CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 15 septembre 1995, n° ECOC9510235Y
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Dehe Cogifer TP (SA), Rol-Lister (SNC), Société bretonne de travaux publics, Société d'entreprises de canalisation, Société de génie civil de l'Ouest, entreprise générale de terrassements et de travaux publics (SA)
Défendeur :
Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bargue
Avocat général :
M. Alexandre
Avoué :
SCP Xavier Varin-Marc Petit
Avocats :
Mes Rossignol, Vatier
Saisi le 12 octobre 1990 par le ministre de l'Economie de pratiques relevées à l'occasion d'un appel d'offres lancé par la société d'aménagement du Morbihan pour la réalisation de travaux d'assainissement à Theix, le Conseil de la concurrence, par décision n° 94-D-56 du 2 novembre 1994, a retenu des griefs d'ententes par échanges d'informations préalablement au dépôt des offres et a infligé les sanctions pécuniaires suivantes :
850 000 F à la société Dehe Cogifer TP ;
260 000 F à la SNC Rol-Lister ;
70 000 F à la SA du génie civil, de l'Ouest (SGCO) ;
37 000 F à la SA Entreprise générale de terrassements et de travaux publics (EGTP) ;
35 000 F à la SARL Société d'entreprises de canalisation (SEC-2L) ;
26 000 F à la Société bretonne de travaux publics (SBTP).
Le 6 décembre 1994, le ministre de l'économie a formé à l'encontre de cette décision un recours en réformation en ce qui concerne le montant des sanctions infligées. Estimant, d'une part, que celles-ci ne sont pas proportionnées à la gravité des pratiques relevées et ne prennent pas suffisamment en compte le dommage à l'économie, d'autre part, que les sociétés incriminées ne pouvaient pas ignorer le caractère illicite des pratiques constatées, il demande à la cour de prononcer des sanctions de l'ordre de :
0,4 p. 100 de leur chiffre d'affaires à l'égard des sociétés Rol-Lister et Dehe Cogifer, filiales bénéficiaires de deux grands groupes occupant une place importante dans le secteur du bâtiment et des travaux publics ;
0,3 p. 100 de son chiffre d'affaires à l'égard de la société EGTP, PME indépendante et bénéficiaire ;
0,3 p. 100 de son chiffre d'affaires à l'égard de la société SGCO, filiale déficitaire de la Lyonnaise des eaux Dumez ;
0,2 p. 100 de leur chiffre d'affaires à l'égard des sociétés SBTP et SEC-2L, PME indépendantes et déficitaires.
La société Dehe Cogifer et la Société bretonne de travaux publics ont formé des recours en annulation et en réformation, respectivement les 9 et 21 décembre 1994.
Au soutien de son recours en annulation, la société Dehe Cogifer prétend qu'aucun des éléments recueillis au cours de l'instruction n'apporte la preuve d'un échange d'informations entre elle et la SBTP et que la communication de ses prix à une seule autre entreprise au titre d'un service rendu n'a pu avoir quelque effet que ce soit sur le jeu de la concurrence. Elle argue encore de ce que le conseil se serait abstenu de motiver sa décision quant aux sanctions infligées en violation du principe d'individualisation et de proportionnalité de la peine. Subsidiairement, elle sollicite la réformation de la décision quant au montant de la sanction prononcée à son encontre.
Par mémoire déposé le 3 février 1995, la SBTP conteste également la réalité de la concertation qui lui est reprochée et conclut à sa mise hors de cause.
La société Rol-Lister, la société SEC-2L, et la société SGCO ont quant à elles formé des recours incidents en annulation et en réformation, à l'encontre de la décision du Conseil de la concurrence et du recours principal du ministre de, l'économie, déposés respectivement les 6 janvier, 11 janvier et 2 février 1995.
La société Rol-Lister affirme qu'il n'existe aucune preuve ni même faisceau d'indices sérieux, précis et concordants de sa participation à une concertation généralisée avec les autres sociétés soumissionnaires à l'appel d'offres litigieux et demande sa mise hors de cause. Subsidiairement elle sollicite la minoration de la sanction en faisant valoir que les faits invoqués contre elle ne sont pas susceptibles d'avoir eu pour objet et/ou pour effet de porter une atteinte quelconque à la concurrence, qu'il n'y a pas eu une atteinte sensible au jeu de la concurrence et que le montant de la sanction prononcée est manifestement disproportionné, excessif et injustifié au regard de la gravité des faits et du dommage à l'économie.
La société SEC-2L, au motif qu'il n'y aurait pas eu accord sur des prix artificiels ni entente illicite sur des prix, mais seulement accord sur des prix réels et effectifs en raison d'un accord résultant d'un contrat de sous-traitance réciproque, sollicite sa mise hors de cause, ou, subsidiairement, la réduction du montant de la sanction prononcée et sa fixation à une somme d'un franc.
La société SGCO fait de son côté valoir qu'il n'y a pas eu en l'espèce d'atteinte à la concurrence en l'absence d'une concertation généralisée et que l'entente qui lui est reprochée entre nécessairement dans le cadre des ententes autorisées par l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986. Elle demande en conséquence l'annulation de la décision du 2 novembre 1994 en ce qu'elle a fait application à son encontre de l'article 13 de l'ordonnance susvisée, subsidiairement la minoration de la sanction prononcée et sa modulation par rapport au chiffre d'affaires de l'entreprise dans le seul secteur du marché des travaux de canalisation.
Mise en cause d'office par le délégataire du premier président, la société EGTP conclut au rejet de toutes les demandes du ministre de l'économie et réclame une indemnité au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Le Conseil de la concurrence, aux termes des observations écrites qu'il a déposées par application de l'article 9 du décret du 19 octobre 1987, a essentiellement rappelé qu'il suffit, pour que les pratiques visées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 soient susceptibles de sanctions, qu'elles aient un objet anticoncurrentiel.
Le ministre de l'économie, en réplique aux moyens des entreprises requérantes, a soulevé l'irrecevabilité des recours incidents des sociétés SEC-2L, SBTP et SGCO, pour violation des dispositions des articles 2 et 6 du décret du 19 octobre 1987, et, au fond, a présenté des observations écrites tendant au rejet des recours autres que le sien.
Le ministère public a conclu oralement à la régularité de la procédure et au rejet des recours.
Sur ce, LA COUR,
Sur la recevabilité des recours :
Considérant qu'aux termes de l'article 15 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 les parties en cause dans une décision du Conseil de la concurrence peuvent introduire un recours devant la Cour d'appel de Paris dans le délai d'un mois de la notification de la décision ; que, conformément aux dispositions de l'article 2 du décret du 19 octobre 1987, lorsque la déclaration ne contient pas l'exposé des moyens invoqués, le demandeur doit déposer cet exposé au greffe dans les deux mois qui suivent la notification de la décision du Conseil de la concurrence ;
Que selon l'article 6 du décret du 19 octobre 1987 un recours incident peut être formé alors même que son auteur serait forclos pour exercer un recours principal, à la condition qu'il n'intervienne pas plus d'un mois après la réception de la lettre recommandée lui dénonçant le recours principal, qu'il respecte les modalités prévues par l'article 2 dudit décret et que le recours principal soit lui-même recevable ;
Que doivent en conséquence être déclarés irrecevables :
- le recours principal formé le 21 décembre 1994 par la Société bretonne de travaux publics à l'encontre de la décision du 2 novembre 1994, introduit après l'expiration du délai d'un mois courant de la notification effectuée le 10 novembre 1994 et dont l'exposé des moyens n'a été déposé que le 3 février 1995, soit plus de deux mois après ladite notification ;
- le recours incident de la SGCO formé le 2 février 1995, soit plus d'un mois après la réception des lettres de dénonciation des recours principaux, datant en l'espèce du 10 décembre 1994 pour ce qui concerne le recours du ministre de l'économie et du 14 décembre 1994 pour ce qui concerne celui formé par la société Dehe Cogifer ;
- le recours incident de la SEC-2L, laquelle n'a déposé l'exposé de ses moyens que le 30 janvier 1995, à l'expiration du délai de deux mois imposé par l'article 2 du décret précité ;
Au fond :
Sur les pratiques anticoncurrentielles reprochées aux sociétés Dehe Cogifer et Rol-Lister :
Considérant que les entreprises Dehe Cogifer et Rol-Lister soutiennent qu'aucune preuve d'un échange d'informations avec la SBTP antérieurement à la remise des plis n'est apportée par les éléments de l'enquête ou par l'instruction ; qu'elles font encore valoir que, s'il est exact que la société Dehe Cogifer a fourni à la société Rol-Lister les éléments lui permettant de présenter une offre dite "carte de visite", il n'est nullement prouvé que cette communication ait eu un objet ou un effet anticoncurrentiel, la société Rol-Lister ajoutant qu'en tout état de cause il n'y a pas eu atteinte sensible au jeu de la concurrence ;
Mais considérant que l'enquête administrative a fait apparaître que les propositions chiffrées des entreprises Rol-Lister, Dehe et SBTP étaient, pour la tranche ferme, identiques au centime près ;
Que M. Vibert Vallet, responsable du centre de travail de Vannes dépendant de l'entreprise Dehe, a déclaré aux agents de la direction de la concurrence avoir donné par téléphone à M. Le Balc'h, chef d'agence de la société Rol-Lister, son offre avec les détails des prix unitaires, et précisé en outre qu'il pensait "qu'il s'en servirait pour établir sa propre proposition" et "qu'il était tacite qu'il n'allait pas répondre en dessous" ;
Que la similitude de prix existant dans l'offre de l'entreprise SBTP ne peut résulter du seul hasard ; qu'en effet, eu égard à la complexité du marché de travaux d'assainissement et de pose de canalisations concerné, l'identité parfaite des prix de trois sociétés indépendantes ayant des coûts de revient et des charges différents les unes des autres, ne peut s'expliquer que par un échange préalable d'informations, et ce d'autant que la SBTP n'a pas fourni les études techniques chiffrées qu'elle prétend avoir elle-même réalisées pour parvenir à établir son offre;
Qu'il existe bien dès lors des indices précis et concordants d'un échange d'informations préalable au dépôt des offres entre les trois entreprises susvisées ;
Considérant que, contrairement aux allégations de la société Dehe, la pratique de l'offre de principe dite "carte de visite" ne peut être tenue pour licite, puisque, par l'échange d'informations sur les prix, elle trompe le maître de l'ouvrage sur la réalité de la concurrence;
Qu'ainsi l'entente réalisée avait pour objet de fausser le jeu de la concurrence ; qu'elle a eu en outre un effet sensible sur le marché en cause dès lors qu'elle a contribué à relever le niveau général des offres et contraint le maître de l'ouvrage à déclarer l'appel d'offres infructueux, retardant par là même la réalisation du marché ;
Qu'il s'ensuit que c'est à juste titre que le Conseil de la concurrence a retenu que les entreprises Dehe Cogifer et Rol-Lister s'étaient livrées à des pratiques prohibées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Sur les sanctions :
Considérant, en premier lieu, que l'entreprise Dehe Cogifer prétend que le Conseil de la concurrence s'est abstenu de motiver sa décision quant à la sanction qu'il lui a infligée, en violation du principe d'individualisation et de proportionnalité de la peine ;
Que cependant le Conseil, après avoir caractérisé les pratiques anticoncurrentielles commises par chacune des entreprises en cause, a relevé les éléments d'appréciation de l'importance et de la gravité des pratiques ainsi que du dommage causé à l'économie et a individualisé les sanctions en fonction du chiffre d'affaires de chacune des sociétés concernées ; que le grief allégué n'est donc pas établi ;
Considérant, en second lieu, que la société Dehe Cogifer indique que l'assiette de la sanction pécuniaire pouvant être prononcée à son encontre doit reposer sur le seul chiffre d'affaires de son secteur d'activité "génie civil" incluant l'activité de travaux de canalisations qui est parfaitement distincte de l'activité ferroviaire de l'entreprise ; que la société Rol-Lister soutient de son côté que seul le secteur Assainissement de l'agence de Lorient qui a répondu à l'appel d'offres peut être pris en compte pour le calcul de la sanction ;
Mais considérant que l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, qui dispose que "le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos", n'opère aucune distinction en ce qui concerne les secteurs d'activité de l'entreprise; que ni ce texte ni le principe de proportionnalité de la sanction ne conduisent à limiter le chiffre d'affaires de référence pour la détermination du maximum de la sanction aux seules prestations afférentes au secteur d'activité spécifiquement concerné par les pratiques incriminées; que, par ailleurs, la société Rol-Lister n'apporte pas d'éléments de preuve de ce que son agence de Lorient bénéficiait, pour l'ensemble des marchés publics qu'elle traitait, y compris pour le marché considéré, d'une autonomie commerciale, financière et technique ;
Que les chiffres d'affaires retenus par le Conseil n'ont donc pas à être modifiés ;
Considérant enfin que le ministre de l'économie demande que les sanctions prononcées soient augmentées pour tenir compte de la gravité des faits clairement mis en évidence, de l'existence d'un dommage à l'économie et du fait que les pratiques en cause ne pouvaient être ignorées des entreprises parties à l'entente, d'autant que certaines d'entre elles sont filiales de grands groupes du secteur du bâtiment et des travaux publics déjà condamnés pour des pratiques similaires; qu'inversement, les entreprises Dehe Cogifer et Rol-Lister, soulignant essentiellement l'absence de dommage à l'économie ainsi que l'absence d'effet sensible des pratiques sur le jeu de la concurrence, sollicitent la minoration de la sanction ;
Mais considérant que le Conseil a relevé le dommage causé à l'économie en précisant que les pratiques avaient eu pour effet d'informer de façon incomplète le maître de l'ouvrage sur l'étendue réelle de la concurrence et de provoquer du retard dans la conclusion du marché ; qu'il a, par ailleurs, avec pertinence fait état de l'incitation à adopter le même type de comportement que de telles pratiques peuvent générer, caractérisant ainsi la gravité des faits; qu'en revanche, s'il a retenu l'appartenance de certaines des entreprises sanctionnées à des groupes importants du secteur des travaux publics afin d'expliciter le risque de généralisation de la pratique des ententes dans le secteur des travaux publics, le fait que des sociétés en cause soient des filiales de grands groupes ayant déjà été condamnés pour des pratiques anticoncurrentielles ne peut justifier l'aggravation de la sanction réclamée par le ministre, eu égard au principe d'autonomie et d'indépendance des entreprises aujourd'hui poursuivies ;
Qu'il s'ensuit que le Conseil a procédé à une exacte appréciation des sanctions pécuniaires infligées à raison des pratiques établies; qu'il n'y a donc lieu ni à aggravation ni à réduction de leur montant ;
Considérant enfin que l'entreprise EGTP a été mise en cause d'office par ordonnance du délégué du premier président, en application des dispositions de l'article 7, alinéa 2, du décret du 19 octobre 1987 ; qu'il n'y a pas lieu dans ces conditions de faire droit à sa demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
Par ces motifs : Dit irrecevables le recours principal formé par la société bretonne de travaux publics (SBTP) et les recours incidents introduits par la société de génie civil de l'Ouest (SGCO) et la société d'entreprises de canalisation (SEC-2L) ; Rejette les recours formés à titre principal et à titre incident par le ministre de l'économie, la société Dehe Cogifer TP et la société Rol-Lister ; Déboute la société Entreprise générale de terrassements et de travaux publics (EGTP) de sa demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Met les dépens à la charge des requérants.