CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 16 octobre 1992, n° ECOC9210186X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Espace Meubles (SARL), Ministre de l'économie, des finances et du budget
Défendeur :
Mobilier européen (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
MM. Feuillard, Canivet
Conseillers :
MM. Bargue, Perie, Mme Mandel
Avoués :
SCP Daniel-Lamazière-Cossec, SCP d'Auriac-Guizard
Avocats :
SCP Sirat-Gilli, Mes Gastaud, Azria.
Saisi par la société Espace Meubles, qui a pour activité la commercialisation de meubles sous l'enseigne Crozatier, de pratiques, qu'elle estimait anticoncurrentielles, mises en œuvre par la société Mobilier européen, le Conseil de la concurrence, par décision n° 92-D-23 du 24 mars 1992, a déclaré la saisine irrecevable et rejeté la demande de mesures conservatoires.
Le conseil a notamment relevé qu'il ne ressortait pas du dossier que les agissements imputés à la centrale d'achats Mobilier européen puissent porter atteinte au libre jeu de la concurrence sur le marché du mobilier domestique ;
Que les éléments produits ne permettaient pas d'établir que la rupture des relations commerciales procédait d'une entente entre les différents acteurs du secteur de la commercialisation des meubles ;
Qu'il n'était pas davantage établi que la centrale d'achats disposait d'une position dominante sur le marché des meubles.
La société Espace Meubles a formé un recours contre cette décision.
Elle fait valoir notamment qu'il résulte de la combinaison des trois conventions, qu'elle a signées le 12 novembre 1985, qu'elle se trouve sous l'étroite dépendance économique de la société Mobilier européen, laquelle fait défense à ses adhérents d'appartenir à une autre centrale d'achats et à la maîtrise de l'enseigne, dont la renommée, en l'espèce, est déterminante de la clientèle de chacun des distributeurs, et des relations financières privilégiées avec les fournisseurs fabricants qui, en raison de la garantie de Mobilier européen, consentent des délais de paiement aux distributeurs.
Que, alors qu'aucun manquement contractuel ne lui était reproché et que la convention de concession de marque ne devait expirer que le 12 décembre 1993, elle a été évincée par des mesures discriminatoires, la société Mobilier européen dénonçant unilatéralement les conventions le 12 juillet 1991, imposant le retrait de l'enseigne Crozatier dans les huit jours et informant les fournisseurs de son exclusion ; qu'il y a eu rupture abusive d'une relation commerciale établie pour la seule raison que le partenaire refusait de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées ; qu'il en est résulté un préjudice d'une exceptionnelle gravité ;
Qu'elle ne disposait manifestement pas de solution équivalente au sens de l'article 8-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'il y a eu abus de dépendance économique ; qu'elle ne pouvait, en effet, adhérer à une autre centrale d'achat lui assurant une notoriété équivalente et un chiffre d'affaires au moins égal à celui qu'elle réalisait par le biais de son adhésion au Mobilier européen, en raison de l'exclusivité à laquelle étaient tenues les autres centrales ; que Mobilier européen a menacé ses fournisseurs de les évincer de son référencement s'ils continuaient à livrer Espace Meubles aux conditions de prix, de paiement et de livraison habituellement pratiquées ; qu'ainsi certains fournisseurs n'ont accepté de la livrer que contre paiement comptant, ce qui n'est pas une solution financière équivalente.
Elle poursuit donc l'annulation de la décision du conseil et demande à la cour de dire, vu l'article 8-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, que la société Mobilier européen s'est rendue coupable à son égard d'un abus de dépendance économique, de statuer sur les sanctions encourues, d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir et de condamner Mobilier européen à lui payer 50 000 F sur le fondement de l'article 700 NCPC.
Elle soutient que le litige qui l'oppose à la requérante est d'ordre strictement privé et expose que, en 1985-1986, elle a opté pour la position de franchiseur Crozatier, la société Espace Meubles ayant refusé de souscrire au nouveau contrat de franchise qui lui avait été proposé en mai 1989, et que cette société était, à la date de la rupture du 11 juillet 1991, débitrice de plus de 3 MF, des mises en demeure lui ayant été adressées les 19 avril et 31 mai 1991.
Elle fait valoir :
Qu'elle n'occupe nullement une position dominante, puisqu'elle ne représente qu'à peine 5 p. 100 du marché du meuble ;
Que Espace Meubles dispose de multiples solutions équivalentes au sens de l'article 8-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que son dirigeant, M. Dery, qui a d'autres activités en matière de commerce de meubles, connaît bien le marché et n'a eu aucun mal à s'approvisionner, ne serait-ce qu'auprès des autres sociétés qu'il dirige ou représente ; qu'il est d'ailleurs faux de prétendre que Mobilier européen ferait défense à ses franchisés d'appartenir à une autre centrale d'achats, puisque le nouveau contrat de franchise, appliqué tacitement à tous les franchisés, interdit seulement, ce qui va de soi, l'adhésion à une centrale d'achats qui ferait directement concurrence aux produits de la marque concédée ;
Que la rupture n'a nullement été motivée par un refus de la société Espace Meubles de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées, mais par son endettement et son " attitude négative et empreinte d'hostilité ".
Le ministre de l'Économie et des finances observe :
Que, si Espace Meubles s'est obligée à réaliser 50 p. 100 de son chiffre d'affaires par l'intermédiaire de la centrale d'achats, c'est en réalité pour plus de 90 p. 100 de ses commandes qu'elle est passée par la centrale ;
Que Mobilier européen intervient dans tous les secteurs de l'ameublement, son chiffre d'affaires ayant représenté en 1991, 5,37 p. 100 du marché global ;
Que, certes, Crozatier est une marque relativement connue, mais le fait que Mobilier européen développe une partie de ses ventes sous d'autres enseignes démontre que la notoriété de cette marque n'est pas telle qu'elle soit considérée comme indispensable pour un distributeur ;
Qu'il est notoire qu'il existe sur le marché du meuble d'autres chaînes de distribution susceptibles d'offrir à Espace Meubles des solutions équivalentes ; que le problème que rencontre cette société vient du fait qu'elle ne veut pas souscrire un contrat de franchise, type de contrat qui tend à se généraliser pour ce mode de distribution ;
Que les critères dégagés par la jurisprudence pour caractériser une situation de dépendance économique ne sont pas vérifiés en l'espèce, le litige qui oppose les deux sociétés pouvant seulement caractériser un refus de vente relevant de la compétence des tribunaux civils.
Le Conseil de la concurrence n'a pas entendu user de la faculté de présenter des observations.
Le ministère public a conclu oralement au rejet du recours aux motifs, d'une part, que la part de marché de Mobilier européen reste modeste, que la notoriété de la marque Crozatier n'est pas plus élevée que celles de marques concurrentes et que Espace Meubles ne peut raisonnablement soutenir qu'il n'existe pas de produit équivalent, d'autre part, que la rupture des relations commerciales entre les deux sociétés n'a eu aucun effet anticoncurrentiel sur le marché du meuble.
Sur quoi, LA COUR :
Considérant qu'il convient de relever dès l'abord que la société requérante ne prétend pas que, les agissements qu'elle impute à la société Mobilier européen ont pu avoir un effet anticoncurrentiel sur le marché du meuble;
Qu'il est constant que la société Mobilier européen n'occupe pas une position dominante sur la totalité ou une partie substantielle du marché intérieur du meuble domestique ;
Considérant que les engagements souscrits par la société requérante de n'utiliser que l'enseigne Crozatier Meubles en dehors de sa propre enseigne, de ne pas appartenir à un groupement ayant une activité identique ou analogue à celle de Mobilier européen et de réaliser 50 p. 100 de ses achats par l'intermédiaire de celle-ci ne suffisent pas à caractériser un état de dépendance économique, puisqu'il s'agit d'obligations généralement incluses dans les conventions de concession exclusive et qu'il est constant que le concédant exploite d'autres marques et enseignes pour la commercialisation des meubles qu'il ne fabrique pas lui-même ;
Qu'il importe peu, à ce sujet, que la société requérante ait passé, ainsi qu'elle le soutient, plus de 90 p. 100 de ses commandes par l'intermédiaire de Mobilier européen, ce qui n'était nullement une obligation ; qu'il importe peu, encore, que le concédant ait eu l'exclusivité des relations avec les fournisseurs, puisqu'il s'était obligé à obtenir, au profit des concessionnaires, les prix les plus bas et les meilleures conditions de paiement ;
Considérant que la société requérante tente dès lors vainement de caractériser une exploitation abusive d'une prétendue situation de dépendance économique ;
Que, spécialement, elle ne peut valablement reprocher à Mobilier européen sa volonté de substituer un système de franchise aux concessions antérieurement accordées ; qu'en effet ce système est un mode normal de distribution qui tend à se généraliser, notamment en ce qui concerne la commercialisation des meubles, et il n'est nullement démontré que les propositions qui ont été faites à ce sujet à la société requérante étaient accompagnées de conditions discriminatoires ou injustifiées ;
Considérant encore que la notoriété de la marque Crozatier n'est pas telle que la société requérante puisse soutenir légitimement qu'elle ne disposait pas de solution équivalente; que la requérante se contente de soutenir qu'elle ne pouvait adhérer à une autre centrale d'achats lui assurant un chiffre d'affaires au moins égal et des conditions financières équivalentes sans verser aucune pièce utile au soutien de ses affirmations ; que les clauses d'exclusivité auxquelles elle fait allusion ne sauraient suffire à caractériser l'absence de solution équivalente en raison de la multiplicité des marques et enseignes de meubles de notoriété équivalente à l'enseigne Crozatier;
Que la circonstance qu'elle ait dû s'adresser directement à des fabricants pour s'approvisionner établit au contraire que la société requérante a effectivement disposé une solution équivalente, les conditions de paiements moins avantageuses pouvant seulement constituer un élément de préjudice résultant d'une rupture, le cas échéant, abusive qu'il appartient aux juridictions de l'ordre judiciaire d'apprécier dans le cadre d'une action en responsabilité contractuelle;
Considérant dès lors que le recours doit être rejeté ;
Considérant qu'il n'est pas démontré que la société Espace Meubles ait saisi le Conseil de la concurrence ou exercé son recours par témérité, malice, intention de nuire ou erreur équipollente au dol ; que la demande de dommages-intérêts de la société Mobilier européen sera donc rejetée ;
Considérant qu'il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 NCPC ;
Par ces motifs : Rejette le recours formé par la société Espace Meubles contre la décision n° 92-D-23 du Conseil de la concurrence du 24 mars 1992 ; Rejette les demandes de dommages-intérêts et d'application de l'article 700 NCPC.