Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 10 février 1992, n° ECOC9210029X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

La Cinq (SA), Fédération française de Football

Défendeur :

Commissaire du Gouvernement, Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Conseillers :

M. Guerin, Mme Piniot

Avoués :

Me Lagourgue, SCP d'Auriac, Guizard

Avocats :

Mes Parléani, Appietto.

CA Paris n° ECOC9210029X

10 février 1992

Ayant saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par l'Union des associations européennes de football (UEFA) et la Fédération française de football (FFF) relatives à la cession aux chaînes de télévision des droits de diffusion sur des matchs de football, la société La Cinq SA a, par requêtes enregistrées les 2 et 23 octobre 1991, conformément aux dispositions de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, demandé que soient prises des mesures conservatoires visant à faire cesser les agissements restrictifs de concurrence qu'elle reproche à ladite fédération.

Estimant que les conditions de mise en œuvre des dispositions de l'article 12, alinéa 2, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'étaient réunies ni quant à la preuve des atteintes alléguées ni quant à la nature des mesures sollicitées, le Conseil a rejeté cette demande par décision du 19 novembre 1986.

Contre cette décision, la société La Cinq a introduit un recours en réformation par assignation délivrée le 5 décembre pour une audience du 12 décembre 1991, les débats ayant été renvoyés à l'audience du 17 décembre, afin de permettre aux parties de répondre au déclinatoire déposé par le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, le 11 décembre précédent.

Aux termes d'un arrêt rendu le 23 décembre 1991, la Cour a rejeté le déclinatoire.

Aucun arrêté de conflit n'étant parvenu au greffe, les débats ont été repris à l'audience du 16 janvier 1992.

Au soutien de son recours, La société La Cinq expose :

- que l'UEFA, association de droit suisse qui rassemble dans un but d'intérêt général les associations nationales des pays d'Europe affiliées à la Fédération internationale de football association (FIFA) et reconnues par celle-ci comme contrôlant le football dans leur pays respectif, s'est dotée de statuts stipulant en l'article 14 :

" L'UEFA, ses associations membres, leurs organisations affiliées et clubs détiennent les droits exclusifs d'autoriser la diffusion, la transmission ou la reproduction par télévision..., en direct ou en différé, en entier ou en résumé, des manifestations se déroulant dans l'espace de l'UEFA "

Et en l'alinéa 2 de ce texte, hormis certains événements ou émissions :

" Si la diffusion... est destinée à un pays tiers, le détenteur des droits... ne peut accorder l'autorisation (selon une procédure indiquée) qu'après avoir obtenu l'accord de l'association du pays récepteur, (cela valant) pour les transmissions en direct ou en différé, entières ou partielles, de même que pour d'éventuelles rediffusions. "

- que, par l'application de ces clauses statutaires, des contrats d'exclusivité peuvent être conclus par l'UEFA notamment avec l'UER pour la retransmission des matchs des phases finales des grandes compétitions européennes ; que, par d'autres conventions, non produites au débat, l'exclusivité de la retransmission de l'ensemble des rencontres disputées en France ont été concédées par la FFF aux chaînes de télévision TF1 et Canal Plus mais que, en principe, pour toutes les autres compétitions, disputées hors de France dans l'espace couvert par I'UEFA, les droits de diffusion peuvent être librement acquis auprès des clubs et fédérations concernés ;

- que toutefois, en faisant un usage abusif de la faculté, prévue par l'article 14 précité des statuts de l'UEFA, de refuser la retransmission en France de rencontres disputées à l'étranger, la FFF manifeste à son égard un comportement arbitraire et malicieux constitutif de pratiques discriminatoires visant en fait à renforcer l'effet des contrats d'exclusivité conclus avec TF1 et Canal Plus, en éliminant toutes les autres chaînes du marché de la retransmission en France des matchs de football ;

- qu'un tel comportement, manifestement contraire aux dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, porte une atteinte grave, immédiate et irréparable tant à ses propres intérêts financiers, à son image et à son audience, qu'a ceux des téléspectateurs eux-mêmes, privés de la faculté d'accéder à un choix plus vaste dans la retransmission de matchs de football et à l'économie du secteur intéressé, où elle fausse le libre jeu de la concurrence ;

La société La Cinq prie en conséquence la Cour de réformer la décision du Conseil et :

- à titre principal, de suspendre, jusqu'à l'issue de la procédure au fond, les effets sur le territoire français des dispositions de l'article 14 des statuts de l'UEFA ;

- subsidiairement, de faire injonction à la FFF de préserver aux chaînes qui ne sont pas liées avec elle par des accords d'exclusivité un accès satisfaisant aux rencontres de football disputées à l'étranger, de cesser d'avoir à son égard une attitude discriminatoire, de fixer de manière claire et écrite les règles qui gouvernent les refus de diffusion qu'elle oppose ou les sujétions horaires qu'elle impose et enfin de communiquer les conventions par elle conclues pour la diffusion du football en France.

Intervenante à l'instance, la FFF prétend, pour s'opposer aux mesures sollicitées :

- que les juridictions administratives sont seules compétentes pour connaître des demandes de la requérante ;

- que les pratiques dénoncées n'entrent pas dans le champ d'application des articles 53, 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et qu'elles sont justifiées conformément aux dispositions de son article 10 ;

- que la requérante, dont elle conteste les allégations relatives aux circonstances des refus de diffusion dont elle se prévaut, ne justifie ni des pratiques discriminatoires qu'elle invoque ni d'aucune des conditions d'application de l'article 12 de l'ordonnance précitée ;

- qu'est irrecevable la demande de mesures conservatoires formulée à titre principal devant la Cour sans avoir été préalablement soumise au conseil ;

- que l'ensemble de ses demandes visent en fait à priver la société TF1 des avantages qu'elle tire de l'exclusivité dont elle jouit pour la retransmission de certains matchs et qu'elles auraient pour conséquence de " conduire la fédération à être victime d'un régime discriminatoire ".

Aux termes des observations écrites qu'il a déposées par application de l'article 9 du décret du 19 octobre 1987, le Conseil expose que la requérante n'a justifié que de pertes financières d'un montant limité qui ne sont pas propres à établir l'existence d'une atteinte grave et immédiate à ses intérêts et relève, par ailleurs, qu'elle présente à la Cour une demande nouvelle de mesures conservatoires non soumise à son examen.

Tout en admettant qu'il ne peut être exclu que les pratiques dénoncées puissent entrer dans le champ d'application des dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le ministre de l'économie, des finances et du budget et le ministère public estiment que l'article 12 de ladite ordonnance ne peut être en l'espèce appliqué.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant que, pour les motifs énoncés dans l'arrêt du 23 décembre 1991 susvisé, doivent être rejetés les moyens présentés par la FFF pour prétendre que les faits litigieux n'entrent pas dans le champ d'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et sont de la compétence exclusive des juridictions administratives ;

Considérant que la mise en œuvre des dispositions protectrices prévues par l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 est subordonnée à la constatation de faits manifestement illicites constitutifs de pratiques prohibées par les articles 7 et 8 de l'ordonnance précitée et auxquelles il faudrait mettre fin sans délai pour prévenir ou faire cesser un préjudice grave et certain;

Qu'en outre, aux termes de l'alinéa 2 du texte susvisé, les mesures conservatoires sollicitées ne peuvent intervenir que si la pratique alléguée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt du consommateur ou de l'entreprise plaignante;

Considérant que, dès lors que l'exercice du pouvoir d'interdire la retransmission télévisée de certaines rencontres de football dont dispose la fédération en cause peut avoir pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché de référence, les comportements reprochés à la fédération dans la mise en œuvre de cette faculté sont de nature à constituer une pratique prohibée par application des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ou 85 et 86 du traité instituant la Communauté économique européenne ;

Considérant qu'il est fait grief à la FFF de faire un usage abusif, détourné et discriminatoire des pouvoirs qu'elle tient des statuts d'une association privée pour autoriser la cession à titre onéreux de droits de retransmission de manifestations sportives détenus par ses membres ; que de telles prérogatives de droit privé, indépendantes des missions de service public auxquelles elle participe conformément à la loi du 16 juillet 1984, ne résultent pas de l'application d'un texte législatif ou d'un texte réglementaire pris pour son application ; qu'il n'est en outre aucunement justifié que de telles pratiques aient pour effet d'assurer un progrès économique et qu'en conséquence il ne peut être en l'état soutenu que, par application des conditions d'exemption prévues par l'article 10 de l'ordonnance précitée, elles ne sont pas soumises aux dispositions de ses articles 7 et 8 ;

Considérant que, sans qu'il puisse être porté d'appréciations sur les circonstances de fait de la dégradation des relations de la fédération en cause avec la société La Cinq, il doit être objectivement constaté que, par une déclaration de son président reproduite dans la presse le 12 octobre 1991 sans avoir jamais été démentie ni rétractée, la FFF a publiquement exprimé sa décision de rompre ses relations avec la société La Cinq et de lui refuser dans l'avenir toute autorisation de retransmission ;

Considérant que sans avoir procédé à l'analyse des conséquences de cette position visant à exclure totalement une chaîne de télévision du marché de la diffusion télévisée des matchs de football européens, le Conseil estime néanmoins, clans les motifs de sa décision, que la requérante n'établit ni l'ampleur, ni la gravité, ni le caractère immédiat de l'atteinte qui serait portée à son intérêt, à celui des usagers ou à l'économie du secteur intéressé ; qu'il ajoute dans ses observations orales que l'entreprise plaignante n'a justifié que de pertes financières s'élevant respectivement à 25 469 et à 13 474 F qui ne suffisent pas à établir l'existence d'une atteinte grave et immédiate à ses intérêts ;

Mais considérant que l'effet de l'interdiction absolue désormais faite à la société La Cinq d'accéder au marché des droits de retransmission des rencontres de football organisées dans les pays dépendant de l'UEFA ne se limite pas aux pertes financières immédiatement quantifiables;

Qu'ainsi qu'elle l'expose l'impossibilité totale de diffuser dans des conditions régulières, selon une grille d'émissions annoncée et respectée, des événements sportifs bénéficiant d'un taux d'écoute important est de nature à compromettre de manière sensible et durable l'équilibre et le pluralisme de sa programmation, son image dans le public, son audience et la valorisation de ses recettes publicitaires, l'ensemble de ces conséquences pouvant contribuer à remettre en cause l'autorisation administrative d'émettre qui lui a été accordéele 25 février 1987 ;

Considérant que le caractère arbitraire et absolu du refus rendu public par la FFF le 12 octobre 1991 et la précarité notoire de la situation financière de la chaîne de télévision en cause justifient l'adoption sans délai de mesures propres à faire cesser l'atteinte grave et immédiate ainsi portée à ses intérêts par les pratiques dénoncées;

Considérant que les mesures demandées qui constituent une entrave à la liberté du commerce et de l'industrie doivent être strictement limitées, tant dans leur objet que dans leur durée, à ce qui est nécessaire pour corriger une atteinte manifeste et intolérable à l'exercice de la libre concurrence;

Considérant qu'à titre principal la société La Cinq sollicite que les effets de l'article 14 des statuts de l'UEFA soient provisoirement suspendus en France ; qu'outre qu'elle n'a pas été demandée au Conseil, une telle mesure excède les limites de ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence ;

Que pour mettre un terme à la situation illicite ci-dessus décrite il suffit, ainsi que le demande la requérante à titre subsidiaire, de faire injonction à la FFF de cesser toute pratique de refus systématique et a priori des autorisations de diffusion de rencontres de football sollicitées, au bénéfice de la société La Cinq, par les clubs et fédérations des pays dépendant de l'UEFA qui en détiennent les droits et d'indiquer les conditions dans lesquelles elle est en mesure d'y répondre favorablement,

Par ces motifs : Réforme la décision n° 91-MC-08 du Conseil de la concurrence ; A titre de mesures conservatoires, en l'attente d'une décision du Conseil de la concurrence sur le fond de la saisine de la société La Cinq, fait injonction à la Fédération française de football : 1. De cesser toute pratique de refus systématique et a priori des autorisations de diffusion de rencontres sollicitées au bénéfice de la société La Cinq, conformément à l'article européennes de football, par des associations ou des clubs qui en détiennent les droits ; 2. D'énoncer, dans un mémoire déposé au Conseil de la concurrence dans un délai d'un mois de la notification de la présente ordonnance et communiqué à la société La Cinq, les conditions générales dans lesquelles elle est en mesure d'accorder lesdites autorisations. Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Laisse à la Fédération française de football les dépens de son intervention et au Trésor ceux du recours.