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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 18 janvier 2000, n° ECOC0000060X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Entreprise Chaillan Frères (SA), Ragoucy (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Economie et des Finances

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents :

Mmes Marais, Kamara

Conseiller :

M. Le Dauphin

Avoué :

SCP Annie Baskal

Avocat :

Me Pautot.

CA Paris n° ECOC0000060X

18 janvier 2000

LA COUR statue sur le recours en annulation et en réformation formé par la société Ragoucy, d'une part, et le recours en réformation formé par la société Chaillan-frères, d'autre part, contre la décision n° 99-D-13 du Conseil de la concurrence, du 17 février 1999, qui a dit que les sociétés Chaillan-frères et Ragoucy avaient enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et qui leur a infligé, respectivement, les sanctions pécuniaires de 70 000 F et 120 000 F.

Les faits :

En septembre 1995 et en mars 1996, le centre hospitalier de Manosque a lancé deux appels d'offres. Les travaux concernaient, pour le premier appel d'offres, la surélévation, la réfection du toit et le ravalement des façades de l'aile sud du centre hospitalier de Manosque et, pour le second appel d'offres, la transformation de la maison de retraite dudit centre.

Les sociétés Chaillan-frères et Ragoucy ont soumissionné à ces deux appels d'offres, qui, bien qu'ils aient été par la suite déclarés infructueux, ont fait apparaître que l'entreprise Chaillan avait, avant la remise des offres, fait parvenir à la société Ragoucy son " quantitatif ", c'est-à-dire ses éléments de prix relatifs aux deux appels d'offres.

Reprochant, d'une part, à la société Chaillan d'avoir envoyé à la société Ragoucy, avant la remise des offres au maître d'œuvre, une copie de la soumission qu'elle se proposait de déposer et, d'autre part, à la société Ragoucy d'avoir établi sa propre soumission sur la base de celle de la société Chaillan, le Conseil de la concurrence a retenu que la société Chaillan et la société Ragoucy s'étaient livrées à des pratiques anticoncurrentielles, en violation des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Pour le Conseil, cet échange d'informations entre les deux entreprises soumissionnaires préalablement au dépôt des offres a eu pour objet et a pu avoir pour effet de faire obstacle à l'exercice de la concurrence en trompant le maître d'œuvre sur la réalité et l'intensité de la concurrence sur les deux marchés concernés.

Au soutien de leurs recours à l'encontre de cette décision,

L'entreprise Chaillan et la société Ragoucy font valoir :

Sur la procédure :

- qu'un certain nombre de pièces visées dans le rapport notifié à la société Ragoucy ne figurent pas en annexe dudit rapport ;

- que la présence du rapporteur du Conseil de la concurrence au délibéré est contraire à l'article 6, paragraphe 1et paragraphe 2 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme ;

Sur le fond :

- que l'échange d'informations ne constitue pas une entente anticoncurrentielle susceptible de fausser le jeu de la concurrence ;

- que la pratique qui leur est reprochée n'a produit aucun effet anticoncurrentiel qui aurait causé un préjudice à l'économie et au maître d'œuvre.

Enfin, la société Chaillan invoque sa situation économique catastrophique pour solliciter la réduction de sa sanction pécuniaire prononcée à son encontre.

Le Conseil de la concurrence observe notamment :

Sur la procédure :

- qu'aucun rapport n'a été établi, la présidente du Conseil ayant décidé, en application de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, que la décision serait portée devant la commission permanente, sans établissement d'un rapport, et que le dossier pouvait être consulté ;

Sur le fond :

- que l'échange d'informations antérieur aux dépôts des offres caractérise une entente anticoncurrentielle contrevenant aux dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et qu'en l'espèce les deux devis estimatifs des marchés avaient bien été transmis avant la date du dépôt des offres.

Le ministre de l'économie demande à la cour de " confirmer " la décision du Conseil de la concurrence aux motifs :

Sur la procédure :

- que la présence du rapporteur au délibéré du Conseil de la concurrence est contraire à l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme, mais, qu'après avoir annulé la décision du Conseil sur ce point, la cour, qui en a le pouvoir, devra se prononcer sur les pratiques en cause ;

- que l'absence, en annexe du rapport, des pièces ne justifie pas l'annulation, l'affaire n'ayant pas donné lieu à l'établissement d'un rapport, conformément à l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur le fond :

- que les échanges d'informations sur les prix ont nécessairement influencé la stratégie commerciale des entreprises sur les marchés en cause et qu'ils sont dans tous les cas anticoncurrentiels ;

Sur les sanctions :

- que le dommage causé à l'économie a bien été apprécié et la sanction prononcée bien évaluée.

Le ministère public a conclu oralement :

A l'annulation de la décision déférée ;

Et à la qualification d'action concertée prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, quels que soient ses effets.

Les parties ont été mises en mesure, à l'audience, de répliquer aux observations du ministre et du ministère public.

Sur ce, LA COUR :

Sur les moyens de procédure

1. Sur l'absence de notification des pièces visées au rapport

Considérant qu'aux termes de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le président du Conseil de la concurrence peut, après la notification des griefs, décider de porter la décision devant la Commission permanente, sans établissements préalable d'un rapport, et qu'en vertu de l'article 21 du décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, les parties peuvent consulter le dossier et présenter leurs observations dans un délai de deux mois ;

Considérant que la société Ragoucy soutient que les deux procès-verbaux d'ouverture des prix de chaque marché n'ont pas été annexés au rapport qui lui a été notifié, que le Conseil a alors pris sa décision sur la base de pièce et de documents qui ne le permettaient pas, et qu'en conséquence, la nullité s'impose ;

Mais considérant que, dans le cadre de la procédure simplifiée de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, il n'y a lieu ni à établissement ni à notification d'un rapport, que la procédure, pleinement contradictoire à compter de la notification des griefs, autorise les parties à consulter toutes les pièces du dossier enfin, qu'en page 3 de la notification des griefs complémentaires, il est précisé que " les documents joints en annexe du rapport administratif d'enquête (...) (lequel ne se confond pas avec le rapport établi par le rapporteur permanent du Conseil) peuvent être consultés (...) au siège du Conseil de la concurrence " ; que la société Ragoucy, qui n'a pas sollicité le renvoi devant le Conseil comme le lui permettait le texte susvisé, ne peut valablement alléguer l'irrégularité tenant au défaut des procès-verbaux d'ouverture des prix en annexe à un rapport qui n'a pas été établi en l'espèce ;

Qu'il s'ensuit que le moyen est mal fondé et doit être écarté ;

2. Sur la présence du rapporteur au délibéré du Conseil de la concurrence

Considérant que l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme dispose que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial qui décide du bien fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre cette dernière; que ce principe suppose l'égalité des armes ;

Considérant que, dans l'exercice de son pouvoir de sanction pécuniaire, le Conseil de la concurrence est tenu au respect des garanties ci-dessus énoncées;

Considérant qu'aux termes de l'article 18 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, " l'instruction et la procédure devant le Conseil de la concurrence sont pleinement contradictoires " ; que le rapporteur chargé d'instruire le dossier et de notifier les griefs participe au délibéré conformément à l'article 25 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ce qui lui permet d'exprimer sur l'affaire, devant le Conseil, en l'absence des parties, des positions sur lesquelles celles-ci n'ont pas été en mesure de répondre; qu'une telle situation est tout à la fois contraire à l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et à l'article 18 de l'ordonnance du 1er décembre 1986; que, prise dans des conditions ainsi irrégulières, la décision doit en conséquence être annulée;

Mais considérant que le contentieux de pleine juridiction institué par l'article 15, alinéa 1, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, la cour d'appel, après avoir annulé la décision, a le pouvoir de se prononcer, conformément à l'article 13 de l'ordonnance susvisée, sur les pratiques dont le Conseil avait été saisi;

Sur le fond

1. Sur l'entente anticoncurrentielle

Considérant que la société Chaillan Frères prétend que la transmission de ses deux quantitatifs à la société Ragoucy n'est pas une pratique interdite " per se " et qu'elle ne revêt pas un caractère anticoncurrentiel ;

Considérant que la société Ragoucy fait valoir, quant à elle, que ses offres n'étaient que de " courtoisie ", et que les marchés ont en définitive été attribués à l'occasion d'un autre appel d'offres auquel elle n'a pas participé, les deux premiers appels d'offres ayant été déclarés infructueux par le maître d'ouvrage ;

Mais considérant que les deux entreprises reconnaissent que la société Chaillan Frères a transmis son devis quantitatif pour les deux marchés en cause à la société Ragoucy qui a alors soumissionné à ces marchés ; qu'ainsi, il y a bien eu un échange d'informations relatif aux prix avant le dépôt des offres; que quelle qu'ait été l'issue des appels d'offres en cause, ces pratiques, anticoncurrentielles par leur objet, ont faussé la réalité de l'intensité concurrentielle des marchés en cause, en supprimant l'indépendance des entreprises soumissionnaires; qu'elles ont donc contrevenu aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

2. Sur le préjudice à l'économie et les sanctions

Considérant qu'aux termes de l'article 13, alinéa 3, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et enfin la situation de l'entreprise ; qu'elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise et de façon motivée pour chaque sanction et que, en application de l'article 22 de l'ordonnance susvisée, la commission permanente peut prononcer les mesures prévues à l'article 13, les sanctions infligées ne pouvant, toutefois, excéder 500 000 F, pour chacun des auteurs des pratiques prohibées ;

Considérant que les entreprises requérantes invoquent l'absence de préjudice causé à l'économie au motif que les deux appels d'offres ont été déclarés infructueux pour des motifs sans relation avec les faits reprochés ;

Mais considérant qu'en l'espèce, il doit être retenu, qu'indépendamment du préjudice subi par le maître d'ouvrage, les pratiques des sociétés Chaillan Frères et Ragoucy ont été mises en œuvre sur deux marchés, dont le montant total était évalué à 1,5 million de francs ;

Considérant que, pour conclure au prononcé d'une faible sanction pécuniaire à son encontre, la société Chaillan Frères soutient ne pas avoir exigé du centre hospitalier de la ville de Manosque une indemnité d'environ 300 000 à 500 000 F, à laquelle elle aurait pu prétendre l'occasion d'un marché réalisé en 1979 ;

Mais considérant que la sanction est déterminée en fonction du chiffre d'affaires et de la situation économique de chaque entreprise en cause, que le marché de 1979 évoqué n'a aucun lien avec les deux appels d'offres de la présente espèce ; que ce moyen doit donc être écarté ;

Considérant enfin que la situation économique de la société Chaillan, qui connaît de graves difficultés financières, mérite d'être prise en compte ;

Considérant qu'au regard des éléments généraux et individuels ci-dessus exposés, il convient d'infliger une sanction pécuniaire de 40 000 F à la société Chaillan Frères et de 120 000 F à la société Ragoucy ;

Par ces motifs : Annule la décision du Conseil de la concurrence n° 99-D-13 du 17 février 1999 ; Statuant sur les pratiques reprochées : - dit que la société Chaillan Frères et la société Ragoucy ont enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; - prononce à l'encontre de la société Chaillan Frères une sanction pécuniaire de 120 000 F ; - condamne les requérantes aux dépens ; - rejette la demande d'indemnité sollicitée au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile par la société Ragoucy.