidiaire elle sollicite la désignation d'un expert aux fins d'évaluation des divers postes de son préjudice et le versement provisionnel d'une somme de 7.000.000 F.

Pour un exposé plus complet des prétentions et moyens respectifs des parties, la Cour renvoie aux écritures échangées en cause d'appel, étant précisé que chacune revendique l'application à son profit des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant qu'aux termes du paragraphe 2 de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 " Est prohibée, lorsqu'elle a pour objet ou peut avoir pour effet d'empêcher, de fausser ou de restreindre le jeu de la concurrence sur un marché, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprise de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur qui ne dispose pas d'une solution équivalente, ces abus pouvant notamment consister en refus de vente discriminatoires ainsi que dans la rupture de relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à ces conditions commerciales injustifiées " ;

Considérant que la situation de dépendance économique s'apprécie en tenant compte simultanément de l'importance de la part du fournisseur dans le chiffre d'affaire du revendeur, de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de la part de marché du fournisseur et de l'impossibilité pour le distributeur d'obtenir, d'autres fournisseurs, des produits équivalents ;

Considérant qu'il n'est pas contestable que le whisky de marque Macallan présente des particularités spécifiques tant par sa qualité, son goût que sa méthode de fabricationmais que, pour autant, il ne constitue pas à lui seul un marché indépendant de celui des autres whisky pur malt qui lui sont substituables et dont il ne possède qu'une fraction inférieure à 5 %;

Considérant que s'il est exact que la société Corade a contribué à développer en France la notoriété de la marque Macallan qui en 1988 constituait 50 % de son chiffre d'affaires, il n'est toutefois pas démontré qu'il n'existait pour elle aucune solution de substitution alors qu'à partir du mois de décembre 1989, elle a effectivement pu avoir recours à un produit de remplacement en se faisant attribuer l'exclusivité en France d'une autre marque de whisky pur malt de notoriété équivalente;

Considérant que même si elle justifie avoir subi une baisse appréciable de son chiffre d'affaires, il n'apparaît pas des documents produits par l'intimée que les délais dans lesquels la société Corade devait normalement recourir à d'autres approvisionnement en produits équivalents soient insupportables, que ce changement d'approvisionnement ait été de nature à bouleverser ses circuits commerciaux et à entraîner des coûts prohibitifs;

Considérant en conséquence qu'il n'est pas établi que la société intimée se soit trouvée en situation de dépendance économique à l'égard de la société Macallan Glenlivet; qu'il est de ce fait sans objet de rechercher si les deux entreprises ont entretenu jusqu'en 1988 des relations commerciales directes qui auraient été brutalement rompues et si est abusif le choix d'un distributeur exclusif exerçant une activité concurrente à celle de la société Corade ;

Considérant que le contrat de distribution exclusive conclu entre la société Macallan Glenlivet et les Etablissements Gouin constitue un accord entre entreprises relevant tout à la fois des articles 85-1 du Traité instituant la Communauté économique européenne et 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant que le règlement CEE n° 1983-83 de la Commission du 22 juin 1983 concernant l'application de l'article 85-3 du Traité à des catégories d'accord de distribution exclusive déclare, aux conditions qu'il prévoit en son article 1, de l'article 85-1 précité inapplicable aux accords auxquels ne participent que deux entreprises et dans lesquels une partie s'engage vis-à-vis de l'autre à ne livrer certains produits qu'à celle-ci dans le but de la revente dans l'ensemble ou dans une partie définie du territoire du marché commun ;

Considérant qu'il n'apparaît pas que le contrat de distribution exclusive conclu le 7 avril 1988 entre la société Macallan Glenlivet et les Etablissements Gouin, en ce qu'il stipule à l'article 7 que, pendant la durée de la licence, le titulaire ne cherchera pas de manière active des consommateurs de whisky Macallan en dehors du territoire concédé où il n'établira ni ne maintiendra de dépôt dudit produit, soit contraire aux conditions prévues par l'article 1 du règlement susvisé ;

Mais considérant que l'article 3 dudit règlement exclut tout accord de l'exemption, notamment lorsque les parties ou l'une d'entre elles restreignent la possibilité pour les intermédiaires d'acheter les produits visés au contrat auprès d'autres revendeurs à l'intérieur du marché commun ; qu'il s'ensuit que l'exemption par catégorie des accords de distribution exclusive ne s'applique pas lorsque le comportement des parties aboutit à une protection territoriale absolue;

Considérant qu'après avoir obtenu livraison d'une première commande de 3.000 bouteilles de la société Jumac distributeur exclusif de la marque Macallan pour l'Allemagne, la société Corade s'est vue refuser l'exécution de sa seconde commande portant sur 14.800 bouteilles au motif énoncé par la société Jumac dans un télex du 30 octobre 1989 "qu'elle avait pris des engagements avec la société Macallan Glenlivet de ne plus livrer de marchandises en dehors de RFA" ;

Qu'il est également justifié que, la société Corade s'est heurtée au mois d'octobre 1989 au refus de livrer les 21.000 bouteilles commandées à l'agent italien de la société Macallan Glenlivet, celui-ci prétendant ne pas disposer de stocks suffisants pour satisfaire cette demande, puis à des dérobades identiques émanant de concessionnaires de la marque aux Pays-Bas et en Angleterre;

Considérant qu'il est ainsi établi que, par une entente avec ses agents exclusifs dans divers pays de la Communauté économique européenne, la société Macallan Glenlivet a garanti une protection territoriale absolue à la concession accordée pour la France aux Etablissements Gouin; que, quelles que soient les parts du marché du whisky pur malt détenues par le producteur et le montant de ses exportations dans ce pays, une pratique aussi gravement contraire aux principes fondamentaux du Marché Commun affecte nécessairement le commerce entre Etats membres ;

Considérant que la société intimée tente d'expliquer les refus opposés par ses agents exclusifs dans divers pays de la Communauté par le caractère anormal des commandes passées par la société Corade eu égard aux stocks limités dont ceux-ci disposent en fonction des contraintes particulières de fabrication du whisky Macallan ;

Mais considérant que s'il n'est pas contestable que la production d'un whisky distillé dans des conditions particulières et gardé durant huit années au moins avant d'être commercialisé n'est pas extensible et que sa distribution nécessite une organisation planifiée dans le temps, il n'est pas pour autant établi, qu'eu égard à sa capacité effective de production, la société productrice avait vendu l'intégralité disponible de son stock et se trouvait dans l'impossibilité de fournir les quelques milliers de bouteilles commandées par la société Corade qui, l'année précédente en avait distribué plus de 120.000 et alors que, pour les produits Macallan, le nouveau concessionnaire en France n'avait pas encore pu développer son propre réseau ;

Qu'en outre, la société Macallan Glenlivet, qui n'a ni sollicité ni obtenu de la Commission d'exemption individuelle par application de l'article 85-3 du Traité selon la procédure prévue par le règlement 17-1962, pour des accords avec ses agents prévoyant des contingentements de livraisons, ne peut se prévaloir de ses contraintes industrielles spécifiques pour rétablir des restrictions privées à la libre circulation des marchandises entre les Etats membres que le Marché Commun vise à éliminer ;

Qu'au surplus, elle n'invoque ni n'établit que les contrats de licence passés avec lesdits concessionnaires prévoyaient de tels contingentements ;

Considérant qu'il s'ensuit qu'en mettant en œuvre avec ses agents exclusifs des pratiques concertées susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont eu pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché Commun sur le marché du whisky pur malt, la société Macallan Glenlivet a contrevenu aux dispositions de l'article 85-1 du Traité instituant la Communauté économique européenne et fait naître ainsi une obligation à réparer le préjudice qui en est résulté pour la société Corade ;

Considérant au surplus que de telles pratiques, qui ont eu pour effet d'empêcher de restreindre ou de fausser en France le jeu de la concurrence sur le marché considéré, tombent également sous le coup de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et qu'il n'est aucunement justifié qu'elle relèvent des conditions exonératoires prévues par son article 10-2 ;

Considérant que si la société Corade apporte par les documents produits la preuve de la réalité du préjudice que lui ont causé les pratiques anticoncurrentielles ainsi caractérisées, ces éléments ne sont toutefois pas suffisants pour autoriser la Cour à en fixer le montant ; qu'il convient d'ordonner, dans les termes précisés au dispositif du présent arrêt, une expertise permettant d'évaluer les réparations dues par l'auteur des faits dommageables ;

Qu'au regard des justifications produites il doit être attribué à la société Corade une provision de 2.000.000 de francs à valoir sur l'indemnisation de son préjudice ;

Qu'il est sursis à statuer sur toutes autres demandes ;

Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Macallan Glenlivet à réparer le préjudice subi par la société Commerciale de Représentation d'Achat et de Distribution Européenne ; Le réforme pour le surplus et statuant à nouveau ; Désigne en qualité d'expert Monsieur Robert Gandur avec mission de se faire remettre tous documents, d'entendre les parties et tous sachants, afin de donner un avis sur le montant des divers postes de préjudice subi par la société Commerciale de Représentation d'Achat et de Distribution Européenne du fait des pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre par la société Macallan Glenlivet ; Dit que l'expert donnera son avis avant le 31 décembre 1992 ; Fixe à la somme de 15.000 F le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert que la société Commercial de Représentation d'Achat et de Distribution Européenne consignera au greffe de la Cour (Service des expertises) avant le 31 mai 1992, faute de quoi la désignation de l'expert sera caduque ; Condamne la société Macallan Glenlivet à payer à la société Commerciale de Représentation d'Achat et de Distribution Européenne une indemnité provisionnelle d'un montant de 2.000.000 de francs à valoir sur la réparation définitive de son préjudice ; Sursoit à statuer sur toutes autres demandes; Condamne la société Maccalan Glenlivet aux dépens exposés jusqu'à ce jour et admet, sur sa demande, la SCP Fisselier-Chiloux-Boulet au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.