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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 5 mai 1988, n° ECOC8810074X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Compagnie de raffinage et de distribution Total France (SA), Esso (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Edin

Conseillers :

MM. Schoux, Collomb-Clerc

Avoués :

SCP Fisselier, SCP Laurent, SCP Roblin

Avocats :

Mes Saint-Esteben, Henriot, Bourgeon.

CA Paris n° ECOC8810074X

5 mai 1988

LA COUR,

Par décision du 29 septembre 1987, le Conseil de la concurrence a dit que la clause de restitution en nature des cuves et matériels telle qu'elle figure dans les contrats liant les sociétés pétrolières Total, Shell, Elf-Antar, Esso et Mobil Oil à des distributeurs, tombée sous le coup de l'article 50 de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 sans pouvoir bénéficier de son article 51, et a donné injonction à ces sociétés de ré-négocier dans un délai de six mois, en tant que de besoin, leurs contrats de telle sorte que les détaillants, à l'expiration ou à la suite de la résiliation anticipée du contrat, ne soient plus tenus de restituer en nature les cuves et matériels mis à leur disposition.

Cette décision a été frappée le 5 novembre 1987 d'un recours par la société Compagnie de raffinage et de distribution Total-France (ci-après Total). Les 4 et 8 décembre 1987, la société Esso et la fédération nationale du commerce et de l'artisanat automobile (ci-après FNCAA) ont formé des recours incidents.

La société Total demande à la cour de juger :

- à titre principal que les contrats contenant les stipulations relatives à la restitution en nature des cuves bénéficient de l'exemption par catégorie prévue par les règlements 67-67 et 1984-83 de la Commission des communautés européennes, une telle exemption interdisant A l'autorité nationale d'un Etat membre de déclarer ces clauses anticoncurrentielles sur le fondement du droit interne ;

- à titre subsidiaire, que les stipulations litigieuses n'ont ni pour objet ni pour effet de restreindre, fausser ou empêcher la concurrence de manière sensible sur le marché en cause, et qu'elles sont couvertes par les articles 51 (1°) de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 10-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,

" Encore plus subsidiairement ", la société Total sollicite :

- la limitation de la portée de la décision à intervenir, celle-ci ne devant concerner, d'une part, que les contrats conclus avec les revendeurs, à l'exclusion des commissionnaires, d'autre part, que les cuves et matériels annexes et l'injonction de renégociation ne devant pas porter sur les contrats résiliés par anticipation du fait du revendeur ;

- la prise en compte, pour le calcul de la valeur des cessions des cuves, d'une durée normale d'utilisation de vingt-cinq ans et des frais engagés par le fournisseur pour la mise du matériel à la disposition du détaillant.

La société Esso requiert que, par réformation de la décision entreprise, soient exclus de l'injonction les cas de résiliation anticipée des contrats, et que ne soient pas visés les matériels de surface.

La FNCAA, tout en demandant la confirmation du chef de la décision relatif à l'illicéité de la restitution en nature, sollicite que soient précisés les principes à retenir pour le calcul des valeurs de rachat des cuves par les détaillants.

Sur quoi

La cour,

I. - L'étendue de la saisine

Considérant que la plainte par laquelle la FNCAA a saisi le 17 décembre 1983 la Commission de la concurrence visait la restitution en nature des cuves et matériels annexes mis par les sociétés pétrolières à la disposition des détaillants en carburants sans distinguer entre les commissionnaires et les acheteurs-revendeurs ; que le rapport notifié aux parties a examiné la situation de ces deux catégories de distributeurs ; que la décision du Conseil de la concurrence vise les contrats de fournitures passés avec les détaillants, acheteurs et commissionnaires, que la société Total n'est donc pas fondée à prétendre que les contrats de commission conclus par elle ne sont pas compris dans la saisine de la cour ;

Considérant que les sociétés Shell, Elf et Mobil, parties devant le Conseil de la concurrence, ne sont pas en cause devant la cour ;

II. - La structure de la distribution des carburants et la question des cuves

Considérant qu'il ressort des éléments versés aux débats que, sur les 34 600 stations-services distribuant au 1er janvier 1986 des carburants en France, 25 050 étaient liées aux 8 sociétés de raffinage (AGIP, BP, Elf, Esso, Fina, Mobil, Shell, et Total) et couvraient 71 p. 100 du marché ; que ces réseaux étaient divisés en 6 350 stations dites " officielles ", appartenant aux sociétés, et 18 700 stations dites " organiques ", dont les exploitants, propriétaires de leur fonds de commerce, avaient conclu avec une société pétrolière, pour une durée s'étendant sur plusieurs années, soit un contrat d'achat exclusif (" revendeurs de marque "), soit un contrat de commission prévoyant la livraison exclusive par la société des produits vendus par le détaillant pour le compte de celle-ci aux prix fixés par elle ;

Considérant que la plupart des exploitants de stations organiques (90 p. 100 d'entre eux environ) ne sont pas propriétaires des réservoirs de stockage du carburant, ceux-ci étant mis à leur disposition par les sociétés soit à titre gratuit, soit moyennant une redevance qu'en ce qui concerne la société Total notamment, l'utilisation des cuves dont la société est propriétaire est compensée par une diminution de la marge ou de la remise du détaillant.

Considérant que, jusqu'en 1982, la majorité des contrats passés par les sociétés pétrolières avec leurs détaillants imposait à ceux-ci, en fin de relations entre les parties, la restitution " in specie " des cuves enterrées sous la station, de leurs tuyauteries et canalisations électriques, et mettait à la charge des pompistes les travaux d'ouverture des fosses et de vidange, des réservoirs ;

Considérant qu'à la demande des pouvoirs publics était signé le 4 octobre 1982 par les organisations professionnelles de fournisseurs et de distributeurs un " protocole d'accord " selon lequel, dans les contrats conclus à compter du 1er novembre 1982, la location du matériel par les sociétés serait instituée et la cession en serait consentie aux détaillants au terme du contrat ou, en cas de résiliation anticipée, par accord des parties ;

Considérant que, le 1er août 1984, la chambre syndicale de la distribution des produits pétroliers a estimé que cet accord contrevenait aux articles 3 et 10 de la loi bancaire du 24 janvier 1984, au motif que, selon ces textes, le monopole des opérations de location avec option d'achat était réservé aux établissements de crédit ; que, par lettre du 23 décembre 1985, le ministre de l'économie et des finances, écartant cette interprétation, a considéré que les opérations de location avec option d'achat, tout en étant soumises à la réglementation du crédit, pouvaient être librement réalisées par les fournisseurs sous réserve que ces opérations ne constituent pas leur activité principale et soient effectuées à titre accessoire.

Considérant qu'à la suite de l'accord interprofessionnel du 4 octobre 1982, les sociétés pétrolières ont institué, dans les contrats conclus à compter du 1er novembre 1982, une possibilité de rachat des cuves par les détaillants ; que, cependant, après la prise de position de la chambre syndicale de la distribution relative à l'accord du 4 octobre 1982, les sociétés Total et Shell ont réintroduit dans les nouveaux contrats l'obligation de restitution " in specie ".

Considérant que c'est ainsi que les contrats " revendeurs de marque" et " commissionnaires " de la société Total, après avoir énoncé la mise à disposition du matériel de distribution par la société et son inaliénabilité, contiennent une clause aux termes de laquelle " dans le mois de la cessation des effets du contrat pour quelque cause que ce soit (le détaillant) effectuera à ses frais les travaux d'ouverture des fosses, caniveaux, etc. et videra les réservoirs de manière à ce que tout le matériel mis à sa disposition puisse être démonté et enlevé par (la société), les frais de remise en état des lieux incombant (au détaillant).

Considérant que, selon les investigations effectuées par le rapporteur du Conseil de la concurrence, au 1er janvier 1986, seulement 1 302 détaillants liés à des sociétés de raffinage étaient propriétaires de leurs cuves, contre 11 733 non-propriétaires que, sur un échantillon de contrat concernant les sept principales sociétés, 3 816 contrats ne prévoyaient aucune possibilité de cession et 3 891 conventions laissaient une faculté de rachat aux distributeurs ; que tous les contrats des sociétés BP et Mobil autorisent la cession que les sociétés Elf, Esso et Fina, acceptent cette cession, même pour ceux de leurs contrats, antérieurs à 1982, qui ne le prévoient pas ; que lors de la cessation des contrats sans possibilité de cession, seules les sociétés Total (1 519 contrats de ce type en cours au 1er janvier 1986) et Shell (466) exigent la restitution des cuves, ce qu'elles ont fait dans 137 cas depuis le 1er novembre 1982 (dont 105 pour Total) ;

Considérant que la libération des prix des carburants par arrêté du 29 janvier 1985 et la suppression par arrêté du 4 octobre 1985, de l'autorisation administrative pour la création et la modification des stations, ont intensifié la concurrence entre raffineurs, grossistes indépendants et magasins à grande surface, tout en entraînant un mouvement de rationalisation par suppressions de stations.

III. - La qualification des faits au regard des règles de la concurrence

Considérant que, selon une expertise judiciaire versée aux débats, la restitution " in specie " pour trois cuves enterrées (essence, supercarburant et gazole) impose les travaux suivants :

- dégazage des réservoirs ;

- coupe des tuyauteries de liaison ;

- démolition de la dalle bétonnée de couverture de la fosse ;

- extraction des citernes ;

- enlèvement des tuyauteries et câbles électriques enterrés ;

que le coût de ces opérations a été évalué en 1985 à 28 781 F hors taxes ; qu'à ce prix, supporté par le détaillant, doit être ajouté le coût des travaux de génie civil nécessaires pour l'installation des nouvelles cuves remplaçant celles restituées, coût estimé à 40 573 F que la marge des travaux liés à la restitution, sans y inclure le prix des nouvelles cuves, s'élève donc à 69 354 F hors taxes ; qu'il faut aussi prendre en considération dans la plupart des cas, l'incidence de la fermeture de la station entraînée par la démolition des pistes, et la perte du chiffre d'affaires qui en résulte pendant une à deux semaines.

Considérant que ces charges, qui ne correspondent à aucune nécessité technique, les cuves ayant une durée de vie largement supérieure à vingt ans, ont un caractère anti-économique en constituant un facteur de hausse de prix ; qu'elles accroissent en outre les coûts associés à un changement de fournisseur ; que, comme l'a justement relevé le Conseil de la concurrence, l'obligation de restitution " in specie " est susceptible d'interdire en fait au revendeur ou au commissionnaire, à l'expiration des relations contractuelles, d'en reprendre de nouvelles avec un autre fournisseur ; que, par son caractère dissuasif, cette obligation limite la fluidité du marché des distributeurs entre les fournisseurs et a donc un effet anti-concurrentiel ; que cet effet est sensible, puisque l'obligation concerne le nombre élevé de contrats énoncé plus haut et qu'elle est de fait mise en œuvre par les sociétés Total et Shell, qui sont parmi les plus importantes du marché; que les chiffres de u passages à la concurrence" avancés par Total ne sont pas probants d'une fluidité réelle en ce qui concerne les détaillants soumis à la restitution.

Considérant que la société Total soutient que la clause de restitution " in specie " est indissolublement liée à la mise à la disposition du détaillant, qu'elle participe du caractère bénéfique de celle-ci, qu'elle n'est que l'application de l'article 1875 du code civil, et qu'elle est comme telle couverte par les dispositions des articles 51-l de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 10-l de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Mais considérant que, si le prêt ou la location des réservoirs par le fournisseur facilitent effectivement l'accès des détaillants au marché en diminuant leur apport en capital, la restitution " in specie " en fin de contrat n'est pas le complément indispensable des contrats exclusifs d'achats et de commissions, d'autres modalités pouvant être prévues pour maintenir l'équilibre contractuel et le respect des intérêts des parties ; qu' ainsi l'obstacle artificiel que cette restitution oppose au jeu de la concurrence disparaît lorsque est ouverte au distributeur une faculté de rachat, telle que celle prévue par l'accord interprofessionnel de 1982, et telle que celle organisée et pratiquée par la plupart des sociétés pétrolières en France ou dans plusieurs Etats de la CEE.

Considérant que la société Total n'est pas fondée à prétendre qu'elle peut légitimement chercher à empêcher un concurrent de bénéficier gratuitement de l'investissement réalisé par elle ; qu'en effet, par le prix de rachat, elle pourrait être remboursée de la part non amortie de cet investissement ; que le nouveau fournisseur se trouverait alors, vis-à-vis du détaillant, dans la même situation qu'à l'égard d'un nouveau venu propriétaire de ses cuves auquel il devrait de ce fait consentir des conditions de prix moins favorables au fournisseur ; que ce dernier ne bénéficierait donc pas d'un avantage concurrentiel.

Considérant que si l'emprunteur ou le locataire d'une chose est tenu de rendre celle-ci même à son propriétaire, l'application de cette règle, découlant de stipulations contractuelles particulières, ne saurait justifier des pratiques anticoncurrentielles qui, lorsqu'elles s'exercent sur un marché, sont prohibées par les articles 50 de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 et 7 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 que l'obligation de restitution " in specie " ne résulte pas de l'application nécessaire d'un texte législatif ou réglementaire relevant d'un ordre public impératif ; qu' elle n'apporte par elle-même aucun progrès économique ; qu' elle ne répond donc ni aux conditions d'application de l'article 51 de l'ordonnance de 1945 ni à celles de l'article 10 de l'ordonnance de 1986 .

Considérant qu' insérées dans un réseau d'accords similaires sur l'ensemble du territoire national, les conventions emportant restitution obligatoire constituent un frein à la concurrence d'autres fournisseurs de la Communauté économique européenne, et affectent par là même le commerce entre Etats membres; que la Commission des communautés n'ayant engagé aucune procédure au sens de l'article 9 du règlement 17-62, la cour est compétente pour constater que lesdites conventions sont également interdites par l'article 85-1 du traité de Rome ; que, comme l'a exactement retenu le conseil, la restriction de concurrence qu'elles entraînent ne figure pas parmi celles autorisées, pour les contrats d'achats exclusifs, par l'article 2 du règlement 67-67 de la commission du 22 mars 1967, puis par l'article 11 du règlement 1984-83 du 22 juin 1983 ;

Que les contrats qui emportent l'obligation litigieuse ne peuvent donc bénéficier de l'exemption de plein droit prévue par ces règlements ; qu'au demeurant le règlement 1984-83 ne concerne pas les contrats de commissions ;

Considérant, cependant, que les société Esso et Total font valoir à juste titre que l'obligation litigieuse n'est pas restrictive de concurrence :

- en tant qu'elle concerne le matériel de surface aux couleurs et marques du fournisseur (volucompteurs, panneaux et candélabres), pour lequel aucun litige n'existe ;

- en tant qu'elle s'applique en cas de résiliation anticipée du contrat par la faute du détaillant ; que dans ce cas en effet, c'est le comportement du détaillant qui entraîne la rupture, sans que l'obligation de restitution ait eu, elle-même, une influence sur la cessation des relations contractuelles avec le fournisseur.

IV. - Les mesures à prendre

Considérant que le Conseil de la concurrence a justement donné injonction aux sociétés Total et Esso, seuls auteurs des présents recours, de renégocier les contrats en cours avec leurs détaillants de telle sorte que ceux-ci ne soient plus tenus de restituer les cuves et matériels accessoires eux-mêmes ; qu'il y a lieu, tout en apportant à cette injonction les limitations ci-dessus énoncées, de préciser qu'il appartiendra aux parties, lors de ces négociations, de fixer des valeurs de cessions telles que soit évité tout nouvel effet anti-concurrentiel et que soient respectés les intérêts légitimes des parties contractantes.

Par ces motifs : Statuant dans la limite des recours ; Dit que les clauses, expresses ou implicites, contenues dans les contrats d'achats et de commission exclusifs conclus par les sociétés CRD Total France et Esso SAF, et obligeant les détaillants à restituer les réservoirs eux-mêmes avec leurs accessoires constituent des clauses prohibées par les règles de la concurrence ; Dit cependant que ces clauses échappent à ces règles lorsqu'elles sont prévues pour le cas de résiliation jugée fautive, à l'encontre du détaillant; Dit que les sociétés susnommées devront, dans le délai de six mois à compter de la publication du présent arrêt, négocier avec les détaillants la modification des contrats en cours de façon que ces détaillants ne soient plus tenus de l'obligation précitée et disposent d'une faculté de rachat ; Dit que le mode de calcul des valeurs de cessions devra être précisé lors de la conclusion ou de la modification des contrats, de telles sorte que soient respectées, à la fois les règles de la libre et totale concurrence, et la protection des intérêts légitimes particuliers des parties contractantes ; Condamne la société CRD Total France aux dépens de l'instance.