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Décisions

Cass. com., 30 mai 1995, n° 93-15.355

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

PARTIES

Demandeur :

Ghiglion (SARL)

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Nicot (faisant fonction)

Rapporteur :

M. Léonnet

Avocat général :

M. de Gouttes

Avocats :

Mes Choucroy, Ricard.

Cass. com. n° 93-15.355

30 mai 1995

LA COUR : - Attendu qu'il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué (Paris, 29 avril 1993) que le Conseil de la concurrence s'est saisi d'office, en 1988, de pratiques qu'il estimait illicites concernant le déménagement des fonctionnaires civils et des militaires à destination ou en provenance des départements d'Outre-mer (DOM), des territoires d'Outre-mer (TOM) et des pays étrangers ; que, pour les premiers, le décret n° 53-711 du 21 mai 1953, applicable jusqu'à l'intervention du décret n° 89-271 du 12 avril 1989 et, pour les seconds, le décret n° 54-213 du 1er mars 1954, ont prévu, selon des modalités semblables, un remboursement des frais réellement engagés assortis de limitations en volume, variables selon la catégorie et la situation familiale des personnels concernés, sur la base du prix le plus bas de trois devis émanant d'entreprises différentes pour les fonctionnaires ou de deux pour les militaires ; que l'enquête ayant établi que, dans le cadre de ce marché international du déménagement, où étaient spécialisées de nombreuses entreprises, certaines s'étaient livrées, selon divers procédés, soit habituellement, soit occasionnellement, à des pratiques de concertation en échangeant des papiers à en-tête vierges ou en se communiquant des informations aux fins d'établir des devis faux ou de complaisance, dits de couverture, au profit de celles d'entre elles qui se réservaient d'être la moins disante pour fournir la prestation, le Conseil de la concurrence a infligé des sanctions pécuniaires à soixante-dix entreprises ; que quarante-deux d'entre elles se sont pourvues devant la Cour d'appel de Paris ;

Sur le premier moyen : - Attendu que la société Ghiglion fait grief à l'arrêt d'avoir déclaré régulière la procédure poursuivie devant le Conseil de la concurrence, alors que, selon le pourvoi, il résulte des constatations mêmes de l'arrêt que les pratiques en cause trouvaient leur origine dans une situation ancienne, notoire et généralisée, dans laquelle les administrations, par leur tolérance volontaire ou par incompétence, avaient une responsabilité, de même que les personnels bénéficiaires ; qu'ainsi la procédure, qui avait opéré une discrimination dans les poursuites entre certains secteurs de l'activité du déménagement et entre les personnes morales ou physiques responsables d'une situation généralisée ancienne et notoire, avait rompu le principe d'égalité et, partant, méconnu le droit à un procès équitable, si bien que la cour d'appel a violé l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu, ainsi que l'arrêt l'a exactement énoncé, que le conseil n'était compétent que pour sanctionner les entreprises qui s'étaient rendues coupables d'agissements constitutifs d'ententes prohibées sanctionnées par les dispositions des ordonnances des 30 juin 1945 et 1er décembre 1986, même si les personnels bénéficiaires des prestations et l'administration chargée d'en effectuer le remboursement avaient, par leur compromission ou leur complaisance, déterminé ou facilité la mise en œuvre et la persistance de ces pratiques, dès lors que, pour de tels comportements, ces personnes et autorités administratives échappent au pouvoir que lui conférait le texte susvisé; qu'en l'état de ces énonciations et constatations, qui laissaient aux instances compétentes la possibilité de se prononcer sur le comportement des personnels impliqués dans la mise en œuvre de ces pratiques, la cour d'appel n'a pas méconnu la portée de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le deuxième moyen : - Attendu que la société Ghiglion fait grief à l'arrêt d'avoir déclaré régulière la procédure poursuivie devant le Conseil de la concurrence, alors, selon le pourvoi, qu'il résulte des constatations mêmes de l'arrêt que les administrations avaient pour mission de contrôler les textes réglementaires instaurant le système de remboursement des déménagements, ainsi que de s'assurer de l'effectivité de la mise en concurrence, et que lesdites administrations avaient, par tolérance volontaire ou incompétence, favorisé les pratiques incriminées ; qu'il s'évince de ces constatations que les ententes incriminées mettaient en cause les textes réglementaires que les ministères de tutelle des administrations concernées étaient chargés d'appliquer et qui relevaient donc de leur mission, si bien que la cour d'appel a violé l'article 21, 2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Mais attendu que l'arrêt relève que la réglementation administrative applicable en l'espèce visait précisément à permettre à l'Administration qui supportait le prix de la prestation de s'assurer que son bénéficiaire avait fait jouer la concurrence pour les prix ; qu'en l'état de ces constatations, la cour d'appel a pu retenir qu'elle ne mettait pas en cause l'application d'un texte relevant des missions spécifiques des ministres de l'Intérieur et de la Fonction publique, auxquels ne s'appliquait pas, en conséquence, la qualification de " ministres intéressés " au sens de l'article 21, 2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le troisième moyen : - Attendu que la société Ghiglion fait grief à l'arrêt de l'avoir condamnée, alors, selon le pourvoi, que la réglementation applicable aux prestations de déménagement fournies aux fonctionnaires et militaires en provenance ou à destination des DOM-TOM ne prévoyait aucun plafond de remboursement, ce qui excluait tout effet sur la concurrence des pratiques incriminées de devis de couverture, dans la mesure où le prix lui-même ne constituait pas, pour les agents concernés, un élément de concurrence ; qu'ainsi, en fondant sa décision quant à l'effet anticoncurrentiel des pratiques incriminées sur la prétendue existence de plafonds de remboursement, sans justifier, en réfutation des conclusions de la société Ghiglion, de l'existence de ces plafonds, la cour d'appel n'a pas légalement caractérisé l'objet ou l'effet anticoncurrentiel des pratiques incriminées, privant sa décision de toute base légale au regard de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Mais attendu que la décision du Conseil de la concurrence à laquelle s'est référé l'arrêt a relevé que le décret n° 53-511 du 21 mai 1953 relatif aux personnels civils de l'Etat et le décret du 1er mars 1954 concernant les personnels militaires précisait que les frais de déménagements engagés par eux vers les DOM et les TOM étaient remboursés avec une limitation de plafond ; que la cour d'appel, en répondant aux conclusions prétendument omises, a estimé que cette limitation constituait une limite supérieure en deçà de laquelle la production de plusieurs devis visait à faire jouer la concurrence sur les prix ; qu'ayant encore retenu que la fourniture à une entreprise présentée pour effectuer un déménagement, de devis directement ou indirectement fournis par d'autres comme des offres concurrentes, mais, en réalité, destinés à présenter la première comme moins disante, a nécessairement pour objet de faire obstacle à la libre fixation des prix pour le libre jeu du marché, la cour d'appel a légalement justifié sa décision ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le quatrième moyen, pris en sa première branche : - Attendu que la société Ghiglion fait grief à l'arrêt de l'avoir condamnée, alors selon le pourvoi, que la cour d'appel qui, tout en relevant que les pratiques reprochées étaient antérieures ou postérieures à l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 1er décembre 1986, n'a, pour le calcul des sanctions pécuniaires, opéré aucune distinction entre les différents faits sanctionnés selon qu'ils soient antérieurs ou postérieurs à la loi la plus sévère, n'a pas mis la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle sur l'application dans le temps de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et de l'ordonnance du 30 juin 1945 ;

Mais attendu que l'arrêt relève à bon droit que les faits retenus à l'encontre de l'entreprise litigieuse ayant commencé " sous l'empire de l'ordonnance du 30 juin 1945 et s'étant poursuivis postérieurement ", seuls devaient être prises en considération les dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, précisant les modalités de détermination des sanctions pécuniaires pouvant être prononcées contre l'intéressée ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le quatrième moyen, pris en ses trois dernières branches : - Attendu que la société Ghiglion fait grief à l'arrêt de l'avoir condamnée, alors, selon le pourvoi, d'une part, qu'en se bornant à faire état d'éléments généraux d'appréciation, sans rechercher de manière concrète, pour chaque entreprise, une proportionnalité entre la peine prononcée, la gravité des faits relevés et le dommage porté à l'économie du marché de référence, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; alors, d'autre part, qu'en se bornant à faire état du chiffre d'affaires global que représentait le marché de référence pour les années 1986-1988, sans rechercher quelle avait été l'influence des pratiques incriminées sur le prix des déménagements, et sans apprécier ainsi concrètement le dommage que lesdites pratiques avaient pu causer à l'économie et à l'Etat en haussant artificiellement les prestations de déménagement versées aux fonctionnaires, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; et alors, enfin, qu'en se référant, pour l'évaluation du montant de la sanction, au chiffre d'affaires global de la société Ghiglion pour l'année 1990, soit la somme de 12 747 099 F, alors que, comme l'avait montré la société Ghiglion dans son mémoire additionnel, devait être pris en considération le seul chiffre d'affaires afférent au marché de référence, à savoir celui du déménagement des fonctionnaires en provenance et vers les DOM-TOM, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision au regard de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Mais attendu, en premier lieu, qu'ayant procédé à une analyse concrète des éléments économiques propres au marché considéré ainsi qu'à ceux caractérisant les activités et le chiffres d'affaires de chaque entreprise concernée, l'arrêt relève que le secteur concerné est celui qui regroupe l'ensemble des services rendus par les entreprises ayant fourni ou offert de fournir les prestations de déménagement aux personnels de l'Etat en provenance ou à destination des départements et territoires d'Outre-mer, à savoir les opérations de déménagement au sens strict, mais encore celles qui y sont associées et les opérations administratives et le dédouanement qui s'y rattachent;que c'est en justifiant ainsi sa décision au regard des dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, que la cour d'appel a estimé que devait être retenu pour l'évaluation du montant de la sanction le chiffre d'affaires global des sociétés concernées ;

Attendu, en second lieu, que la cour d'appel, ayant constaté que, durant la période de 1986 à 1988, les pratiques incriminées d'origine ancienne avaient empêché le jeu normal de la concurrence par les prix sur les déménagements des fonctionnaires français affectés outremer, n'avait pas à rechercher quelle avait été l'influence de ces pratiques sur le prix des déménagements ; Que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;

Par ces motifs : rejette le pourvoi.