Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 20 décembre 1994, n° ECOC9410267X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Carat France (SA), Médiapolis (SA), Euro RSCG Eurocom (SA), Concerto Média (SA), Initiative Média Paris (SA), Optimédia (SNC), IP Groupe (SA), Ministre de l'Économie, Publiprint (Sté), Publicat (Sté), Groupe Express (Sté), The Media Partnership France (Sté), Affichage Giraudy (Sté), Régie-Libération (Sté), France Espace (Sté), Régie Cinq (Sté), Régie 1 (Sté), Dauphin OTA (Sté), TF1 Publicité (Sté), Régie exclusive de NRJ (Sté), Publi Média Service (Sté), M6 Publicité (Sté), Avenir Havas Média (SA), Le Monde Publicité (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Premier président :

Mme Ezratty

Président :

Mme Aubert

Avocat général :

M. Jobard

Conseillers :

MM. Bargue, Albertini, Mme Penichon

Avoués :

SCP Valdelièvre, Garnier, SCP Bommart Forster, SCP Roblin-Chaix de Lavarene, SCP Teytaud, SCP Fanet, SCP Duboscq, Pellerin, SCP Jobin, SCP Varin Petit, SCP Gaultier-Kistner-Gaultier

Avocats :

Mes Voillemot, Salzmann, SCP Rambaud Martel, Mes Saint-Esteben, Azema, Barennes, Greffe, Landry, Bailly-Caplan, Lucas de Leyssac, Serra, Paquelier, SCP Fourgoux, Mes Klein, Maître-Devallon, Blazy.

CA Paris n° ECOC9410267X

20 décembre 1994

Par décision n° 93-D-59 du 15 décembre 1993 relative à des pratiques relevées dans le secteur de la publicité, le Conseil de la concurrence (le conseil) a infligé des sanctions pécuniaires à vingt-quatre entreprises et a ordonné, à leurs frais communs et à proportion du montant de ces sanctions, la publication de la décision dans La Tribune Desfossés et dans Les Echos.

Aux termes de sa décision, le conseil a retenu des griefs d'ententes bilatérales entre ces vingt-quatre entreprises, une entente horizontale entre Eurocom et Carat et a reproché à cette dernière un abus de dépendance économique vis-à-vis des sociétés supports vendeurs d'espace publicitaire.

Référence étant faite à la décision attaquée pour un plus ample exposé des faits et des motifs retenus par le conseil, il convient de rappeler les éléments suivants relatifs au déroulement de la procédure devant le conseil :

Le conseil s'étant saisi d'office des pratiques précitées, deux rapporteurs, MM. Lehman et Louette, ont été désignés le 3 mai 1991. Les entreprises auxquelles les griefs ont été notifiés le 9 juin 1992 ont été avisées qu'elles disposaient d'un délai de deux mois pour prendre connaissance du dossier et déposer leurs observations écrites.

Par courrier du 25 juin 1992, le rapporteur général du conseil a fait connaître aux parties que la date d'expiration du délai pour déposer leurs observations était reportée au 1er septembre 1992. Le 2 septembre 1992, sept des sociétés concernées ont été avisées qu'un délai supplémentaire expirant le 18 septembre leur était accordé pour déposer des observations complémentaires ou pour substituer de nouvelles observations à celles déjà déposées.

Le 1er octobre 1992 le rapport établi à l'issue de cette phase de la procédure par MM. Lehman et Louette a été notifié aux parties qui ont disposé d'un délai de deux mois pour produire leurs observations.

Par lettre du 22 décembre 1992 le président du Conseil de la concurrence a porté à la connaissance des parties sa décision de retirer de la procédure le rapport notifié le 1er octobre et d'ouvrir un nouveau délai de deux mois courant à partir du 4 janvier 1993 pour leur permettre soit de formuler de nouvelles observations à la notification de griefs du 9 juin 1992, soit de confirmer leurs précédentes observations.

M. Lehman ayant été désigné en qualité de seul rapporteur le 15 avril 1993, son rapport a été notifié aux parties le 31 août suivant. La séance des débats oraux devant le conseil a eu lieu le 14 décembre 1993 et la décision de celui-ci a été notifiée aux parties le 14 février 1994.

Huit de ces sociétés ont formé des recours à titre principal et deux ont formé des recours incidents en invoquant soit des moyens visant à l'annulation de la procédure suivie devant le conseil et à celle, subséquente, de la décision, soit des moyens tendant à contester la preuve ou la qualification des pratiques retenues à leur encontre et/ou à faire annuler ou réformer les sanctions qui leur sont infligées. Les quatorze autres sociétés mises en cause d'office n'ont pas formé de recours. Neuf d'entre elles ont déposé des observations.

En ce qui concerne les moyens visant à contester la légalité de la décision dans son ensemble, les parties font valoir les excès de pouvoir et la violation du principe du contradictoire commis au cours de la procédure écrite par le rapporteur général du conseil et par le président qui ne pouvaient ni proroger les délais légaux de procédure, ni décider du retrait du dossier du rapport établi par MM. Lehman et Louette, notifié le 1er octobre 1992, ainsi que par le conseil lui-même qui ne pouvait "écarter du dossier" des pièces de celui-ci et notamment le second rapport établi par M. Lehman, notifié le 31 août 1993.

Les sociétés requérantes soutiennent que la prise en compte affirmée par le conseil de toutes les pièces non expressément retirées par les parties dans le but de préserver leurs droits aboutit à prendre en considération des réponses faites à un rapport qui ne figure plus dans la procédure.

Elles se prévalent en outre de la violation du principe d'égalité des parties résultant de la création de deux dossiers, l'un ouvert aux parties dont se trouve écarté le premier rapport, l'autre constitué par le second rapporteur qui a conservé en annexe l'ensemble des pièces retirées par la décision du président du 22 décembre 1992. Elles relèvent que sept seulement des sociétés en cause ont obtenu le 2 septembre 1992 une prorogation du délai pour déposer des observations complémentaires ou pour substituer de nouvelles observations à celles déjà déposées.

Elles soulèvent encore des moyens fondés sur la violation du contradictoire au cours de la phase de procédure orale et du délibéré résultant de ce que la discussion a porté sur le rapport du 31 août 1992 et les mémoires en réponse à celui-ci, alors que le conseil a délibéré et statué sur le rapport du 1er octobre mis hors débat par la décision du président du conseil.

Elles exposent enfin que la procédure ainsi rappelée a été conduite en violation des dispositions de l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme relatives au procès équitable.

Sur le fond, à titre subsidiaire, les sociétés requérantes invoquent une erreur manifeste d'appréciation du conseil sur la définition, l'analyse et la spécificité du marché de référence, la qualification des pratiques sanctionnées, avec leur objet et leur effet anticoncurrentiels, étant observé qu'il s'agit en l'espèce de pratiques verticales sans atteinte à la concurrence et que l'absence de transparence des prix, à la supposer établie, est sans lien avec une éventuelle pratique prohibée.

La société Optimedia fait valoir, plus particulièrement en ce qui la concerne, qu'en négligeant le mémoire déposé par Publicis le 18 septembre 1992 les auteurs du rapport du 1er octobre 1992, ont ignoré une partie cruciale de son argumentation dans la mesure où elle renvoyait dans son mémoire à celui de Publicis.

Les sociétés requérantes contestent en outre la légalité de la décision dans les dispositions propres les concernant en procédant individuellement à une analyse de leurs relations avec les autres intervenants sur le marché, et notamment les annonceurs.

Les sociétés mises en cause d'office font essentiellement valoir qu'en cas de réformation de la décision entreprise, les conséquences de cette réformation devront leur bénéficier et qu'en tout état de cause leur situation ne saurait être aggravée.

Le ministre de l'économie, estimant que ni les moyens de procédure ni les moyens de fond ne sont fondés, conclut au rejet des recours. Il forme pour sa part un recours incident visant à la réformation partielle de la décision du conseil en ce qui concerne la sanction infligée à la société Euro RSCG, qu'il estime insuffisante et non proportionnée à la gravité des pratiques reprochées.

Aux termes de ses observations écrites, le conseil expose qu'au cours de sa séance, les débats ont porté sur l'ensemble des griefs notifiés le 9 juin 1992, que les griefs retenus dans le premier rapport étaient identiques à ceux maintenus dans le deuxième et que le premier rapport figurait avec les observations des parties et celles du commissaire du Gouvernement en annexe du dossier communiqué avec le second rapport.

A l'audience de la cour du 27 octobre 1994, le représentant du ministre de l'économie a indiqué, ainsi qu'il a été acté au registre d'audience, qu'il ne verrait pas d'obstacle à ce que la société Optimedia soit mise hors de cause dans la mesure où la vérification des pièces du dossier révéleraient que les observations faites par cette société devant le conseil s'incorporeraient indissociablement à celles de Publicis que le conseil a mise hors de cause.

Le ministère public a oralement conclu à l'absence de fondement des moyens d'annulation et de réformation et au rejet des recours.

Sur quoi, LA COUR :

Considérant que les sociétés requérantes font tout d'abord grief au rapporteur général d'avoir excédé ses pouvoirs en différant, par décision du 24 juin 1992, l'ouverture de la consultation du dossier par les parties et en reportant au 1er septembre l'expiration du délai légal de deux mois accordé à celles-ci pour déposer leurs observations alors que la notification de griefs du 9 juin 1992 avait fait courir le délai à compter de sa notification ;

Mais considérant que la fixation du point de départ du délai de deux mois, donné aux parties par l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 pour produire leurs observations, n'est pas prévue à peine de nullitéet que, le président du conseil ayant été saisi de demandes de sociétés tendant au retrait de certaines pièces touchant au secret des affaires, le rapporteur a pu différer, pour l'ensemble des parties et dans leur intérêt, le point de départ dudit délai aux fins de préserver leurs droits et le principe de la contradiction ;

Considérant, en revanche, qu'en accordant à l'échéance de ce délai expirant le 1er septembre 1992 un nouveau délai jusqu'au 18 septembre à seulement certaines des sociétés concernées afin de déposer, si elles le jugeaient utile, des observations complémentaires, le président du conseil n'a pas assuré une égalité de traitement des parties ;

Qu'il résulte de cette disparité de traitement une multiplicité de situations, certaines entreprises ne produisant pas de nouvelles observations, d'autres produisant des mémoires qui soit se substituaient au mémoire d'origine, soit le complétaient, soit le confirmaient, soit comportaient de nouvelles observations ne confirmant pas expressément qu'elles s'y substituaient ;

Que c'est dans ces conditions impropres à assurer le respect du principe de la contradiction, même si les griefs avaient été portés à la connaissance des parties par la notification du 9 juin 1992, que le conseil a été conduit à abandonner ceux retenus à l'encontre de la société Publicis au motif que le rapporteur n'avait pas examiné toutes les observations présentées par elle, tout en retenant des griefs à l'encontre de la société Optimedia qui, devant la cour, soutient s'être cependant référée au mémoire du 18 septembre 1992 de la société Publicis pour le prendre à son compte ;

Considérant encore que le président du Conseil de la concurrence ne pouvait de son propre chef, sans excéder ses pouvoirs, "retirer" de la procédure, le 22 décembre 1992, le rapport notifié aux parties le 1er octobre et ouvrir un nouveau délai de deux mois à compter du 4 janvier 1993 afin de permettre à "chacune des entreprises mentionnées dans la notification de griefs (...) ou bien de déposer de nouvelles observations en réponse à ladite notification, ou bien de confirmer expressément celles qu'elle avait antérieurement produites" ;

Considérant ensuite que ce rapport, qui ne se trouvait pas annulé mais seulement retiré du dossier de la procédure soumis à la discussion des parties, a en fait été annexé avec ses propres pièces annexes et les observations faites antérieurement par les parties, au dossier établi par le second rapporteur qui a pu l'utiliser ; que les parties n'ont pas, en conséquence, été en mesure de connaître avec précision les éléments sur lesquels était finalement fondé le débat et d'y répondre utilement ;

Considérant enfin que lors de la phase orale de la procédure devant le conseil, les parties ont été invitées à débattre sur le rapport notifié le 31 août 1993, le premier ayant été retiré du dossier ;

Or considérant que le conseil, estimant que le président n'avait pas compétence pour retirer le rapport de la procédure, a décidé d'écarter du dossier la lettre du 22 décembre 1992 par laquelle il avait fait connaître sa décision de retrait aux sociétés concernées, ainsi que le rapport du 31 août 1993 dont les parties avaient débattu, et a fondé sa décision sur le premier rapport notifié le 1er octobre 1992 qui ne se trouvait plus dans le débat ;

Que l'indication selon laquelle le conseil a "délibéré sur le rapport de M. Jean-Pierre Lehman", rapporteur unique ayant établi le rapport du 31 août 1993, révèle à cet égard que le conseil a délibéré sur ce rapport, finalement écarté du dossier, et non sur le premier rapport de MM. Lehman et Louette déclaré seul valable ;

Qu'ainsi les actes ci-avant rappelés, accomplis au cours de la procédure en méconnaissance du principe de la contradiction, sont affectés de vices qui, sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres moyens invoqués par les parties, justifient l'annulation dans son ensemble de la procédure postérieure à la notification des griefs et l'annulation subséquente de la décision attaquée dont elle est le fondement ;

Considérant que l'annulation de la décision attaquée au profit des sociétés requérantes ne saurait préjudicier aux droits des sociétés mises en cause d'office par la cour en augmentant la part contributive aux coûts de publication mise à leur charge par la décision annulée ;

Considérant qu'il convient d'ordonner le remboursement aux sociétés requérantes à titre principal et incident des sommes versées au titre des sanctions pécuniaires prononcées à l'article 1er de la décision annulée et au titre des frais de publication de celle-ci ;

Que les sommes versées au titre des sanctions pécuniaires seront assorties des intérêts légaux à compter de la date de paiement du montant de la sanction ;

Considérant que l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs : Constate la nullité de la procédure suivie devant le conseil postérieurement à la notification des griefs aux parties ; Annule en conséquence, à l'égard des sociétés requérantes à titre principal et incident, la décision du Conseil de la concurrence n° 93-D-59 du 15 décembre 1993 dans toutes ses dispositions ; Dit que le Trésor public restituera aux sociétés concernées le montant des sanctions et des frais de publication ; Dit que les sommes restituées, versées au titre de l'article 1er de la décision annulée, porteront intérêts au taux légal à compter du paiement de la sanction ; Dit que l'annulation prononcée ne pourra préjudicier aux intérêts des sociétés mises en cause d'office en aggravant leur part contributive aux frais de publication de la décision annulée ; Dit n'y avoir lieu à faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Laisse les dépens à la charge du Trésor.