CA Paris, 5e ch. B, 15 septembre 1995, n° 94-355
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Parfumerie Ozone (SARL)
Défendeur :
Kenzo (SA), Tamaris (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Leclercq
Conseillers :
MM. Bouche, Le Fevre
Avoués :
SCP Gaultier, Kistner, SCP Narrat, Peytavi
Avocats :
Mes Klein, Duffour, Bessis.
LA COUR :
Faits et procédure
La société Parfumerie Ozone, disposant d'un magasin rue Rochechouart dans le neuvième arrondissement de Paris, y a mis en vente, sans appartenir à leur réseau de distribution sélective, des produits de parfumerie de marque Kenzo et Kenzo Paris distribués par la société Tamaris dont elle s'était approvisionnée à une source inconnue.
Les sociétés Kenzo fabricant propriétaire de la marque, et Tamaris, distributeur exclusif agréé, l'ont assignée en paiement de dommages et intérêts pour atteinte à la marque et usage non autorisé de la marque ainsi que pour concurrence déloyale.
Par jugement avant dire droit du 4 juillet 1992 le Tribunal de grande instance de Paris a chargé un expert de rechercher à travers les factures d'achat des produits dont l'offre à la vente était critiquée, et la comptabilité de la société Parfumerie Ozone, les éléments permettant de définir l'origine et la situation juridique des produits litigieux. L'expert a déposé son rapport le 8 janvier 1993
Par jugement du 25 novembre 1993, le tribunal a :
- dit que la société Parfumerie Ozone, a commis des actes de concurrence déloyale et parasitaire et a engagé sa responsabilité quasi-délictuelle en commercialisant des produits Kenzo obtenus en violation du réseau de distribution sélective constitué sans le consentement des sociétés Kenzo et Tamaris portant de surcroît la mention "vente exclusive dépositaires agréés",
- fait interdiction à la société Parfumerie Ozone de vendre des produits portant la marque Kenzo sans le consentement des titulaires des droits sur la marque dans le délai d'un mois à compter de la signification du jugement sous astreinte de 500 F par infraction,
- ordonné l'exécution provisoire de ce chef ;
- condamné la société Parfumerie Ozone à verser aux sociétés Kenzo et Tamaris 80 000 F de dommages-intérêts et 3084 F de frais irrépétibles,
- autorisé les sociétés Kenzo et Tamaris à faire publier le dispositif du jugement par extrait ou in extenso dans trois revues ou journaux de leur choix aux frais de la société Ozone sans que le coût total hors taxes de la publication puisse dépasser 36 000 F ;
La société Parfumerie Ozone a fait appel par acte du 20 janvier 1994.
Demandes et moyens des parties
Par conclusions signifiées les 19 mai 1994 et 1er juin 1995 la société Parfumerie Ozone demande à la cour d'infirmer le jugement en ce qu'il l'a condamnée à payer aux sociétés Tamaris et Kenzo 80 000 F de dommages et intérêts pour actes de concurrence déloyale et parasitaire, de le confirmer pour le surplus (sic) de débouter les sociétés Tamaris et Kenzo de leur appel incident et de les condamner à lui payer 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elle prétend que la société Tamaris, distributeur agréé en France des produits de la marque Kenzo, a refusé de l'admettre dans son réseau de vente et que le système de distribution sélective mis en place par la société Tamaris interdit tout accès au marché aux entreprises qu'elle n'a pas agréées et constitue un refus de vente prohibé par l'ordonnance du 1er décembre 1986 et le traité de Rome.
Elle soutient que le réseau Kenzo de la société Tamaris est illicite en raison tant de l'absence d'égalité de traitement entre les revendeurs agréés qu'implique la discrimination dont elle a été victime que de l'illicéité de deux des obligations imposées aux membres du réseau, celle de réaliser un chiffre d'affaires annuel minimum hors taxes de 15 000 F qui restreint l'accès au réseau de revendeurs qualifiés et limite la concurrence entre marques et celle de traiter les produits Kenzo en "éléments importants" d'activité et de leur réserver les meilleurs emplacements de présentation qui limite la liberté commerciale des revendeurs.
Elle conteste à titre subsidiaire qu'elle ait pu commettre des actes de concurrence déloyale en proposant à la vente et en vendant des produits relevant d'un réseau de distribution sélective des lors qu'aucune faute ne peut lui être reprochée dans leur acquisition comme dans leur commercialisation.
Par conclusions signifiées les 5 mai et 1er juin 1995 les sociétés Kenzo et Tamaris demandent à la cour :
- de déclarer la société Parfumerie Ozone irrecevable en son moyen d'illicéité du réseau de distribution soulevé pour la première fois en appel et de constater que la société Parfumerie Ozone a vendu un certain nombre de produits portant la marque Kenzo alors qu'elle avait refusé de signer un contrat de distributeur agréé et qu'elle connaissait l'existence du réseau constitué, qu'elle a refusé de justifier de l'approvisionnement des produits en communiquant la copie des factures malgré les demandes réitérées d'un huissier et de l'expert Guilguet et qu'elle a vendu à titre de marque d'appel des produits Kenzo portant la mention " vente par dépositaires agréés " alors qu'elle n'avait pas cette qualité,
- en conséquence de confirmer le jugement en ce qu'il a dit que ces faits constituent des actes de concurrence déloyale et parasitaire et de juger que la société Parfumerie Ozone a violé les articles 27 de la loi du 31 décembre 1964 et 15 III de la loi du 4 janvier 1991 et engage sa responsabilité quasi-délictuelle,
- formant appel incident, de condamner la société Parfumerie Ozone à lui verser 300 000 F de dommages-intérêts pour concurrence déloyale et parasitaire, de lui faire interdiction sous astreinte définitive de 10 000 F, de vendre désormais des produits portant la marque Kenzo en dehors d'un approvisionnement licite et d'ordonner à ses frais la publication de l'arrêt à intervenir dans trois journaux au choix du demandeur et dans la limite de 15 000 F par insertion, soit au total 45 000 F, de condamner la société Parfumerie Ozone à lui payer 50 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elles confirment que la société Tamaris a constitué pour commercialiser les produits fabriqués par la société Kenzo un réseau de distribution sélective et qu'elle sélectionne de même les distributeurs agréés en fonction principalement de l'image de la marque, de l'emplacement et du standing du point de vente et de la formation des responsables et des salariés. Elle soutient que les produits Kenzo offerts à la vente par la société Parfumerie Ozone l'étaient de manière illicite, qu'en effet un approvisionnement est réputé illicite si sa licéité n'est pas prouvée et que le droit européen n'autorise la libre circulation des produits que s'ils ont été légalement fabriqués et mis en vente.
Elles ajoutent que la société Tamaris n'a nullement refusé d'admettre la société Parfumerie Ozone dans son réseau de distribution mais que l'appelante n'a pas respecté la procédure d'ordre applicable à tous les candidats à l'admission. Elles précisent que la licéité du réseau à été reconnue par plusieurs décisions de justice et soutiennent qu'il n'existe aucune irrégularité de traitement entre les membres du réseau et que la Commission des Communautés européennes admet parfaitement que des clauses de quota imposent au distributeur de réaliser un chiffre d'affaires annuel minimum.
Elles prétendent enfin que la société Parfumerie Ozone a commis des fautes au niveau tant de l'acquisition que de la commercialisation en se procurant des produits auprès de revendeurs non agréés ou qu'elle refuse de désigner, en vendant des produits réservés aux dépositaires agrées ce qu'elle n'était pas et en pratiquant la technique commerciale anticoncurrentielle de la marque d'appel.
Sur quoi, LA COUR
Sur la procédure
Considérant que l'article 563 du nouveau Code de procédure civile autorise expressément les parties à invoquer des moyens nouveaux en appel ; que la société Parfumerie Ozone demande à la cour de déclarer illicite le réseau de distribution exclusive de la société Tamaris qu'en ce que cette illicéité serait susceptible décarter les griefs qui lui sont faits, de concurrence déloyale et d'atteinte à la marque représentée par le réseau ; qu'elle ne demande à la cour que d'infirmer un jugement la condamnant à payer des dommages-intérêts ; qu'elle donne à sa défense en appel un fondement juridique c'est-à-dire un moyen autre qu'en première instance que sa nouveauté ne peut rendre irrecevable par application des articles 564 et 565 du même Code réservés aux prétentions nouvelles ;
Sur le fond
Sur la licéité du réseau de distribution exclusive
Considérant que l'article 7 de l'ordonnance du 1er déc. 1986, reprenant les principes énoncés par les articles 85 et 86 du traité de Rome, ne prohibe les conventions et ententes qu'en ce qu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché ; que les réseaux de distribution sélective sont licites si les critères de choix des distributeurs sont objectifs, dépourvus de toute discrimination et justifiés par les impératifs d'une distribution adéquate des produits ;
Considérant que, sous la marque Kenzo comme sous celle de marques similaires, sont vendus tout à la fois des articles de haute couture et des produits de parfumerie; que cette marque, même si elle n'a pas la réputation et le taux de pénétration du marché de marques concurrentes plus anciennes, bénéficie d'une notoriété suffisante pour qu'il soit admis que les marchandises vendues sous cette marque soient qualifiées de produits de luxe et, qu'en conséquence, soit reconnu au distributeur le droit de constituer un réseau de distribution sélective structuré et d'exercer un contrôle de la qualité des candidats à l'entrée dans ce réseau; que le contrat-type que les distributeurs agréés sont invités à signer, et les conditions générales de vente des produits Kenzo versés au débat ne contiennent aucune disposition discriminatoire susceptible de permettre à l'exploitant de la marque de choisir arbitrairement ses distributeurs et de fausser la concurrence entre les candidats; qu'ainsi l'article 3 des conditions générales de vente énumère de manière précise et détaillée les critères objectifs de qualité auxquels doivent raisonnablement répondre sans discrimination tous les distributeurs professionnels en parfumerie, relatifs à la qualification de son personnel, à la localisation et à l'installation du point de vente et aux services de conseil et de démonstration proposés; que la procédure d'admission dans le réseau est classique en la matière ; qu'elle prévoit une inscription sur une liste d'attente départementale et chronologique ; que le critère chronologique est d'une parfaite neutralité ; que la clause imposant la réalisation d'un chiffre d'affaires annuel minimum de 15 000 F hors taxes ne constitue pas une contrainte excessive; que la Commission des Communautés économiques européennes a considéré par ses décisions " Yves Saint Laurent et Givenchy " des 16 décembre 1991 et 24 juillet 1992 que le volume minimum d'achats annuels susceptible d'être imposé à un distributeur agréé ne devait pas dépasser 40 % du montant moyen des achats réalisés au cours de l'année précédente dans l'ensemble des points de vente situés sur le territoire du pays concerné ; que la société Parfumerie Ozone ne saurait prétendre qu'exiger la réalisation d'un chiffre d'affaires annuel particulièrement modeste de 15 000 F hors taxes est abusif ; qu'aucun prix de vente ni aucune exclusivité ne sont imposés aux distributeurs ; que l'exigence d'une présentation des produits Kenzo aux meilleurs emplacements n'est pas en elle même abusive dès lors que la clause est exprimée en des termes suffisamment imprécis pour ne pas porter atteinte à la liberté du distributeur ; que la société Parfumerie Ozone ne précise d'ailleurs pas en quoi il ne lui aurait pas été possible de vendre d'autres produits dans des conditions également favorables ;
Considérant qu'en l'absence de clause illicite dans le contrat liant la société Tamaris à ses distributeurs, le réseau qu'elle a constitué est licite ;
Sur les fautes commises par les parties :
Considérant que la lettre du 30 octobre 1990 par laquelle la société Parfumerie Ozone " confirmait " à la suite d'un entretien téléphonique son intention de distribuer les produits de parfumerie de la marque Kenzo dans son point de vente, faisait état d'un " environnement de marques " sans autre précision ; que cette affirmation était à l'évidence insuffisante pour établir que l'appelante répondait aux critères d'entrée dans le réseau ; que l'art. 4.1 des conditions générales de vente de la société Tamaris prévoit au surplus que l'inscription sur la liste d'attente n'a lieu que lorsque les critères de sélection sont remplis, ce qui implique que la société Tamaris s'est trouvée à même de vérifier la sincérité des renseignements substantiels fournis ; qu'il est d'autant moins établi que la société Tamaris a commis un abus ou une faute quelconque en n'accordant pas l'agrément sollicité, que la société Parfumerie Ozone est incapable d'apporter la preuve d'un refus formel de la société Tamaris ;
Considérant que l'offre à la vente, et à plus forte raison la vente des marchandises par un commerçant n'appartenant pas au réseau de distribution sélective contractuellement habilité à y procéder, est une faute quasi-délictuelle obligeant son auteur à réparer les conséquences de l'agression commerciale illégitime qu'elle constitue ; que la société Parfumerie Ozone ne peut raisonnablement prétendre que la vente, ou même seulement la mise en vente dans un magasin, de produits de parfumerie de la marque Kenzo commercialisés par les membres agréés du réseau de distribution sélective licite de la société Tamaris, alors qu'elle n'en fait pas partie et qu'elle ne peut se prévaloir d'aucune autorisation, ne constitue pas un acte de concurrence déloyale;
Considérant par contre qu'il a été constaté que des produits de marque Kenzo proposés à la vente par la société Parfumerie Ozone portaient sur leur emballage la mention " vente exclusive dépositaires agréés ";que l'appelante faisait ainsi croire à ses clients qu'elle possédait une qualité, gage de compétence, qu'elle n'avait pas;que ce fait constitue lui aussi un acte de concurrence déloyale;
Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a autorisé des mesures de publicité aux frais de la société Parfumerie Ozone, - Condamne la société Parfumerie Ozone à payer aux sociétés Kenzo et Tamaris ensemble la somme de 10 000 F au titre de leurs frais irrépétibles d'appel ainsi qu'aux dépens d'appel, - Déboute les parties de leurs demandes contraires ou complémentaires, - Admet la société civile professionnelle Narrat Peytavi, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.