CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 7 juillet 1995, n° ECOC9510194X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Intersyndicale des fabricants d'aliments d'allaitement, Fédération de la Vitellerie Fraçaise, Syndicat des abatteurs intégrateurs "Carnisvo", Denkavit (SARL), Veau Allaitement Sodiavit (Sté)
Défendeur :
Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Feuillard
Avocat général :
Mme Thin
Conseillers :
Mmes Renard-Payen, Kamara
Avoué :
SCP Parmentier-Hardouin
Avocats :
Mes Kryvian, Baudel, Menard, Greffe
Saisi par le ministre chargé de l'Economie, le 30 mai 1990, de pratiques mises en œuvre dans le secteur de la production et de la commercialisation du veau, le Conseil de la concurrence, par décision n° 94-D-61 du 29 novembre 1994, a infligé les sanctions pécuniaires suivantes :
1 500 000 F à l'Intersyndicale des fabricants d'aliments d'allaitement (IFAA) ;
200 000 F au Syndicat des abatteurs intégrateurs (Carnisvo) ;
100 000 F à la Fédération de la vitellerie française (FDVF) ;
2 000 000 F à l'union des coopératives agricoles Union laitière normande (ULN) ;
900 000 F à la société Veau allaitement Sodiavit (VALS) ;
700 000 F à la société Denkavit,
un complément d'information étant ordonné aux fins de déterminer l'entreprise venant aux droits de la société Bridel.
Le Conseil a estimé que le procès-verbal de remise de pièces du 7 juillet 1989 constituait le premier acte interruptif de prescription ; qu'il n'y avait pas lieu d'écarter les procès-verbaux dont la régularité était contestée et sur lesquels le rapporteur avait pu valablement fonder les griefs qu'il avait retenus contre certaines entreprises ; que l'article 47 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'excluait pas la communication de documents manuscrits ; que les procès-verbaux ne devaient pas comporter, à peine de nullité, la transcription des questions posées par l'enquêteur ; que les critiques de la société Denkavit au sujet de la régularité de la procédure n'étaient pas fondées.
Sur les pratiques sanctionnées, il a considéré que l'" indicateur d'évolution théorique " calculé par l'IFAA, actualisé au cours des années 1987 et 1988 en fonction de l'évolution des prix des matières premières entrant dans la composition de l'aliment comportant 60 p. 100 de poudre de lait écrémé (PLE) et diffusé à l'ensemble de ses membres, constituait un indicateur de prix de vente susceptible de fausser le jeu de la concurrence ; que les sociétés Denkavit, VALS, Bridel et Voreal ainsi que les coopératives ULN et Union Univor avaient participé à la concertation organisée par l'IFAA ;
Que l'IFAA et Carnisvo, ultérieurement la FDVF, avaient incité leurs adhérents à adapter leurs achats de veaux nourrissons non à leurs propres perspectives de vente, mais en fonction de directives concertées (restrictions des mises en place de veaux nourrissons afin d'infléchir l'évolution des prix sur ce marché pour retarder les hausses ou accentuer les baisses saisonnières) ;
Que l'action, décidée lors de l'assemblée générale de Carnisvo du 21 janvier 1988, de régulation concertée des mises sur le marché de veaux gras avait eu pour effet de provoquer la hausse du veau de boucherie pendant quelques semaines.
Il a encore estimé que les difficultés conjoncturelles, liées à la réduction du cheptel laitier et aux modifications de la réglementation sanitaire nationale au cours des années 1987 et 1988, ne pouvaient être assimilées à des contributions au progrès économique au sens du 2 de l'article 10 de l'ordonnance, n'étant pas démontré par ailleurs que la mise en œuvre des pratiques relevées aurait été indispensable pour atteindre l'objectif de régulation de la production de la viande de veau ni que les actions entreprises auraient réservé aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en aurait résulté.
L'IFAA, la FDVF (ou FVF), Carnisvo et la société Denkavit, d'une part, la société VALS, d'autre part, ont formé des recours en annulation, subsidiairement en réformation de cette décision.
Ces organisations syndicales et sociétés font valoir que le procès-verbal du 7 juillet 1989, interruptif de la prescription, est irrégulier, seuls pouvant être poursuivis les faits postérieurs au 30 mai 1987 pour tenir compte de la saisine du Conseil le 30 mai 1990 ; que les droits de la défense n'ont pas été respectés, les enquêteurs n'ayant pas annoncé clairement l'objet de leur visite et les questions posées ayant conduit certaines des personnes entendues à s'auto-incriminer. La FDVF ajoute qu'aucun fait antérieur au 28 octobre 1987, date de sa constitution, ne peut être retenu contre elle.
Sur le fond, les organisations syndicales soutiennent que la mise en place d'outils de prévision et d'adaptation de l'offre et de la demande sur le marché du veau nourrisson ne correspondait à aucune volonté anti-concurrentielle, puisqu'il s'agissait seulement de recommandations qui ne s'accompagnaient d'aucune incitation ou mesure coercitive, I'IFAA affirmant que l'indicateur théorique du prix de revient des aliments d'allaitement n'avait pas un objet anticoncurrentiel. Les sociétés Denkavit et VALS estiment que les preuves d'une entente illicite sur les prix de l'aliment d'allaitement ne sont pas rapportées.
En ce qui concerne les sanctions, les requérantes soutiennent en général qu'aucun dommage à l'économie n'a été mis en évidence, la société VALS soulignant que le montant de la sanction est excessif compte tenu de l'absence d'effet sensible des hausses de prix incriminées sur la concurrence.
Le Conseil de la concurrence observe que le rapporteur s'est fondé sur un certain nombre de procès-verbaux de déclarations et non sur des procès-verbaux de remise de pièces qui n'avaient donc pas à être annexés au rapport quoiqu'ils figurent au dossier qui a été régulièrement mis à la consultation des parties.
Le ministre de l'économie observe que les moyens relatifs à la prescription ne peuvent être accueillis puisque le procès-verbal de déclaration du 7 juillet 1989 a été écarté par le conseil, seul celui de remise des pièces, de la même date, ayant été jugé régulier et valant acte interruptif, plusieurs autres procès-verbaux ayant au demeurant été établis en juillet 1989 et au cours des mois suivants ; que le moyen tiré de la violation du principe de non-auto-incrimination et des droits de la défense est sans fondement ; que seuls des faits datant de fin 1987 ont été retenus à l'encontre de la FDVF.
Sur le fond, il rappelle le contexte de crise de la filière du veau de boucherie et observe que I'IFAA n'avait pas vocation à se substituer à ses adhérents pour fixer des évolutions de prix et à inciter à une variation concertée de ceux-ci ; que la preuve est établie de la participation de la société Denkavit à la fixation des hausses concertées des prix des aliments, dans le cadre de l'IFAA ; que la société VALS, qui a procédé, à des dates identiques, à des hausses de prix d'un même montant que ses concurrents, a pour le moins manifesté une adhésion tacite à l'entente nouée dans le cadre de l'IFAA ; que les organisations professionnelles ont incité leurs adhérents à restreindre les mises en place de veaux nourrissons pour infléchir l'évolution des prix sur ce marché; que la pratique de régulation concertée des cours du veau de boucherie a eu pour objectif de fausser le jeu de la concurrence sur ce marché ; qu'il n'y a pas eu contribution au progrès économique au sens de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Il observe enfin que le montant des sanctions infligées paraît élevé au regard du contexte de crise traversée par cette filière et que le préjudice causé à l'économie par les pratiques sanctionnées n'a pu être déterminé avec exactitude.
Concluant à la confirmation de la décision, il demande à la cour de diminuer fortement le montant des sanctions infligées aux entreprises et organismes en cause.
Les requérantes ont répliqué notamment que manque l'un des critères permettant d'apprécier le montant d'une éventuelle sanction, la société Denkavit soulignant que seule une injonction avait été sollicitée devant le conseil et la société VALS maintenant sa demande d'annulation de la décision, subsidiairement de réduction du montant de la sanction prononcée à son encontre.
Le ministère public a conclu oralement en observant que le procès-verbal de remise des pièces du 7 juillet 1989 ne comporte, pas plus que celui d'audition de la même date, mention de l'objet de l'enquête et devrait être écarté ; qu'en revanche le procès-verbal, essentiel, de la nouvelle audition de M. Berthelot, le 21 du même mois, comporte la mention de l'objet de l'enquête.
Il a estimé qu'il y avait lieu de s'interroger sur le montant des sanctions qui étaient élevées eu égard aux données de l'affaire et semblaient devoir être ramenées à des sanctions de principe.
Sur quoi, LA COUR :
Considérant que seule une atteinte sensible, avérée ou potentielle, au jeu de la concurrence peut justifier la sanction d'une pratique prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Qu'ainsi,en l'absence de preuve d'une incidence significative sur le fonctionnement du marché, une pratique anticoncurrentielle n'est pas susceptible d'être sanctionnée ;
Considérant que le ministre de l'économie a relevé que, à l'époque des faits, les entreprises subissaient les modifications de la réglementation tant communautaire, s'agissant des quotas laitiers, que nationale, s'agissant de l'interdiction de l'utilisation des activateurs de croissance, ces mesures ayant entraîné une hausse des coûts de production du veau de boucherie ;
Qu'il ajoute que, face à cette situation difficile, les opérateurs de la filière du veau de boucherie, qui ne pouvaient pas répercuter leurs surcoûts de production à la vente en raison de l'inélasticité de la demande des consommateurs, ont tenté de retarder les mises en place des petits veaux ainsi que les abattages de veaux pour assurer la pérennité de ce secteur d'activité ;
Qu'il en conclut que l'acuité de la crise subie par la filière à l'époque des faits constitue un élément venant atténuer la gravité des pratiques sanctionnées ;
Considérant encore que le ministre relève que le préjudice causé à l'économie n'a pu être déterminé avec exactitude ;
Considérant encore que les faits incriminés ont été réalisés sur de courtes périodes et n'ont plus cours ;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments, outre le niveau des ressources des organisations professionnelles qui justifierait, en soi, des sanctions symboliques, que les pratiques sanctionnées n'ont eu en réalité aucun effet sensible sur le marché justifiant l'application de sanctions pécuniaires ;
Que la décision déférée sera donc réformée en ce sens que les sanctions infligées seront supprimées ;
Considérant qu'il devient dès lors sans intérêt d'examiner la pertinence des moyens de procédure desquels il ne résulte pas manifestement que la décision du Conseil devrait être annulée ;
Considérant qu'il n'y a pas lieu de prononcer d'injonctions en l'espèce;
Considérant que les agissements des requérantes, dont l'irrégularité n'est pas sérieusement contestée, ont été à l'origine de la présente procédure ;
Que les requérantes devront en conséquence supporter la charge des dépens ;
Par ces motifs : Statuant dans les limites des recours ; Réformant la décision n° 94-D-61 du Conseil de la concurrence du 29 novembre 1994 ; Supprime les sanctions pécuniaires qui ont été prononcées à l'encontre des organisations professionnelles et sociétés requérantes ; Dit n'y avoir lieu à injonction ; Dit que les sommes qui devraient être restituées par le Trésor public porteront intérêts au taux légal à compter seulement de la notification du présent arrêt valant commandement de payer ; Met les dépens à la charge des requérantes.