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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 12 juillet 1990, n° ECOC9010107X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Vincent Gosme (Sté), Bodson Jouets (SA), Jean-Pierre Wagnon (SARL), Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

Défendeur :

Kenner Parker Tonka France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gourlet

Avocat général :

M. Jobard

Conseillers :

M. Canivet, Mme Simon, M. Bargue, Mme Favre

Avocats :

Mes Bloch, Jourdan

CA Paris n° ECOC9010107X

12 juillet 1990

La société Kenner Parker Tonka France, qui fabrique et importe en France des jeux et des jouets, dont le jeu " Trivial Pursuit ", distribuait en 1986 ses produits par l'intermédiaire de cinq canaux différents, et notamment des hypermarchés, des grands magasins et des grossistes.

Ses rapports avec les grossistes, dont les sociétés Gosme, Bodson et Wagnon, étaient régis par des contrats dits de coopération commerciale.

A partir du 1er janvier 1987, la société Kenner Parker Tonka France a modifié les conditions de distribution de ses produits en réduisant de quatre-vingts à quarante le nombre de ses grossistes distributeurs.

Les sociétés Gosme, Bodson et Wagnon, qui n'ont pas été retenues pour signer des contrats de concession exclusive, ont saisi le Conseil de la concurrence, sur le fondement des articles 7 et 8 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, des refus de vente opposés par Kenner Parker Tonka France, constitutifs selon elles de pratiques anticoncurrentielles.

Par décision n° 89-D-39 rendue le 21 novembre 1989, le Conseil de la concurrence :

- a considéré que chaque grossiste spécialiste en jouets était en état de dépendance économique vis-à-vis de la société Kenner Parker Tonka France, seul fournisseur du jeu " Trivial Pursuit " sur le marché français, en raison du faible degré de substituabilité de ce jeu par rapport aux autres jeux de société, de l'absence de solution équivalente et du risque de voir les distributeurs se reporter vers les seuls grossistes disposant du " Trivial Pursuit " ;

- a estimé qu'un fournisseur restait libre de modifier son réseau de distribution sans que ses clients bénéficient d'un droit acquis au maintien de leurs situations ;

- a retenu qu'il n'était pas établi que les pratiques de la société Kenner Parker Tonka France aient eu pour objet ni pour effet de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché de la distribution des jeux et jouets.

Les sociétés Gosme, Bodson et Wagnon ont formé contre cette décision un recours en annulation et en réformation pour violation des dispositions de l'article 8, alinéa 2, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ainsi que de l'article 7 de la même ordonnance auxquelles l'article 8 fait implicitement référence.

Au soutien de leur recours, elles font valoir :

- que leur état de dépendance économique vis-à-vis de la société Kenner Parker Tonka France est indiscutable et a d'ailleurs été reconnu par le Conseil de la concurrence ;

- que cette société a abusé de leur état de dépendance économique en mettant en place un réseau de distribution sélective qui ne répond pas aux critères objectifs retenus par le droit positif, dans le but évident de se réserver le marché de la grande distribution ; qu'en outre la diffusion de ses barèmes d'écarts de vente est inégale et son application discrétionnaire.

Elles ajoutent que les conditions, notamment tarifaires, qui ont été faites aux hypermarchés sont à l'évidence de nature à éclairer la cour sur le bien ou le mal-fondé du système critiqué et, en complément de leur recours principal, sollicitent que soit également réformée et annulée la décision n° 89-DSA-01 du 15 février 1989 par laquelle le président du Conseil de la concurrence a décidé de retirer du dossier certaines pièces dont la connaissance est absolument indispensable à la cour.

Elles prient en conséquence la cour de :

- dire que la société Kenner Parker Tonka France devra verser aux débats les pièces retirées du dossier par la décision du président du Conseil de la concurrence ;

- dire qu'elles ont été victimes par cette société d'un abus de leur état de dépendance économique ;

- en tant que de besoin, dire nuls et de nul effet les contrats de distribution sélective mis en place par Kenner Parker Tonka France ;

- lui enjoindre de cesser, dans les trois mois de la décision à intervenir, tous agissements de la sorte et de mettre à disposition de tout professionnel qui en fera la demande les conditions générales de ventes et barèmes d'écarts applicables à toutes catégories de clientèle de façon non discriminatoire.

Le ministre chargé de l'Economie fait observer qu'il appartient à la cour, si elle l'estime nécessaire, de se faire communiquer les pièces retirées du dossier concernant les hypermarchés et d'apprécier le bien ou le mal-fondé de la décision du président du Conseil de la concurrence. Sur le fond, il considère que les quatre critères requis pour entraîner la qualification de dépendance économique ne sont pas en l'espèce réunis ; il ajoute que le système de distribution mis en place par Kenner Parker Tonka France apparaît licite, et que, n'ayant eu ni pour objet ni pour effet de limiter la concurrence, les refus de vente opposés aux requérantes ne peuvent constituer un abus de dépendance économique.

La société Kenner Parker Tonka France a conclu en défense, en s'appuyant sur les observations du ministre de l'Economie, au rejet du recours. Elle prie la cour de condamner chaque société demanderesse au recours à lui payer la somme de 100 000 F au titre de l'article 700 du NCPC et de dire que les sociétés Gosme, Bodson et Wagnon supporteront tous les frais, taxes ou dépens entraînés par la saisine du Conseil de la concurrence et les recours en annulation.

Le Conseil de la concurrence n'a pas usé de sa faculté de présenter des observations.

Le Ministère public a déposé ses conclusions écrites.

Cela exposé :

Considérant que pour que soient applicables les dispositions de l'article 8, alinéa 2, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, il est nécessaire que soit établie une situation de dépendance économique ;

Considérant que la dépendance économique, qui s'analyse comme une absence d'alternative suffisante ou supportable de l'un des partenaires économiques, s'apprécie, s'agissant d'un distributeur par rapport à un producteur ou fournisseur, en tenant compte de l'importance de la part du fournisseur dans le chiffre d'affaires du revendeur, de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de la part de marché de ce dernier, et de l'impossibilité pour le distributeur d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents ;

Considérant que le Conseil de la concurrence a fait une étude sérieuse du marché du jeu et du jouet, marché de référence qui n'est pas discuté par les parties ;

Qu'il convient en particulier de noter :

- que l'offre des jouets est éclatée entre une multitude de petites et moyennes entreprises et quelques filiales de sociétés multinationales et que, en 1986, la société Kenner Parker Tonka France occupait sur ce marché la troisième place, avec seulement une part de l'ordre de 7 à 8 p. 100 ; que toutefois s'agissant des jeux de société, elle a effectué près de 40 p. 100 des ventes pour les années 1987 et 1988, en raison tant de sa spécialisation dans ce créneau que du succès exceptionnel qu'a connu au cours de cette période le jeu "Trivial Pursuit", dont elle est le distributeur exclusif en France, qui a réalisé environ 30 p. 100 des ventes totales de jeux de société en 1987 ;

- que la demande présente de fréquentes variations de la consommation qui modifient la répartition entre les familles de produits ;

Considérant qu'il s'ensuit que la part de marché de la société Kenner Parker Tonka France est certes importante, mais non déterminante d'une situation de prépondérance économique, alors qu'il a été relevé par le rapporteur que la part du seul produit " Trivial Pursuit " dans le marché des jeux et jouets n'était que de 3 p. 100 ;

Considérant que la part du fournisseur Kenner Parker Tonka France dans le chiffre d'affaires des trois sociétés requérantes était tout à fait minime lors de la rupture des relations commerciales;

Qu'il ressort en effet des informations communiquées par le fournisseur et non discutées par les grossistes qu'en 1986 la part de Kenner Parker Tonka France dans les achats de Gosme, Bodson et Wagnon représentait respectivement 0,14, 3,57 et 1,71 p. 100 et pour le seul jeu "Trivial Pursuit", 0,041, 0,015 et 0,037 p. 100, étant précisé que le grossiste Gosme exerce son activité principalement pour des produits alimentaires.

Qu'il en découle que l'exclusion des sociétés Gosme, Bodson et Wagnon du réseau de distribution de la société Kenner Parker n'a pas empêché ces sociétés d'exercer normalement leurs activités et n'a pu mettre en péril leur équilibre financier;

Considérant que le succès du jeu de société "Trivial Pursuit" est incontestable mais qu'il peut n'être qu'éphémère, le rapporteur du Conseil de la concurrence ayant lui-même relevé la versatilité du marché;

Qu'on ne peut s'attacher à la seule image qu'ont à un moment donné les consommateurs d'un produit pour en déduire qu'il a une notoriété telle qu'elle le rend non-substituable, ce qui lui permettrait de constituer à lui seul un marché particulier;

Considérant que la spécificité du jeu " Trivial Pursuit " ne le rend pas pour autant non-substituable; qu'il existe en effet sur le marché d'autres jeux de connaissances reposant sur un mécanisme de questions-réponses et s'adressant à un public familial tels que " Play- Bac ", " Le Rouge et le Noir ", " Le Jeu de paume ", " Scoop " ou " Excellence ";

Qu'enfin les requérantes avaient la possibilité de s'adresser aux grossistes sélectionnés, si elles entendaient offrir à leurs clients le " Trivial Pursuit"; qu'elles disposaient ainsi de sources alternatives d'approvisionnement, même si ce circuit pouvait leur occasionner des difficultés passagères ou entraîner pour elles un léger manque à gagner;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les sociétés Gosme, Bodson et Wagnon n'étaient pas en situation de dépendance économique vis-à-vis de la société Kenner Parker Tonka France;

Qu'en l'absence d'un état de dépendance économique, il ne peut y avoir application des dispositions de l'article 8-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Que dès lors, les recours formés par les sociétés Gosme, Bodson et Wagnon, sans qu'il soit nécessaire d'examiner les pièces retirées du dossier par le président du Conseil de la concurrence par décision du 15 février 1989, seront rejetés ;

Considérant que l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile à l'égard de la société Kenner Parker Tonka France,

Par ces motifs : LA COUR, Dit n'y avoir lieu d'ordonner que soient versées aux débats les pièces retirées du dossier par décision du président du Conseil de la concurrence ; Rejette les recours formés par les sociétés Gosme, Bodson et Wagnon contre la décision n° 89-D-39 rendue le 21 novembre 1989 par le Conseil de la concurrence ; Déboute la société Kenner Parker Tonka France de sa demande fondée sur l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Condamne les sociétés Gosme, Bodson et Wagnon aux entiers dépens.