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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 27 mai 1992, n° ECOX9210546X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Moulinex (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Conseillers :

Mmes Mandel, Kamara, Beauquis, M. Perie

Avoués :

SCP Duboscq, Pelerin

Avocat :

Me Dunaud.

CA Paris n° ECOX9210546X

27 mai 1992

Par décision n° 91-D-50, du 13 novembre 1991, relative au fonctionnement de la concurrence dans le secteur des petits appareils électroménagers intéressant les entreprises SEB, Calor, Philips, Rowenta et Moulinex, le Conseil de la concurrence (le conseil) a, en ce qui concerne les faits spécifiquement imputables à la société Moulinex :

- constaté que chaque engagement de coopération commerciale et chaque avenant à ces engagements conclus par cette société avec ses distributeurs portaient la mention: " En cas de revente à perte des produits Moulinex au sens de la réglementation et de la jurisprudence actuelles, les présentes seront considérées annulées dès leur souscription et n'avoir jamais produit effet. " ;

- estimé que, par cette stipulation, la société Moulinex s'est dotée de la possibilité de supprimer les remises de coopération commerciale auxquelles ses revendeurs pouvaient prétendre au titre de leur activité, si elle estimait que ceux-ci avaient pratiqué une revente à perte et que, de ce fait, lesdites remises ne pouvaient être acquises avant la fin de la période considérée, les distributeurs n'étant assurés d'en bénéficier qu'à la condition de ne pas les répercuter aux consommateurs ;

- apprécié qu'à la supposer établie la circonstance alléguée que cet engagement contractuel n'a eu ni pour objet ni pour effet de restreindre le jeu de la concurrence ne la soustrait pas pour autant à la prohibition édictée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, dès lors qu'il pouvait avoir pour effet de limiter la concurrence et, qu'au surplus, le fait que la clause incriminée n'ait pas été utilisée pour supprimer les ristournes des distributeurs n'établit pas qu'elle ait été sans effet ;

- considéré qu'il n'est pas justifié, par l'auteur de la pratique incriminée, que soient réunies les conditions de non-application de la prohibition des pratiques portant atteinte à la libre concurrence, telles que prévues par les dispositions de l'article 10-2 de l'ordonnance précitée ;

- enjoint, en conséquence, à la société Moulinex de supprimer de ses contrats de coopération commerciale les stipulations qui subordonnent le paiement des remises prévues au respect de la réglementation relative à l'interdiction de revente à perte ;

- infligé à la société Moulinex une sanction pécuniaire de 3 000 000 de francs ;

- ordonné aux frais de celle-ci, partagés avec d'autres entreprises sanctionnées, la publication intégrale du texte de sa décision.

Conformément aux dispositions de l'article 15 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, la société Moulinex a formé un recours en annulation et subsidiairement en réformation de la décision, au soutien duquel elle expose les moyens suivants :

I. Sur la procédure :

- qu'informé par elle, préalablement à leur communication aux autres parties en cause, du caractère particulièrement sensible de certains documents confidentiels appréhendés dans le cadre de l'enquête administrative, le conseil a néanmoins refusé de prendre les mesures nécessaires à la sauvegarde du secret des affaires, sans que l'accès à ces informations soit justifié par le respect du principe de contradiction et que, selon elle, cette inutile violation du secret des affaires doit être sanctionnée par l'annulation de la décision ;

- qu'en s'abstenant de répondre aux moyens qu'elle a invoqués pour justifier que les pratiques reprochées répondent aux conditions exonératoires de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le conseil a failli à l'obligation de motiver sa décision qui doit pour cette raison être annulée ;

II. Sur le fond :

- que la clause incriminée n'est pas en elle-même interdite dès lors que, selon la requérante, elle ne lui donnait pas un pouvoir d'appréciation discrétionnaire sur l'attribution des remises et n'avait de ce fait aucun effet anticoncurrentiel ;

- que ladite clause qui répond aux conditions de l'article 10-2 de l'ordonnance échappe à la prohibition édictée par l'article 7 ;

- que la sanction qui lui est infligée est disproportionnée eu égard à l'absence de gravité intrinsèque de la faute retenue laquelle n'a, prétend-elle, causé aucun dommage à l'économie.

Par application de l'article 9 du décret du 19 octobre 1987, le conseil a présenté des observations écrites sur les moyens exposés.

Le ministre de l'économie, des finances et du budget, aux termes de ses observations, comme le ministère public à l'audience, a conclu au rejet du recours.

Sur quoi LA COUR :

1. Sur le moyen d'annulation tiré de la violation du secret des affaires :

Considérant que dans le cadre de l'enquête administrative préalable à la saisine du conseil, la société Moulinex a remis aux agents de l'administration des contrats de coopération commerciale et des conditions "particulières et spéciales " afférentes à certains distributeurs en soulignant le caractère particulièrement confidentiel des statistiques clients en valeur et en volume comprises dans ces pièces ;

Que néanmoins, lors de la notification des griefs le 25 juillet 1990, le conseil a communiqué sans restriction ni précaution l'intégralité de ces informations aux parties en cause, s'agissant d'entreprises concurrentes et d'une grande centrale d'achat, le Galec ; que, dès le 9 août suivant, la société Moulinex a appelé l'attention du président du conseil sur le caractère dommageable de cette diffusion, lui demandant de retirer certaines pièces du dossier, en application de l'article 23 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que, par lettre datée du même jour, celui-ci a répondu qu'ayant apprécié, avant la notification des griefs, que les pièces en cause étaient nécessaires à l'exercice des droits des parties il avait déjà estimé n'y avoir lieu à appliquer le texte susvisé et que dès lors la demande de retrait était sans objet ;

Considérant qu'en faisant valoir, d'une part, que les griefs articulés n'impliquaient aucunement l'accès du Galec aux pièces en cause, d'autre part, que la communication aurait en tout cas dû être accompagnée de précautions ménageant le secret des affaires, enfin qu'elle a été privée de la possibilité d'introduire un recours contre la décision négative du président du conseil conformément à l'article 19 de l'ordonnance, en raison de l'absence de décision formelle et de la violation du principe de contradiction, la société requérante s'estime victime d'une violation du secret des affaires qui doit selon ses déductions être sanctionnée par l'annulation de la décision sur le fond ;

Mais considérant qu'il n'est ni allégué ni démontré que la communication desdites pièces ait en quelque manière affecté la décision prise par le conseil sur le fond de la saisine, seule déférée à la censure de la cour; qu'il s'ensuit que le moyen de nullité tiré de la violation du secret des affaires ne peut qu'être rejeté;

2. Sur le moyen d'annulation tiré du défaut de motivation :

Considérant que, comprises dans les catégories visées à l'article 1er de la loi du 11 juillet 1979, les décisions du conseil doivent être motivées conformément aux prescriptions de ladite loi ;

Qu'en constatant que, contrairement aux allégations de la société Moulinex, il n'était pas justifié que la pratique mise en œuvre par cette entreprise, prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, était strictement nécessaire au progrès économique tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui pourrait en résulter, pour en déduire que les dispositions du paragraphe 2 de l'article 10 de l'ordonnance précitée n'étaient pas applicables, le conseil a régulièrement informé la personne morale concernée des motifs de sa décision qui comprend en elle-même l'énoncé complet des considérations de droit et de fait qui en constituent le fondement ; d'où il suit que le moyen tiré d'un prétendu manquement à la prescription légale de motivation doit être rejeté ;

3. Sur le moyen d'annulation tiré de l'inexacte qualification de la clause incriminée :

Considérant que la société requérante soutient que, contrairement à ce qu'a apprécié le conseil, la clause discutée est une condition qui n'est pas suspensive de l'attribution des remises mais résolutoire du contrat de coopération et que, pour cette raison, la résiliation de la convention ne relevant que de l'appréciation des juridictions compétentes, la clause n'est pas en elle-même interdite ;

Mais considérant qu'ainsi que l'a justement relevé le conseil la stipulation par laquelle " en cas de revente à perte des produits... le contrat de coopération commerciale sera considéré comme annulé dès sa souscription et n'avoir jamais produit d'effet " conduit en fait à différer l'acquisition du principe des remises de coopération commerciale, cependant chiffrables en leur montant, jusqu'à la satisfaction d'une condition qui ne peut être constatée qu'à l'expiration de la période contractuelle et à rendre l'attribution d'autant plus aléatoire qu'elles seraient immédiatement répercutées sur les prix de détail; qu'il s'ensuit qu'en créant artificiellement les conditions d'une revente à perte, une telle stipulation empêche le distributeur de tenir immédiatement compte dans ses prix des rabais que, sans la clause litigieuse, il pourrait licitement répercuter;

Que l'interprétation jurisprudentielle spéculative contraire au sens littéral apparent que la société Moulinex entend donner de ladite clause est sans incidence sur la réalité du mécanisme d'imposition de marges minimales qu'elle introduit dans les contrats de coopération commerciale souscrits par ses principaux distributeurs ;

4. Sur le moyen de nullité tiré de l'absence d'effet anticoncurrentiel :

Considérant que de ce qui précède il résulte que, même si la société Moulinex n'a jamais résilié de contrat de coopération en se référant à la clause critiquée, la présence de telles dispositions contractuelles a, tout au moins, eu pour effet potentiel de limiter la concurrence par les prix en faisant obstacle aux reventes à marges bénéficiaires réduites du montant des remises de coopération commerciale ;

Que l'argument selon lequel les rabais concernés ne sont pas ceux prévus aux conditions générales de vente mais, uniquement, ceux qui résultent des contrats de coopération commerciale est sans portée, dès lors qu'il ne peut être soutenu qu'à elles seules ces dernières remises, comprises dans une fourchette de 5 à 10 p. 100 des tarifs de base, auraient été sans incidence sur le calcul des prix de détail ;

Qu'il ne peut davantage être tenu compte, pour l'appréciation de l'illicéité d'une telle clause, du prétendu déséquilibre économique résultant de la puissance d'achat des grandes entreprises de distribution, alors que la requérante n'allègue pas s'être trouvée en état de dépendance économique à leur égard ou qu'à l'occasion de la conclusion de ses contrats de coopération son consentement ait été vicié ;

Considérant que l'effet potentiellement anticoncurrentiel de la convention critiquée ne réside pas, comme le prétend paradoxalement la société Moulinex, dans l'interdiction des reventes à perte mais, ainsi qu'il a été ci-dessus exposé, dans l'introduction d'un obstacle contractuel à la répercussion, dans le calcul des prix à la consommation, de remises de coopération commerciale parfaitement chiffrables en leur montant;

Considérant que la prohibition édictée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 s'étend aux conventions qui peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché; que, dès lors, les pratiques incriminées peuvent faire l'objet des injonctions et sanctions prévues par l'article 13;

5. Sur le moyen de nullité tiré de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :

Considérant que la société Moulinex prétend qu'en ajoutant une sanction contractuelle à la répression des reventes à perte par l'autorité publique la clause incriminée satisfait aux conditions de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 par application duquel elle ne serait pas soumise à l'article 7 du même texte ;

Mais considérant que, par un mécanisme contractuel faisant obstacle à la répercussion de certaines remises sur les prix de détail, la stipulation en cause provoque un risque purement factice de revente à perte ; que, dès lors, il ne peut être soutenu qu'elle a pour effet d'assurer le progrès économique, qu'elle réserve aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte et enfin qu'elle est indispensable pour atteindre l'objectif de prévention des pratiques restrictives qu'elle prétend poursuivre ;

6. Sur le moyen de réformation tiré du caractère disproportionné de la sanction :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 le montant maximum de la sanction que peut infliger le conseil est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du chiffre d'affaires hors taxe réalisé en France au cours du dernier exercice clos ; qu'il n'est pas contesté que le montant du chiffre d'affaires à prendre en considération est de 1 350 000 000 F ;

Considérant qu'en infligeant à la société Moulinex une sanction pécuniaire représentant 0,25 p. 100 du montant du chiffre d'affaire, le conseil a fait une exacte appréciation de la gravité des faits et du dommage causé à l'économie ;

Qu'en effet, en invoquant un prétexte illusoire de salubrité économique, la société Moulinex a persisté à faire figurer dans ses contrats de coopération commerciale une clause dont l'illicéité se déduit à l'évidence des termes d'une décision prise par le conseil le 6 décembre 1988 à propos de semblables conventions utilisées par une autre entreprise dans un secteur voisin et à laquelle une large publicité a été donnée ;

Que si, comme l'a fait le conseil, il doit, pour l'appréciation de la sanction, être tenu compte de ce que ladite clause n'a pas été mise en œuvre, il n'en demeure pas moins que, pouvant faire obstacle à la libre fixation des prix par les revendeurs, sa seule présence constitue une pratique tout à la fois grave en elle-même et particulièrement pernicieuse pour l'économie ;

Qu'en conséquence le moyen tendant à la réformation du montant de la sanction pécuniaire doit être rejeté ;

Par ces motifs: Rejette le recours ; Laisse les dépens à la charge de la société requérante.