CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 20 novembre 1992, n° ECOC9210221X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Société nationale de construction Quillery
Défendeur :
Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
MM. Feuillard, Canivet
Conseillers :
M. Colomb-Clerc, Mmes Renard-Payen, Pinot
Avoués :
Me Dampenon, SCP d'Auriac-Guizard
Avocats :
SCP Villlard-Flament-R. Brunois-Sanviti-d'Herbomez-Salles, Mes Ducable, Pelletier.
Saisi par le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, de pratiques relevées à l'occasion de l'appel d'offres restreint concernant le lot Voirie et réseaux divers du marché de construction du centre de secours et de lutte contre l'incendie de Tourcoing, le Conseil de la concurrence a, par décision n° 92-D-22 du 17 mars 1992, infligé les sanctions pécuniaires suivantes aux entreprises ci-après désignées :
Jean Lefebvre : 2 400 000 F ;
Salviam : 90 000 F ;
RCFC : 125 000 F ;
Desbarbieux : 25 000 F ;
SRTP : 100 000 F ;
SNC Quillery : 1 000 000 F.
Le conseil a retenu :
Que deux sociétés mères (Jean Lefèbvre et RCFC) avaient présenté en commun une offre apparemment indépendante de celle que formulaient leurs sociétés filiales (respectivement Salviam et Desbarbieux), alors que les mêmes études techniques avaient été utilisées par les deux groupements, que des réunions avaient eu lieu entre les responsables des différentes entreprises et que certains dirigeants des sociétés mères étaient informés des prix offerts par les filiales ; qu'ainsi ces entreprises, qui disposent de leur autonomie commerciale, avaient faussé le jeu de la concurrence et trompé le maître d'ouvrage sur la réalité et l'étendue de la concurrence entre les soumissionnaires au marché considéré, pratiques prohibées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Que deux entreprises, Quillery et SRTP, qui avaient utilisé une seule étude de déboursés élaborée par leur bureau d'études commun, avaient présenté deux offres de prix distinctes ; que la circonstance que le maître d'ouvrage ne pouvait ignorer les liens existant entre elles ne dispensait pas ces deux sociétés de respecter les règles de la concurrence, puisqu'elles avaient présenté des offres apparemment indépendantes.
Les sociétés SRTP et Quillery, d'une part, RCFC et Desbarbieux, d'autre part, ont formé un recours contre cette décision.
Les sociétés Jean Lefèbvre et Salviam ont formé un recours incident.
Les sociétés SRTP et Quillery poursuivent l'annulation de la décision pour insuffisance de fondement lié à l'absence de moyens de preuve et pour insuffisance de motivation. Subsidiairement, elles sollicitent la réduction des sanctions pécuniaires " en fonction de la gravité, seulement théorique, de l'acte anticoncurrentiel allégué".
Elles font valoir essentiellement :
Que la pratique critiquée n'est pas illicite, puisque aucune preuve de concertation n'est rapportée, le faible écart des deux propositions prouvant a contrario qu'il n'y a pas eu entente entre elles et les déboursés secs de deux entreprises locales d'un même groupe étant forcément semblables puisque résultant d'une somme de prix sur lesquels elles n'ont aucune influence ;
Que la décision du conseil elle-même reconnaît qu'il n'y a pu avoir tromperie du maître d'ouvrage qui connaissait la situation particulière des deux entreprises ;
Que le chiffre d'affaires de Quillery, pour la région Nord-Picardie s'est élevé en 1990 à 273 MF (47 MF pour le secteur VRD) ; qu'aucune manœuvre dolosive ne peut être relevée, ce qui donnerait un caractère théorique et artificiel à l'entente illicite, si celle-ci était retenue ; qu'aucun dommage n'a été occasionné à l'économie ; qu'ainsi les sanctions prononcées sont injustifiées dans leur principe et inadéquates dans leur montant.
Les sociétés Jean Lefèbvre et Salviam poursuivent l'annulation de la décision au motif qu'elle ne contient aucun élément objectif de nature à caractériser une entente, puisque la preuve n'est pas rapportée que le comportement en cause ait eu pour objet ou ait pu avoir pour effet de causer un dommage à l'économie, et que le conseil s'est déterminé sans préciser les éléments propres à fixer le montant maximum de la sanction et sans apprécier s'il existait une proportionnalité entre la sanction prononcée, d'une part, et la gravité des faits relevés et le dommage porté à l'économie de marché, d'autre part.
Elles affirment que soumissionner en deux groupements plutôt qu'un seul, après échange d'informations croisées, ne pouvait fausser le jeu de la concurrence et/ou tromper le maître d'ouvrage sur l'étendue de ses choix puisque les regroupements sont intervenus après l'examen de la conformité des offres par le maître d'ouvrage, que ces offres avaient un caractère normal, que le marché était très concurrentiel, que les liens entre les deux entreprises étaient notoires et connus du maître d'ouvrage et qu'il s'agissait d'un appel d'offres restreint.
Elles soutiennent encore :
Que, les échanges d'informations n'étant pas prohibés en soi, le conseil devait se livrer à une recherche des effets néfastes ou potentiellement néfastes des pratiques relevées pour caractériser le dommage porté à l'économie ; que sa décision ne contient aucune motivation à ce sujet ;
Que le conseil n'a pas davantage relevé d'éléments objectifs pour caractériser la gravité des faits sanctionnés ; que, en l'absence de ces éléments, la cour ne peut apprécier le critère de proportionnalité entre la peine et le dommage porté à l'économie.
Les sociétés RCFC - Nord et Desbarbieux exposent que les agissements relevés par la décision du conseil se sont déroulés en 1987 ; qu'elles ont été mises en redressement judiciaire à la fin de l'année 1988, un plan de redressement par voie de continuation ayant été arrêté en 1989 qui a prévu la cession forcée de la totalité des actions du groupe RCFC au profit du repreneur, la société Desquenne et Giral, qui a immédiatement procédé au remplacement des dirigeants sociaux ; qu'il y a eu ainsi une modification fondamentale dans le contrôle des sociétés.
Elles estiment qu'il y a donc lieu de faire application du critère de dissociation entre l'entreprise et l'entrepreneur, alors surtout qu'il n'est pas démontré que les agissements reprochés se soient poursuivis après leur reprise par le groupe Desquenne et Giral, les sanctions ne pouvant être mises à la charge de la " nouvelle société".
Subsidiairement, elles soutiennent qu'il conviendrait encore d'annuler la décision du conseil pour non-respect des articles 50 et 53 de la loi du 25 janvier 1985 sur le redressement judiciaire, le Trésor public n'ayant pas déclaré sa créance et les sanctions pécuniaires ne bénéficiant d'aucune exemption ; que le redressement judiciaire remonte au 7 octobre 1988 et la saisine du conseil au 28 juin 1990.
Très subsidiairement, elles affirment qu'elles n'ont commis aucun acte anticoncurrentiel et que le conseil n'a pas donné de base légale à sa décision.
Le ministre de l'économie et des finances observe que l'échange d'informations auquel ont procédé les entreprises, sociétés mères et filiales, ces dernières ne disposant pas de services techniques propres, a été de nature à limiter l'indépendance des offres ; que la compétition sur le marché a bien été faussée et le maître d'ouvrage trompé sur l'étendue de la concurrence ; que, sur dix-huit offres recensées, six ne pouvaient être considérées comme véritablement concurrentielles.
Il ajoute que le conseil, qui a procédé à l'analyse critique des moyens de preuve et a abandonné, pour d'autres parties, les griefs initialement formulés, a bien motivé sa décision ; qu'aucune des sanctions prononcées ne dépasse le plafond fixé par l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, la société Quillery ne pouvant valablement soutenir que doit être retenu le seul chiffre d'affaires d'une agence (celle de la région Nord-Picardie) qui ne dispose pas d'une autonomie technique et financière l'assimilant à une entreprise distincte.
Les sociétés SRTP et Quillery répliquent qu'aucun des documents versés aux débats ne contredit la réalité de leurs personnalités morales distinctes ni " leur autonomie de volonté" ; que les griefs allégués à leur encontre sont sans fondement juridique, puisqu'il est amplement reconnu que le maître d'ouvrage connaissait les liens existant entre les deux entreprises ; qu'aucun dommage n'a été porté à l'économie.
Le Conseil de la concurrence a fait connaître qu'il n'entendait pas user de la faculté de présenter des observations écrites.
Le ministère public a conclu oralement au rejet des recours.
Sur quoi, LA COUR,
Considérant que, aux termes du 3° de l'article 2 du décret du 19 octobre 1987, le demandeur au recours doit, à peine d'irrecevabilité prononcée d'office, déposer au greffe de la cour l'exposé des moyens qu'il invoque dans les deux mois qui suivent la notification de la décision du Conseil de la concurrence ;
Considérant que la décision objet du présent recours a été notifiée aux sociétés RCFC-Nord et Desbarbieux le 13 avril 1992; que le recours de ces sociétés a été déposé le 13 mai 1992; que les moyens qu'elles invoquent ont été exposés ou développés dans un mémoire déposé le 28 septembre 1992;
Qu'il en résulte qu'est seul recevable le moyen mentionné dans leur déclaration de recours du 13 mai 1992, lequel moyen étant relatif à la non-déclaration des créances du ministre chargé de l'économie selon les dispositions de la loi du 25 janvier 1985;
Considérant que l'obligation, pour le créancier d'une société en redressement judiciaire, de déclarer sa créance conformément à l'article 50 de la loi du 25 janvier 1985, suppose que cette créance existe, au moins dans son principe, antérieurement au jugement d'ouverture ;
Considérant, en l'espèce, que la société RCFC et sa filiale, la société Desbarbieux, ont été mises en redressement judiciaire par jugement du 7 octobre 1988 ; que les faits qui leur sont reprochés sont antérieurs ;
Que cependant la créance du Trésor public n'existe dans son principe que depuis la décision du conseil du 17 mars 1992 qui a infligé à ces sociétés des sanctions pécuniaires ;
Que le moyen pris de l'absence de déclaration de créance n'est donc pas fondé ;
Considérant que, lorsque deux entreprises, qui ont chacune la personnalité morale et disposent, l'une par rapport à l'autre, de l'autonomie financière et commerciale, participent séparément à l'adjudication d'un marché public, même dans le cadre d'un appel d'offres restreint, les règles de la concurrence et de la transparence imposent que leurs offres distinctes soient réellement indépendantes l'une de l'autre, nonobstant la circonstance que l'une de ces entreprises serait la filiale de l'autre;
Que l'autonomie de leurs offres n'est pas assurée lorsque ces entreprises se concertent pour les coordonner, les élaborer ou les réaliser en commun;
Que tel est le cas lorsque les prix offerts sont le résultat des mêmes études techniques, que les responsables des entreprises se concertent à propos des éléments des offres respectives ou que les dirigeants de l'une des sociétés sont tenus informés des prix offerts par l'autre société et en tiennent compte pour la fixation de leurs propres offres;
Considérant que ces pratiques sont prohibées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dès lors que ces entreprises soumissionnent de manière apparemment indépendante à un même marché, puisqu'elles faussent le jeu de la concurrence en induisant en erreur le maître d'ouvrage sur la réalité et l'étendue du champ de ses choix, peu important à ce sujet que le maître d'ouvrage connaisse les liens existant entre elles;
Considérant que le conseil a relevé qu'il résulte de l'instruction qu'une seule étude préalable de déboursés a été faite au sein de chacun des groupes Jean Lefebvre - Salviam, d'une part, RCFC - Desbarbieux, d'autre part, que la détermination du montant de la soumission de chaque groupement est passée ensuite par une phase d'information mutuelle entre les quatre entreprises et que, dans chaque groupe société mère - filiale, un dirigeant était informé de l'ensemble des discussions relatives aux prix de soumission envisagés, lesquels prix ont été adoptés, pour soumettre leurs offres, par les deux groupements formés par les sociétés mères, d'une part, et les filiales, d'autre part ;
Que ces constatations suffisent à caractériser une action concertée au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Considérant que ces constatations ne sont pas sérieusement discutées par les sociétés concernées, puisque, d'une part, Jean Lefèbvre et Salviam reconnaissent, en fait, qu'il y a eu échange croisé d'informations, prétextant seulement que cet échange n'avait pu fausser le jeu de la concurrence, au motif que le maître d'ouvrage n'avait pu être trompé, les regroupements étant intervenus après l'examen de la conformité des offres et les liens entre les entreprises étant notoires et que, d'autre part, les sociétés RCFC et Desbarbieux n'ont pas proposé de moyen recevable ou d'argument pertinent à ce sujet ;
Que la circonstance que les regroupements auraient eu lieu après examen de la conformité des offres est sans conséquence, puisqu'il n'est pas prétendu que le maître d'ouvrage a été alors informé des conditions dans lesquelles les offres avaient été élaborées ;
Considérant que le conseil a relevé par ailleurs que la société Quillery et sa filiale, SRTP, ont admis s'être fondées sur une seule étude de déboursés pour calculer les prix offerts, expliquant que les prix finaux, très proches dans leurs montants, étaient différents car résultant de taux de frais généraux et de marges brutes différents selon l'entreprise ;
Qu'il en a justement déduit que ces entreprises avaient mis en œuvre des pratiques contraires aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, la connaissance par le maître d'ouvrage des liens qui les unissaient ne les dispensant pas de respecter les règles de la concurrence, puisque, elles aussi, avaient présenté des offres apparemment indépendantes;
Considérant que les sociétés concernées ne discutent pas sérieusement ces constatations, puisqu'elles se contentent pour l'essentiel, d'une part, d'affirmer qu'aucune preuve de concertation n'est rapportée, alors qu'elles ne démentent pas les déclarations de M. Delecluse, chef du secteur VRD, de SRTP, lequel a déclaré, au cours de l'enquête préalable: "Selon mon souvenir, j'ai ajouté une majoration de 2/1 000 à l'étude SRTP pour établir l'offre Quillery " et, d'autre part, de tenter de se justifier au motif que les déboursés secs de deux entreprises locales d'un même groupe sont forcément semblables puisque résultant d'une somme de prix sur lesquels elles n'ont aucune influence, alors qu'admettre une telle justification reviendrait à exclure l'idée même d'une concurrence possible entre des entreprises de taille comparable agissant dans le même secteur d'activité lorsqu'elles concourent pour l'adjudication d'un marché ;
Considérant que la société Quillery critique vainement le montant de la sanction pécuniaire qui lui a été infligée, puisque, à supposer même qu'il y ait lieu de retenir le chiffre d'affaires qu'elle indique pour la région Nord-Picardie (273 MF en 1990), même encore limité au secteur VRD (47 MF), le conseil n'a pas été au-delà de la limite de 5 p. 100 fixée par l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que les chiffres d'affaires mentionnés par le conseil dans sa décision ne sont pas discutés dans leurs montants par les autres sociétés sanctionnées ;
Considérant que les sociétés Desbarbieux et Salviam, qui avaient soumissionné en commun, ont été adjudicataires du marché ;
Que Salviam est bien connue dans les milieux professionnels en raison notamment de " l'utilisation de son brevet "Salviacim", enrobé réputé dont la tenue dans le temps est excellente " (audition de l'architecte, M. Dewailly, le 27 novembre 1990) ; que Desbarbieux avait eu antérieurement l'occasion de fournir des prestations dont la communauté urbaine, maître d'ouvrage, avait été très satisfaite (même audition) ;
Que ces circonstances donnent la mesure du dommage causé à l'économie, puisqu'elles ont pu constituer une cause déterminante du choix des adjudicataires, s'agissant en l'espèce d'un appel d'offres restreint ;
Que, compte tenu de la gravité des griefs retenus et des chiffres d'affaires respectifs des sociétés en cause, il y a lieu de modérer les sanctions pécuniaires infligées par le conseil,
Par ces motifs : Déclare irrecevables les moyens nouveaux exposés par les sociétés RCFC-Nord et Desbarbieux dans leur mémoire déposé le 28 septembre 1992 ; Rejette tous moyens contraires à la motivation qui précède ; Faisant droit aux recours sur le montant des sanctions pécuniaires et réformant en conséquence la décision du Conseil de la concurrence n° 92-D-22 du 17 mars 1992 ; Réduit ces sanctions aux montants ci-après: - Société Jean Lefèbvre : 1 500 000 F ;- Société Salviam : 50000 F ;- Société RCFC : 90 000 F ;- Société Desbarbieux : 15 000 F ;- Société SRTP : 60 000 F ;- Société Quillery : 600 000 F; Dit que les dépens de la présente instance seront supportés par les sociétés requérantes à proportion des sanctions pécuniaires dont les montants sont fixés ci-dessus.