CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 12 avril 1996, n° FCEC9610101X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
L'Entreprise industrielle (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Feuillard
Avocat général :
M. Jobard
Conseillers :
MM. Morel, Weil
Avocats :
SCP Elkaïm, Elkaïm-Scialom.
Saisi par le ministre de l'économie de pratiques relevées lors d'un appel d'offres lancé par le lycée Clemenceau à Reims pour la rénovation de son installation électrique, le Conseil de la concurrence a, par décision n° 95-D-51 du 11 juillet 1995, infligé les sanctions pécuniaires suivantes aux sociétés désignées ci-après :
- 4 500 000 F à Santerne SA;
- 12 000 000 F à L'Entreprise industrielle SA;
- 35 000 F à SEEI Roque Industrie SA;
- 20 000 F à Guerineau SA;
- 2 000 F à Royant SA;
et a ordonné la publication de sa décision.
Un appel d'offres a été lancé en septembre 1992 par le lycée Clemenceau pour terminer la rénovation de l'installation électrique de ses locaux d'externat et commencer celle de ses locaux d'internat. Le crédit ouvert pour ce marché était de 1 605 kF. Les entreprises étaient en outre invitées à chiffrer, sous forme d'options, trois autres séries de travaux.
Une société Gay SA s'est vu attribuer le marché pour un montant total de 1,29 MF TTC, options comprises, l'offre de l'entreprise moins-disante, Westeel pour 1,01 MF, étant écartée.
Cinq autres entreprises spécialisées, celles qui ont été sanctionnées, ont soumissionné pour des prix HT variant de 2,47 à 2,66 MF. L'analyse de leurs offres a permis de constater qu'elles avaient présenté des prix globaux par zones de travaux, sans indiquer les modalités d'évaluation; que leurs offres étaient très proches, postes par postes, d'un niveau en général 2,5 fois supérieur à celui des offres des deux autres sociétés; que les cinq soumissions présentaient la même structure; que les prix proposés par trois des sociétés sanctionnées, SEEI Roque Industrie, l'Entreprise industrielle et Royant, présentaient tous un écart constant en pourcentage par rapport à ceux de Santerne, les prix de Guerineau n'étant pas strictement proportionnels mais tout de même 2,5 fois supérieurs à ceux de Gay.
Le Conseil a relevé que Santerne était intervenue auprès de Westeel pour l'inciter à ne pas présenter d'offre, et auprès de Royant, qui l'a reconnu, pour l'inviter à présenter une offre de couverture, l'offre de Royant ayant été la plus élevée; que les éléments recueillis constituaient des indices graves, précis et concordants d'un échange d'informations entre les cinq sociétés concernées, avec présentation d'offres de couverture.
Il a estimé que la circonstance que l'offre de Royant ait été signée par un salarié de l'entreprise sans qualité pour le faire était inopérante, de même que la circonstance que la pratique de Santerne ait été mise en œuvre sans que la direction de l'entreprise en soit informée.
La société L'Entreprise industrielle a formé contre la décision du Conseil un recours en annulation, à défaut en réformation, sollicitant, subsidiairement, que la cour dise que les faits qui lui sont imputés n'ont pas de réelle gravité et ne peuvent avoir entraîné aucun dommage à l'économie, ce qui justifie une minoration de la sanction qui lui a été infligée.
Elle fait valoir qu'il y a lieu, pour la fixation des sanctions, de tenir compte du contexte général de concurrence excessive, de baisse des prix et de pratiques systématiques du " moins-disant " dans les marchés publics; que son responsable a pu penser que le marché était d'avance attribué et qu'il pouvait se contenter d'une étude de prix sommaire; que les pratiques reprochées seraient imputables à l'une de ses agences dont le responsable possédait les pouvoirs les plus larges pour conclure tous contrats et faire toutes soumissions.
Elle affirme que la sanction prononcée lui a été infligée en méconnaissance de la proportionnalité au dommage causé à l'économie, à la gravité des faits et à la situation de l'entreprise, quoique le Conseil ait voulu manifestement sanctionner proportionnellement Santerne plus sévèrement que la concluante, mais alors qu'il semble avoir assimilé l'intervention de la concluante, totalement passive, à celle de Santerne.
Elle indique qu'elle a adressé, le 18 octobre 1995, une note aux responsables des marchés de l'entreprise pour leur rappeler les règles à respecter en matière de concurrence.
Le ministre de l'économie conclut au rejet du recours et à la confirmation de la sanction de 12 MF infligée à la société requérante. Il observe que la sanction a été correctement appréciée en fonction du dommage causé à l'économie, de la gravité des faits, de la réitération des pratiques anticoncurrentielles et de la situation financière de l'entreprise.
Le Conseil de la concurrence n'a pas entendu user de la faculté de présenter des observations écrites.
La société requérante a répliqué en soulignant la gravité des problèmes auxquels elle se trouve confrontée.
Le ministère public a conclu oralement en observant que la requérante ne peut valablement soutenir que seul le chiffre d'affaires de l'entreprise a été pris en compte pour apprécier le montant de la sanction et que le Conseil a fait une juste application de la règle de la proportionnalité; que l'absence de dommage causé à l'administration et l'absence d'incidence effective sur les prix ne peuvent être valablement invoquées et que la taille des entreprises en cause a de fortes conséquences sur le dommage causé à l'économie, lequel dépasse le simple enjeu du marché public sur lequel les pratiques ont été observées, d'où il suit que le moyen tiré du faible montant du marché ne saurait être accueilli; que le simple rôle passif de la société requérante ne saurait enlever aux faits reprochés leur caractère de gravité; que cette société ne peut soutenir valablement que c'est à tort que le Conseil l'a tenue comme récidiviste pour évaluer le montant de la sanction au motif qu'il se serait agi d'un " comportement tout à fait exceptionnel ", alors que c'est la quatrième fois en six ans que le Conseil sanctionne cette entreprise en tant que personne morale ; que la requête tendant à l'obtention d'une " période de mise à l'épreuve" a été rejetée à bon droit. Il s'est posé toutefois la question de savoir si, à l'examen des éléments fournis par la requérante, faisant apparaître l'existence de réelles difficultés financières, ces dernières ne seraient pas de nature à justifier une minoration du montant de la sanction infligée.
Par note en délibéré adressée à la cour sur sa demande, la société requérante indique que ses comptes pour l'année 1995 feront sans doute apparaître une perte de 12 MF, que ses performances financières sont faibles, voire inexistantes, que ses capitaux propres sont insuffisants (4,2 p. 100 du chiffre d'affaires), que ses capacités à obtenir des crédits sont réduites, sinon nulles. Elle précise qu'elle a engagé, dès le début de 1995, une action rigoureuse de redressement, qui se poursuit malgré les difficultés rencontrées, pour améliorer la rentabililité. Elle ajoute que l'un de ses avocats a été chargé de participer à des réunions d'information dans les différentes agences de l'entreprise pour sensibiliser ses cadres au respect des règles de la concurrence.
Sur quoi, LA COUR :
Considérant, certes, que la société requérante conclut formellement à l'annulation, subsidiairement à la réformation de la décision du Conseil en ce qu'elle la concerne;
Que cependant tous ses moyens sont relatifs seulement à la sanction qui lui a été infligée;
Qu'elle se borne en réalité à solliciter une modération de la sanction pour des motifs tenant notamment au rôle passif qu'elle aurait eu dans la concertation, à l'autonomie de fait du responsable de son agence mise en cause, à ses difficultés financières et à la volonté manifestée par la nouvelle équipe dirigeante de faire respecter dorénavant les règles du libre jeu de la concurrence à l'occasion des soumissions à des marchés publics;
Considérant que les motifs de la décision du Conseil au sujet de l'évaluation de la sanction qui devait être infligée à la société requérante échappent aux critiques formulées par cette société, sauf en ce qui concerne la prise en compte de sa situation financière;
Que, spécialement, le Conseil a relevé à juste titre que la mise en œuvre, par de grandes entreprises, sur un marché de dimension réduite, de pratiques prohibées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 peut avoir pour effet de convaincre des entreprises de taille inférieure que ce type de comportement est général et de les inciter soit à l'adopter pour d'autres marchés, soit à renoncer à faire des offres sur des marchés d'une certaine importance qu'elles seraient pourtant aptes à traiter mais qui seraient convoités par des grandes entreprises; qu'il a donc estimé, à bon droit, que le dommage potentiel à l'économie du fait de pratiques anticoncurrentielles de deux entreprises importantes, dont la requérante, dépassait le simple enjeu du marché public sur lequel ces pratiques étaient observées;
Que le Conseil a encore pu tenir compte de la circonstance qu'il avait été amené antérieurement à sanctionner L'Entreprise industrielle, laquelle n'ignorait, à l'occasion des faits de l'espèce, ni le caractère prohibé des pratiques ni le risque de sanction ;
Mais considérant que, depuis la décision du Conseil, la nouvelle équipe dirigeante de la société requérante a effectivement pris des mesures tendant à faire cesser les pratiques prohibées;
Qu'une note a été diffusée aux différents responsables, le 18 octobre 1995, qui a pour objet les " mesures internes destinées à prévenir les infractions dans le domaine de la concurrence"; qu'y sont rappelées les règles applicables, décrites les pratiques prohibées et précisées les mesures de prévention interne qui doivent être mises en œuvre; qu'il y est encore indiqué que toute pratique irrégulière constatée par une juridiction serait considérée dorénavant comme une faute dans le cadre du contrat de travail, les sanctions pécuniaires devant être imputées au bilan du service de la direction régionale responsable;
Que, quoique la lettre annoncée n'ait pas été jointe à la note en délibéré, il n'y a pas lieu de douter que la société requérante a effectivement chargé l'un de ses conseils de participer à des réunions d'information dans ses différentes agences à ce sujet;
Considérant par ailleurs que la société requérante a produit en délibéré une attestation de ses commissaires aux comptes d'où il résulte que les comptes, au 31 décembre 1995, feront sans doute apparaître une perte de 12MF;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la sanction pécuniaire infligée à L'Entreprise industrielle doit être réduite dans de notables proportions;
Que cette sanction sera fixée à 5 000 000 F,
Par ces motifs : Faisant droit partiellement au recours de la société L'Entreprise industrielle contre la décision n° 95-D-51 du 11 juillet 1995 du Conseil de la concurrence, Réduit à 5 000 000 F le montant de la sanction infligée à cette société; Rejette le recours pour le surplus;