Cass. com., 8 octobre 1991, n° 89-20.869
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
PARTIES
Demandeur :
BP France (Sté), Elf Corse (SNC), Pétroles Shell (SA)
Défendeur :
Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget, Esso (Sté), Syndicat des distributeurs et revendeurs de carburants et lubrifiants de la Haute-Corse
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bézard
Rapporteur :
M. Léonnet
Avocat général :
M. Jeol
Avocats :
Mes Blanc, Ricard, SCP Delaporte, Briard, SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez.
LA COUR : - Joint les pourvois n° 89-21.295, 89-20.869 et 89-21.473, qui attaquent le même arrêt
- Sur les différents moyens des pourvois, pris en leurs diverses branches, et réunis : - Attendu qu'il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué (Paris, 9 novembre 1989), que la Corse est approvisionnée en carburant par les six principales compagnies pétrolières (Total, Elf-Antar, Esso, Shell, BP et Mobil) à partir de deux dépôts, situés à Bastia et à Ajaccio, exploités par la société anonyme Dépôts pétroliers de la Corse, filiale commune de ces sociétés ; que des transporteurs livrent le carburant qui est facturé aux distributeurs par chacune des sociétés pétrolières par référence à leurs tarifs respectifs ; que la distribution du carburant est effectuée par des pompistes indépendants, des gérants libres de stations-service ainsi que par des mandataires et commissionnaires de compagnies pétrolières ; que des syndicats départementaux de distributeurs et revendeurs de carburants et lubrifiants groupant tous les pompistes indépendants et les gérants libres des stations-service ont été créés en Haute-Corse et en Corse-du-Sud ; que, sur saisine des unions de consommateurs, le Conseil de la concurrence a, par une décision du 25 avril 1989, considéré que la similitude des prix pratiqués par les distributeurs résultait d'une entente qui avait été établie par leurs syndicats ; qu'il a estimé que les sociétés pétrolières qui exploitaient des stations-service par des mandataires s'étaient livrées à des pratiques prohibées en alignant leurs prix sur ceux des distributeurs indépendants ainsi qu'à quatre compagnies pétrolières ; que, saisie de recours contre cette décision, la cour d'appel de Paris l'a, pour l'essentiel, confirmée ;
Attendu que la société BP France reproche à l'arrêt attaqué de l'avoir ainsi condamnée, alors, selon le pourvoi, d'une part, que le parallélisme des comportements, s'il peut en constituer l'élément matériel, n'est pas suffisant pour caractériser l'infraction intentionnelle d'entente illicite, qui suppose qu'à tout le moins le contrevenant ait eu conscience de participer à une entente ; que la conviction de cette conscience doit être fondée sur des présomptions graves, précises et concordantes, tirées d'indices matériels constatés ; qu'ainsi la cour d'appel ne pouvait seulement se fonder sur les possibilités d'accès des compagnies pétrolières aux données générales du marché national de la distribution des carburants, sur les moyens dont elles disposent pour observer le marché corse et sur le caractère ostensible des alignements de prix des pompistes de la Corse, pour affirmer que la société BP France, en particulier, ne pouvait que savoir que ceux-ci menaient une action concertée, sans constater concrètement, au moyen d'indices matériels, que la société BP France aurait effectivement utilisé les moyens dont elle disposait pour connaître les prix pratiqués par l'ensemble des pompistes de la Corse, que la cour d'appel n'a pas donné de base légale au regard de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ; alors, d'autre part, qu'il n'y a entente illicite qu'en cas de concertation, laquelle suppose des prises de contact entre les membres ; qu'ainsi, l'entente de la société BP France avec les pompistes de Corse ne pouvait résulter d'une simple " coopération de fait " et de la seule " adhésion " unilatérale de la société BP France à l'entente formée par les autres distributeurs ; que l'on constate encore un manque de base légale au regard du même texte ; et alors, enfin, qu'en l'absence de preuve formelle de concertation la constatation d'un parallélisme de comportement n'est pas en elle-même suffisante pour établir ou même faire présumer la participation à une entente illicite ; qu'il faut encore que ce parallélisme ne puisse s'expliquer par des considérations propres à l'entreprise ; que, si la cour d'appel a énoncé que la pratique par les mandataires de la société BP France de prix de détail identiques à ceux pratiqués par l'ensemble des pompistes corses ne s'expliquait ni par les caractéristiques du marché, ni par les coûts d'exploitation, ce que la société BP France n'avait pas invoqué, elle n'a pas recherché, comme le lui demandait au contraire cette société, si l'identité de comportement de ses mandataires avec certains des 160 autres pompistes corses ne s'expliquait pas par la politique commerciale constante de sa direction générale de vente au détail sur ceux pratiqués par les stations-service immédiatement voisines, sans aucune concertation avec ces stations-service, ni a fortiori avec l'ensemble des pompistes corses ; que la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ;
Attendu que la société Elf-Corse fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté le recours en annulation qu'elle avait formé, alors, selon le pourvoi, d'une part, que le parallélisme de comportements des entreprises présentes sur un marché ne suffit pas à caractériser une pratique concertée au sens de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945, applicable en la cause ; qu'une volonté commune des entreprises en cause est également requise ; qu'en l'espèce, en se bornant, pour considérer que la société Elf-Corse avait adhéré à l'entente formée par d'autres distributeurs, à constater un alignement de ses tarifs sur ceux pratiqués par les pompistes indépendants du département de la Corse-du-Sud, sans relever un quelconque élément de fait qui aurait révélé chez elle une volonté de coopérer avec d'autres distributeurs, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard du texte susvisé ; alors, d'autre part, que la cour d'appel a renversé la charge de la preuve en imposant à la société Elf-Corse, pour échapper au grief d'adhésion à une entente, de démontrer que l'alignement des tarifications résultait de contraintes spécifiques et, de ce fait, a violé l'article 1315 du code civil ; alors, au surplus, qu'aucune disposition n'impose aux entreprises étrangères à une entente d'adopter un comportement contrecarrant des effets de celle-ci ; qu'en reprochant à la société Elf-Corse de ne pas avoir suivi une politique commerciale autonome la cour d'appel a ajouté à la loi et, de ce fait, a violé l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ; et alors, enfin, que des notions d'entente et de pratique concertée sont distinctes ; que la première suppose un véritable accord ; qu'en déduisant d'un simple alignement de tarifications l'adhésion de la société Elf-Corse à l'entente passée par les distributeurs indépendants du département de la Corse-du-Sud, sans constater qu'elle eût accepté d'être liée par l'accord initialement conclu en dehors d'elle, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ;
Attendu que la société Pétroles Shell reproche à l'arrêt attaqué d'avoir rejeté le recours en annulation qu'elle a formé contre la décision du Conseil de la concurrence, alors, selon le pourvoi, d'une part, qu'une entente anticoncurrentielle, même tacite, ou une action concertée suppose, pour être établie, outre la preuve d'un élément pouvant notamment consister en un parallélisme de comportement entre les entreprises concernées, celle d'un élément intentionnel impliquant à tout le moins la conscience de ces entreprises de participer à une entente prohibée ; qu'ainsi, en se bornant à présumer la conscience qu'auraient eu les compagnies pétrolières, notamment Shell de participer aux ententes sur les prix conclues par les distributeurs indépendants de carburants, à partir d'un simple parallélisme de comportement et de l'accès à des données économiques et financières relatives à l'évolution des prix sur le marché national de la distribution des carburants et des moyens d'observation que conférerait théoriquement à ces compagnies leur position de fournisseurs sur ce marché, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945, applicable en la cause ; alors, d'autre part, qu'en se bornant à affirmer l'existence d'un parallélisme conscient de comportement quant aux prix de vente au détail de carburant entre la compagnie pétrolière Shell et les distributeurs indépendants de carburant, sans rechercher si ce parallélisme procédait d'une véritable concertation entre les intéressés, sous la forme, notamment soit d'une prise de contacts directe ou indirecte, soit, à tout le moins, d'un échange d'informations, concertation que l'adhésion unilatérale de la société Shell à une entente anticoncurrentielle préexistante entre ces distributeurs, dont elle aurait eu connaissance, ne pouvait à l'évidence suffire à caractériser, la cour d'appel a entaché sa décision d'un manque de base légale au regard de l'article 50 de l' ordonnance du 30 juin 1945; alors, en outre, et en tout état de cause, que la constatation d'un parallélisme conscient de comportement ne suffit pas à établir ou même à présumer l'existence d'une action concertée, dès lors que le comportement des entreprises en cause peut s'expliquer par des considérations autres qu'une entente tacite, par exemple l'intérêt individuel de chacune des entreprises considérées à mettre en œuvre le comportement observé indépendamment de ce que faisaient les autres entreprises ; qu'ainsi, en ne recherchant pas, si en l'espèce, le parallélisme de comportement entre les distributeurs indépendants de carburant et Shell ne s'expliquait par l'intérêt de cette dernière, en alignant les prix de sa station-service à la baisse durant la période estivale, à conquérir une clientèle nouvelle ou, à tout le moins, à ne pas laisser échapper la clientèle existante, la cour d'appel a encore privé sa décision de base légale au regard de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ; et alors, enfin, qu'en ne répondant pas aux écritures de la société Shell, selon lesquelles le Conseil de la concurrence n'avait pu, sans contradiction, induire l'existence d'une entente entre les distributeurs indépendants de carburant de Corse-du-Sud principalement du contraste entre la disparité des prix de cession du carburant pratiqués par les compagnies pétrolières et la similitude des prix de vente au détail de ce carburant, tout en reprochant à Shell d'avoir participé à une telle entente sans avoir eu égard au fait que le mandat qu'elle avait conféré pour l'exploitation de la station-service de Porticcio était exclusif de l'existence d'un prix de cession consenti à un distributeur revendant pour son compte personnel le carburant acheté à une compagnie pétrolière, la cour d'appel a violé l'article 455 du nouveau code de procédure civile ;
Mais attendu que l'arrêt a établi le parallélisme de comportement des sociétés pétrolières avec ceux des autres distributeurs corses en précisant que la société BP ne contestait pas que les prix qu'elle pratiquait étaient, pour un nombre significatif de relevés identiques à ceux de ses concurrents, que la société Elf a, durant plus d'un an, continuellement suivi d'une politique d'ajustement tarifaire et que ses prix, à quelques minimes variantes près, étaient identiques à ceux de ses concurrents, que la société Shell a, pendant les mois de juillet, août et septembre 1986, pratiqué des prix rigoureusement conformes à ceux de ses concurrents, et que le fait que les alignements qu'elle a opérés l'ont été à la baisse ne témoigne pas d'une démarche individuelle de fixation de ses prix puisque cette réduction résultait exclusivement des prix de revente des sociétés pétrolières, simultanément répercutée par l'ensemble des adhérents à l'entente ; qu'il a relevé que les éléments dont disposaient les sociétés pétrolières provenant d'informations relatives à l'évolution des prix sur le marché auxquels elles ont accès et d'observations sur le marché corse en raison de leur position de fournisseur, leur permettaient nécessairement de savoir que les alignements qu'elles observaient, et qui présentaient d'ailleurs un caractère ostensible et systématique, ne pouvaient provenir que d'actions concertées des autres distributeurs ; qu'il a constaté que le parallélisme de comportements, qui ont amené les sociétés pétrolières pour les stations qu'elles exploitaient par mandataires à pratiquer systématiquement des prix de détail identiques à ceux des autres distributeurs, ne se justifiait ni par les caractéristiques du marché, conduisant au contraire à une dispersion des prix de revient, ni par les coûts d'exploitation nécessairement spécifiques à la gestion par mandataires ; qu'il a retenu que ce comportement traduisait le renoncement des sociétés pétrolières à suivre une politique commerciale autonome et s'expliquait par leur choix délibéré de coopérer, en fait, aux ententes formées par les autres distributeurs auxquelles elles ont tacitement mais volontairement adhéré; qu'en l'état de ces constatations et de ces énonciations, la cour d'appel a, sans inverser la charge de la preuve et en répondant aux conclusions invoquées, légalement justifié sa décision ; que les moyens ne sont fondés en aucune de leurs branches ;
Par ces motifs: rejette les pourvois.