Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 24 mai 1994, n° ECOC9410109X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Sesen (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Économie et des Finances

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Aubert

Avocat général :

M. Jobard

Conseillers :

Mmes Pinot, Nerondat

Avocat :

Me Simonetta.

CA Paris n° ECOC9410109X

24 mai 1994

Saisi par le ministre de l'Economie et des Finances de pratiques anticoncurrentielles relevées à l'occasion d'appels d'offres lancés par la ville de Toulouse pour la construction, la transformation, l'aménagement et l'équipement de trottoirs, le Conseil de la concurrence ci-après (le conseil) a, par décision du 5 octobre 1993, infligé des sanctions pécuniaires à plusieurs entreprises dont celle de 65 000 F à la SA Sesen.

Aux motifs de sa décision, le donseil a :

- constaté que les mêmes groupements d'entreprises, Sesen-Castillon pour le lot n° 2 et Lherm-Paveurs Réunis pour le lot n° 4, ont été systématiquement moins disants lors des appels d'offres, et ont régulièrement obtenu des marchés passés par la ville de Toulouse ; que le choix répété des entreprises précitées de faire porter leurs efforts sur les seuls et mêmes cantons, qui ne reflète pas les conditions d'un marché concurrentiel, et qui ne peut s'expliquer ni par l'implantation des entreprises ni par les caractéristiques des travaux, s'il ne peut constituer à lui seul une preuve d'entente anticoncurrentielle, constitue néanmoins une présomption de l'existence d'une répartition tacite des différents lots entre les entreprises au cours de la période examinée ;

- considéré que les documents manuscrits saisis dans l'entreprise Castillon TP, Amiel, Belloni dont les dates, le contenu et la période de leur réalisation constituent un ensemble d'indices de nature à établir l'existence d'une entente anticoncurrentielle relative aux marchés des trottoirs de la ville de Toulouse ;

- estimé, enfin, que les déclarations du président de la société Les Paveurs Réunis témoignent de l'existence d'un accord tacite entre les entreprises attributaires des différents lots ;

- infligé à la société Sesen une sanction pécuniaire de 65 000 F, compte tenu du fait que cette entreprise était la principale bénéficiaire du lot n° 2 depuis 1988, de son adhésion permanente à la concertation du groupement auquel elle participait régulièrement avec la société Castillon TP.

Contre cette décision, seule la société Sesen a formé un recours.

Reprenant l'argumentation développée devant le conseil, la société Sesen :

En ce qui concerne les pratiques dénoncées :

- conteste toute participation à une entente illicite, faisant valoir, d'une part, qu'en l'absence de déclaration de sa part le parallélisme de comportement est insuffisant, à lui seul, pour caractériser une entente tacite, soulignant, d'autre part, la spécificité des travaux de pavage qui exige un savoir-faire tout à fait spécial, prétendant encore qu'elle est la seule entreprise locale à offrir la technique requise pour la réalisation de ces travaux, rappelant, enfin, que le partenariat avec l'entreprise Castillon TP lui aurait été dicté par le souci d'une bonne exécution des prestations afin de garantir une défaillance ponctuelle de sa part et par l'interdiction édictée par la ville de Toulouse d'avoir recours à la sous-traitance.

En ce qui concerne les sanctions :

- critique le mode de calcul de la sanction qui lui a été infligée, lequel ne serait pas conforme aux dispositions de la loi du 31 décembre 1992 modifiant l'ordonnance susvisée, en ce qu'il aurait indistinctement appliqué à l'ensemble des entreprises poursuivies 1/1000e du chiffre d'affaires général réalisé par les diverses entreprises alors que, selon elle, n'aurait dû être retenu pour le calcul des pénalités que le montant du chiffre d'affaires obtenu par le cumul des marchés litigieux.

Elle conclut, en conséquence, à l'infirmation de la décision soumise à recours et, subsidiairement, à sa réformation par réduction du montant de la sanction pécuniaire qui lui a été infligée.

Le conseil n'a pas usé de la faculté prévue à l'article 9 du décret du 19 octobre 1987 de présenter des observations écrites devant la cour.

Le ministre de l'Economie et des Finances a fait valoir, pour l'essentiel, que les pièces saisies dans l'entreprise Castillon, partenaire Sesen, sont révélatrices de l'existence d'une concertation à laquelle participait l'entreprise Sesen, et que la sanction prononcée a respecté les dispositions légales, faisant observer que le mode de calcul de cette sanction représente 0,10 p. 100 du chiffre d'affaires de l'entreprise pour l'exercice 1992.

Aux termes de son mémoire en réplique, la société Sesen a maintenu sa précédente argumentation.

A l'audience, le ministère public, après avoir rappelé les principes généraux applicables en la matière, a observé que les documents saisis au sein de l'entreprise Castillon constituent des indices suffisamment graves, précis, et concordants pour caractériser une entente tacite destinée à répartir les marchés litigieux et a constaté, s'agissant de la sanction pécuniaire, que les références invoquées par la société Sesen ne correspondaient aucunement aux exigences légales et a conclu, en conséquence, au rejet du recours.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant que la simple constatation d'un parallélisme de comportement étant à elle seule insuffisante à inférer l'existence d'une entente concertée prohibée, puisque ce parallélisme peut être la résultante des décisions identiques mais indépendantes, prises par des entreprises s'adaptant naturellement à un même contexte sur un même marché, il est nécessaire, pour établir une entente, d'apporter des preuves complémentaires renforçant la présomption tirée du parallélisme de comportement;

Qu'à l'évidence, ces preuves ne peuvent être constituées de documents formalisés, datés et signés, mais sont seulement susceptibles de résulter d'indices variés constituant un faisceau d'éléments graves, précis et concordants;

Que les observations, déclarations et documents saisis chez des tiers sur lesquels s'est fondé le conseil ont été recueillis, en temps utile, dans le respect du principe du contradictoire ; qu'ils peuvent être utilisés quelle que soit leur nature et même s'ils n'émanent pas de la société Sesen ;

Considérant, tout d'abord, que les constatations objectives auxquelles a procédé le rapporteur du conseil concernant le marché litigieux relatif à la construction, transformation, aménagement et équipement des trottoirs, révèlent, à quelques variations près, de 1988 à 1991, l'existence d'une permanence dans :

- la constitution du groupement Sesen-Castillon TP ayant soumissionné pour le lot n°2 ;

- le caractère systématiquement moins-disant de ce groupement ;

- l'attribution géographique constante du lot n° 2 audit groupe ;

Sur l'entente tacite :

Considérant que les documents saisis dans les entreprises Belloni et Castillon TP révèlent l'existence, depuis plusieurs années, d'une entente généralisée entre les différentes entreprises concernées par le marché litigieux, à laquelle a participé, de façon régulière et constante, la société Sesen ;

Qu'en effet, sur le tableau, saisi dans la société Belloni, sont portées les indications manuscrites suivantes : " Gomez-Belloni - 6, Sesen-Castillon - 10, ETT-Belloni - 9, Lherm-Paveurs - 6 ";

Que les explications fournies par le dirigeant de la société Belloni sur ces mentions prouvent en réalité que les chiffres susvisés ne sont ni des prévisions ni des résultats, comme il a tenté de le soutenir, dans la mesure où ceux concernant le lot Sesen sont inexacts, puisque l'offre n'a pas été de - 10 mais de 8,5 ;

Que les trois documents saisis dans l'entreprise Castillon TP, datés du 19 septembre 1990 pour l'un, du 6 novembre 1990 pour l'autre, font apparaître des noms d'entreprises en regard desquelles figurent des montants ; que le troisième document, quant à lui non daté, mentionne une série de dates, notamment celle du 29 octobre, et le nom des entreprises " Sesen, Torres (société Lherm), Belloni Amiel - Gomez "; que, s'agissant de la société Sesen, sont notés les chiffres de 4 400, 1 500 et 1 600 correspondant au marché des trottoirs ; que ces montants figurant sur ces documents établis et saisis antérieurement au 7 novembre 1990, date de l'ouverture des plis et de l'attribution des lots, ne peuvent donc être des résultats des appels d'offres ; que, de plus, l'entreprise Amiel dont le nom figure parmi les entreprises citées n'a pas présenté d'offre dans ce marché ;

Qu'enfin ces documents, concordants entre eux, sont corroborés par les déclarations du dirigeant de la société Les Paveurs Réunis qui reconnaît qu'à la suite d'un accord tacite avec ses confrères adjudicataires des cantons Sud, Centre et Nord (ses) confrères ne (le) concurrencent pas dans (son) secteur "et que", de son côté, il " respecte l'accord, les autres cantons ne (l)'intéressent pas " ;

Qu'ainsi, il ressort de l'analyse de ces documents que le groupement Castillon-Sesen s'est retrouvé pendant plusieurs années le moins-disant sur le lot dont il était précédemment attributaire, et sur ce seul lot, ce qui prouve l'existence d'une entente entre les sociétés concernées pour se répartir les différents lots, selon un plan préétabli avant l'ouverture des plis, laquelle dans ces conditions, ne pouvait que tromper le maître d'ouvrage en créant un simulacre de concurrence ;

Considérant que, pour contester cette entente tacite, la société Sesen n'est pas fondée à exciper de la spécificité et de la technicité des travaux à réaliser, dans la mesure où il résulte des déclarations de MM. Burguier et Satge, respectivement directeur du service de la voie publique et ingénieur en chef-directeur des travaux dans ce même service, que les " divisions géographiques ne correspondent plus aujourd'hui " à l'ancienne division géographique invoquée par la société Sesen ; que la division administrative n'a dans ses dénominations que de lointains rapports avec la réalité géographique et urbaine de telle sorte que le canton Centre (celui de Sesen) compte lui aussi une large surface de zone résidentielle et non pas seulement une zone urbaine plus difficile à traiter et que cette division signifie donc que la " spécificité n'existe pas ";

Que, par ailleurs, la société Sesen ne conteste pas que les marchés relatifs à la construction de chapes d'asphalte, spécifiques quant à eux, sont distincts de ceux concernant la réfection des trottoirs, qui nécessitent seulement beaucoup de main d'œuvre, mais, en revanche, peu de technicité ;

Considérant que la société Sesen n'est pas davantage admise à se prévaloir de l'interdiction édictée par la ville de Toulouse d'avoir recours à la sous-traitance pour justifier son partenariat avec la société Castillon, puisqu'il est établi que cette interdiction avait disparu pour le marché afférent à l'année 1991 et que pour les marchés précédents elle l'avait enfreinte en sous-traitant à d'autres entreprises que la société Castillon ;

Considérant, enfin, qu'il apparaît paradoxal pour la société Sesen de s'associer de façon systématique avec un partenaire dont elle savait qu'il ne disposait pas des capacités pour participer aux travaux requis et, par conséquent, ne serait pas en mesure de la remplacer pour le cas où elle serait défaillante ;

Que ce groupement formel a été créé dans le seul but d'une attribution systématique d'un lot déterminé à l'entreprise Sesen ;

Considérant, dans ces conditions, qu'aucun des moyens invoqués par la société Sesen n'infirme le faisceau d'éléments graves, précis et concordants ci-dessus analysé démontrant une entente tacite pour la répartition des marchés, et qu'ils doivent donc être rejetés ;

Sur les sanctions prononcées :

Sur le mode de calcul et le montant :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le maximum de la sanction pécuniaire que peut infliger le conseil est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos ; que ces sanctions doivent être proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ;

Considérant que, dans la présente espèce, le dommage à l'économie est réel, dans la mesure où l'entente persistante entre les différentes entreprises concernées par ce marché, à laquelle la société Sesen, groupée formellement avec la société Castillon TP, a systématiquement participé, consistant à s'abstenir, de façon tacite, de se faire mutuellement concurrence sur certains lots a eu pour effet de faire obstacle à la fixation des prix par le jeu normal du marché, interdisant son accès à d'autres sociétés.

Qu'il est établi que cette société a été la principale bénéficiaire du lot n° 2 depuis 1988, puisqu'il résulte du rapport susvisé qu'elle a demandé par lettre du 29 novembre 1989 à la ville de Toulouse de bien vouloir modifier le compte à créditer en versant les sommes dues au titre du marché sur un compte ouvert à son seul nom, alors que l'acte d'engagement mentionnait l'existence d'un compte spécifique ouvert au nom des deux entreprises attributaires du marché, Sesen et Castillon ;

Considérant que la société Sesen ne conteste pas que le montant de son chiffre d'affaires du dernier exercice clos en 1992 était de 65 966 567 F ;

Que le conseil a pris en considération ces éléments personnels à l'entreprise Sesen et, en fonction de la gravité des faits reprochés, a justement apprécié la sanction, dont le montant est loin d'atteindre le maximum légal de 5 p. 100 puisqu'il représente seulement 0,10 p. 100 de son chiffre d'affaires, comme le souligne dans son mémoire le ministre de l'Economie et des Finances ;

Que la critique manque en fait ;

Qu'il s'ensuit que la décision déférée doit être confirmée.

Par ces motifs : Statuant dans la limite du recours de la société Sesen ; Rejette le recours de la société Sesen, dirigé contre la décision n° 93-D-39 du 5 octobre 1993. La condamne aux dépens.