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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 1 décembre 1995, n° ECOC9510296X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

L'entreprise industrielle (SA), Spie-Trindel (SA), Cegelec (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Feuillard

Avocat général :

M. Jobard

Conseillers :

Mme Pinot, M. Perie

Avocats :

SCP Elkaim, Elkaim-Scialom, SCP Villard, associés, Mes Haccoun, Brunois, Donnedieu de Vabres.

CA Paris n° ECOC9510296X

1 décembre 1995

Saisi par le ministre chargé de l'économie, le 6 décembre 1989, des modalités d'exercice de la concurrence entre les entreprises consultées par Electricité de France lors de la passation du marché de fourniture et de montage des installations électriques du barrage de Saint-Egrève (Isère), le Conseil de la concurrence, par décision n° 95-D-01 du 3 janvier 1995, a infligé les sanctions pécuniaires ci-après :

- 15 000 000 F à la société Cegelec SA ;

- 900 000 F à la société Clemessy SA ;

- 3 000 000 F à la société L'Entreprise industrielle SA ;

- 6 500 000 F à la société Spie-Trindel SA,

et a ordonné la publication de sa décision.

Ces entreprises avaient été sélectionnées par EDF pour le marché relatif à l'installation électrique générale du barrage-usine et des locaux extérieurs du site de Saint-Egrève-Noyarcy, ces travaux s'inscrivant dans le cadre de l'aménagement de l'Isère moyenne aval. L'appel d'offres a été déclaré infructueux en raison des indices de concertation relevés et le marché a finalement été conclu avec Cegelec, pour 15,7 MF (HT), montant inférieur de 2,75 MF à celui qui figurait dans la soumission de cette entreprise la moins-disante dans le cadre de l'appel d'offres.

Par sa décision, le Conseil a relevé que les faits dont il avait été saisi en décembre 1989 s'étaient déroulés de juillet à décembre 1988, d'où il résultait que la prescription n'était pas acquise, et a estimé qu'il n'y avait pas lieu de surseoir à statuer en raison du pourvoi en cassation formé par deux des sociétés concernées contre une ordonnance du président du tribunal de grande instance de Lyon du 5 mars 1993 rejetant leur demande tendant à l'annulation des opérations de saisie pratiquées sur autorisation accordée par une ordonnance du 16 (ou 26) juin 1989.

Il a rejeté les moyens relatifs à des irrégularités prétendues qui se rapportaient à la production de pièces et au déroulement de l'enquête et a considéré, pour l'essentiel, que des échanges d'informations avaient eu lieu entre les responsables des quatre sociétés qui caractérisaient une concertation ayant eu pour effet de restreindre la concurrence entre les entreprises et que Cegelec et Spie-Trindel avaient continué, après que l'appel d'offres avait été déclaré infructueux, à participer à la répartition de marchés engagée antérieurement, ce qui était un facteur aggravant de l'entente.

Il a enfin écarté les moyens relatifs à la prise en compte des chiffres d'affaires réalisés par les agences régionales des entreprises sanctionnées.

Les sociétés L'Entreprise industrielle, Spie-Trindel et Cegelec ont formé des recours en annulation et en réformation de la décision.

La société Spie-Trindel, agissant " au nom et pour le compte de sa fédération Rhône-Alpes-Auvergne ", demande à la cour de constater la prescription de l'action engagée à son encontre par la notification de griefs à elle adressée le 9 septembre 1993 et de dire qu'il n'y a lieu à statuer ; subsidiairement, de constater que le principe du contradictoire et les droits de la défense n'ont pas été respectés au cours de la procédure et d'annuler en conséquence la saisine ; très subsidiairement, d'écarter du dossier divers procès-verbaux d'audition comme étant irréguliers et de constater en conséquence qu'il n'existe aucun faisceau d'indices justifiant un grief anti-concurrentiel, la saisine et la notification de griefs étant dès lors irrecevables et sans fondement, la décision du Conseil étant annulée ou en tout cas réformée en ce qu'elle a fait application de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 en infligeant une sanction pécuniaire à l'encontre de la concluante, qui doit être " mise hors de cause ".

Elle fait valoir notamment que plus de trois ans se sont écoulés entre la saisine du Conseil et certaines mesures d'enquête, d'où il résulte que la prescription était acquise, et invoque la jurisprudence de la Cour de justice et les décisions du Conseil des Communautés européennes.

La société Cegelec conclut à l'annulation de la décision aux motifs que les pièces relatives au déclenchement de l'enquête ne lui ont pas été communiquées, ce qui constitue une violation du principe du contradictoire, des droits de la défense et de l'article 6 de la Convention européenne de droits de l'homme ; que les documents et déclarations sur lesquels s'est appuyé le Conseil sont issus de procès-verbaux irréguliers ; qu'il s'est écoulé, depuis la saisine du Conseil, un délai de trois ans sans qu'aucun acte tendant à la recherche, la constatation ou la sanction des faits dénoncés ait été effectué ; que ni les déclarations recueillies ni les constatations faites lors de l'examen des offres ne caractérisent ni des échanges d'informations illicites en juillet et août 1988 ni des demandes de compensation.

Subsidiairement, elle sollicite, par voie de réformation de la décision, la réduction substantielle de la sanction qui lui a été infligée aux motifs que l'entreprise contrevenante n'est pas la société Cegelec mais l'agence Cegelec-Lyon et que la sanction infligée est disproportionnée compte tenu de la gravité des faits et du dommage porté à l'économie.

Elle réclame une somme de 100 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Elle fait valoir notamment que la procédure est nulle et qu'un délai de trois ans s'est écoulé depuis la saisine du Conseil par le ministre sans qu'aucun acte ait été effectué tendant à la recherche, la constatation ou la sanction des faits dénoncés ;

La société l'Entreprise industrielle demande l'annulation, à défaut la réformation de la décision, en conséquence l'annulation de la saisine du Conseil en raison du non-respect du principe du contradictoire et des droits de la défense. Subsidiairement, elle prie la cour de constater la prescription des faits, de dire qu'il n'est pas établi qu'elle ait participé à une quelconque concertation et que la sanction pécuniaire qui lui a été infligée est disproportionnée.

Elle réclame 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Elle discute notamment les motifs de la décision du Conseil, lequel a dit qu'un délai de moins de trois ans s'était écoulé entre la survenance des faits (juillet-décembre 1988) et sa saisine (6 décembre 1989) alors qu'elle avait soutenu que le délai de trois ans devait s'apprécier entre la date de saisine et la notification des griefs qui lui a été adressée le 13 septembre 1993.

Le Conseil de la concurrence observe que l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'a pas entendu créer un régime de prescription postérieurement à sa saisine, laquelle interrompait valablement la prescription ayant couru antérieurement ; que les moyens tirés de la non-production de certaines pièces sont inopérants ; que la régularité de certains procès-verbaux est vainement discutée ; qu'il a constaté que les agences et fédérations régionales des sociétés sanctionnées ne disposaient pas d'une indépendance commerciale et technique caractérisant une entreprise autonome.

Le ministre de l'économie observe que les moyens de procédure des requérantes ne sont pas fondés et,

spécialement, que le régime de la prescription applicable au Conseil relève des seules dispositions de l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que les griefs sont établis qui tiennent aux échanges d'informations en juillet et août 1988 et aux demandes de compensation ; que n'est pas remplie la condition d'autonomie financière des agences des sociétés requérantes au sens de l'article 13 de l'ordonnance ; que les sanctions infligées sont justifiées.

Il conclut au rejet des recours et à la confirmation de la décision du Conseil.

Par observations complémentaires, il indique que le recours de la société Spie-Trindel est irrecevable pour lui avoir été dénoncé après le délai de cinq jours, édicté par l'article 4 du décret du 19 octobre 1987 ; qu'il est encore irrecevable pour absence de dépôt des moyens invoqués dans les deux mois suivant la notification de la décision du Conseil.

Les sociétés requérantes ont répliqué.

Spie-Trindel relève que le Conseil ne prend pas en considération le fait qu'un délai de plus de trois ans s'est écoulé entre sa saisine (6 décembre 1989) et les auditions réalisées par le rapporteur (25 mai 1993) ; que l'information du ministre n'est pas régie par l'article 4, mais par l'article 5 du décret du 19 octobre 1987 ; qu'elle avait jusqu'au 20 mars 1995, vingt-quatre heures, pour déposer l'exposé de ses moyens, délai qu'elle a respecté ; que le ministre n'a formulé aucune observation au sujet des moyens de fond qu'elle a présentés.

L'Entreprise industrielle a demandé le bénéfice de ses précédentes écritures.

Cegelec a repris ses précédentes demandes et sollicité le remboursement des sommes versées au titre de la sanction pécuniaire avec les intérêts au taux légal à compter du paiement, s'il y a lieu capitalisation de ces intérêts.

Le ministère public a conclu oralement à l'irrecevabilité du recours de la société Spie-Trindel pour non-respect des dispositions de l'article 4 du décret du 19 octobre 1987.

Il a observé que, entre la saisine du Conseil par le ministre et la notification des griefs, sont intervenues, les 11 janvier 1990, 16 octobre 1991 et 15 février 1993, trois désignations successives des rapporteurs, ces actes décisifs, nécessaires au déroulement de la procédure, participant à la recherche, la constatation et la sanction des faits et devant en conséquence être considérés comme ayant un caractère interruptif.

II a estimé que les autres moyens de procédure devaient être rejetés ; qu'il existait des indices suffisamment graves, précis et concordants pour admettre une concertation entre les entreprises soumissionnaires ; que Cegelec et Spie-Trindel s'étaient livrées à une répartition du marché ; que l'assiette des sanctions retenue par le Conseil était justifiée.

Les sociétés requérantes ont adressé des notes en délibéré.

La société Spie-Trindel affirme que le ministre ne peut être considéré comme une "partie " et que la désignation du rapporteur n'est pas un acte mixte ayant un effet interruptif de la prescription.

La société Cegelec, en se référant aux principes de la procédure pénale et à la jurisprudence, relève également que la désignation du rapporteur est une mesure d'ordre intérieur qui ne tend pas à la constatation d'une infraction.

La société l'Entreprise industrielle soutient que considérer la désignation du rapporteur comme un acte interruptif serait contraire aux principes généraux qui régissent la question de la prescription et au respect des droits de la défense ; qu'en toute hypothèse seule pourrait éventuellement être regardée comme interruptive la première désignation intervenue.

Sur quoi, LA COUR :

Sur la recevabilité du recours de la société Spie-Trindel :

Considérant que la dénonciation au ministre chargé de l'économie des recours exercés contre les décisions du Conseil de la concurrence est régie par les dispositions de l'article 5 du décret du 19 octobre 1987 qui énonce qu'un exemplaire de la déclaration de recours, dès l'enregistrement de celui-ci, lui est adressé par le greffe de la cour, pour information, lorsqu'il n'est pas demandeur au recours ;

Qu'il n'importe que le représentant du ministre figure sur la liste des parties auxquelles est adressée la notification de la décision du Conseil, l'article 20 du décret du 19 octobre 1987, auquel renvoie l'article 4 de ce décret, devant être interprété par référence aux dispositions du premier alinéa de l'article 15 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et de l'article 22-2 du décret du 29 décembre 1986 qui réglementent la matière des notifications des décisions du Conseil sans distinguer selon que le ministre est ou non auteur de la saisine ;

Qu'il s'ensuit que la dénonciation par Spie-Trindel de son recours au ministre, après l'expiration du délai de cinq jours édicté par l'article 4 du décret du 19 octobre 1987, ne peut avoir pour conséquence de rendre ce recours irrecevable ;

Considérant que Spie-Trindel a déposé au greffe de la cour l'exposé de ses moyens le 20 mars 1995 ; que le délai de deux mois édicté par le 3° de l'article 2 du décret du 19 octobre 1987 expirait ce même 20 mars 1995, à minuit, puisqu'il courait depuis le 20 janvier 1995, la notification de la décision ayant été faite par lettre RAR datée du 19 janvier 1995 et délinée le lendemain ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le recours de Spie-Trindel sera déclaré recevable ;

Sur la prescription :

Considérant que l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 énonce : " Le Conseil ne peut être saisi de faits remontant à plus de trois ans s'il n'a été fait aucun acte tendant à leur recherche, leur constatation ou leur sanction " ;

Considérant que ce texte établit un délai de prescription et définit la nature des actes ayant pour effet de l'interrompre ;

Considérant quetoute prescription, dont l'acquisition a pour conséquence de rendre irrecevable une action ou d'interdire la sanction d'un fait, recommence à courir après qu'elle a été interrompue, sous réserve d'une éventuelle cause, qui n'existe pas en l'espèce, de suspension de son cours ;

Considérant que, si la désignation d'un ou plusieurs rapporteurs, pour l'examen de chaque affaire, est prévue par l'article 50 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et que le rapporteur est habilité à orienter l'enquête à laquelle il est procédé sur la demande du président du Conseil, l'acte de désignation du rapporteur est une mesure d'administration interne qui, en tant que telle, ne tend pas à la recherche, la constatation ou la sanction des faits dont le Conseil est saisi;

Que cet acte n'a donc pas pour effet d'interrompre le cours de la prescription ;

Considérant, en l'espèce, qu'il est constant que, dans le délai de trois ans suivant la saisine du Conseil par le ministre chargé de l'économie le 6 décembre 1989, seuls sont intervenues les désignations des rapporteurs successifs ;

Qu'il s'ensuit que la prescription était acquise lorsqu'ont eu lieu les premières auditions par le rapporteur le 25 mai 1993 ;

Considérant, en conséquence, que la décision du Conseil sera annulée ; qu'il devient sans intérêt d'examiner les autres moyens proposés ;

Considérant que les sommes qui doivent être restituées par le Trésor public aux sociétés requérantes porteront intérêts au taux légal à compter de la notification du présent arrêt valant sommation de payer ;

Considérant qu'il n'y a pas lieu de faire application de l'article 700 nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs : Déclare recevable le recours formé par la société Spie-Trindel ; Statuant dans les limites des recours, Annule la décision du Conseil de la concurrence n° 95-D-01 du 3 janvier 1995 ; Dit que les sommes qui doivent être restituées aux sociétés requérantes porteront intérêts au taux légal à compter de la notification du présent arrêt valant sommation de payer ; Rejette les demandes d'application de l'article 700 nouveau Code de procédure civile ; Met les dépens à la charge du Trésor public.