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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 30 mai 1991, n° ECOC9110079X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Confédération nationale des administrateurs de biens

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Montanier

Avocat général :

Mme Thin

Conseillers :

MM. Guerin, Betch, Mmes Briottet, Mandel

Avoué :

SCP Taytaud

Avocat :

Me Couturon

CA Paris n° ECOC9110079X

30 mai 1991

LA COUR statue sur le recours formé par la Confédération nationale des administrateurs de biens, syndics de copropriété de France, ci-après CNAB, contre la décision n° 90-D-48 du 11 décembre 1990 par laquelle le Conseil de la concurrence lui a infligé une sanction pécuniaire de 1 500 000 F.

Faits et procédure :

Saisie par le ministre de l'économie, des finances et du budget le 26 octobre 1984 de la situation de la concurrence dans le secteur de l'administration des biens et de l'expertise immobilière, la Commission de la concurrence a relevé à l'encontre de la CNAB un certain nombre de pratiques précisées dans diverses dispositions de son règlement intérieur pouvant avoir pour effet de restreindre la concurrence et en cela contraires à l'article 50 de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945.

En conséquence, dans une décision du 24 avril 1986, elle a émis l'avis qu'il y avait lieu d'enjoindre à la CNAB de modifier dans un délai de quatre mois les dispositions critiquables de son règlement intérieur et de lui infliger une sanction pécuniaire de 200 000 F.

La CNAB s'étant engagée, par lettre du 10 juillet 1986, à revoir son règlement intérieur, le ministre décidait le 23 juillet 1986 de ne pas lui infliger de sanction pécuniaire mais l'invitait à procéder dans le délai prescrit aux modifications nécessaires. Conformément à son engagement, la CNAB a décidé, lors de l'assemblée générale du 18 octobre 1986, la modification de certaines dispositions de son règlement intérieur consistant :

1° A ajouter dans le préambule traitant des prescriptions générales de la profession d'administrateur de biens l'obligation d'observer, outre les règles de droiture et de probité conformes à la dignité de la profession, celles de "délicatesse à l'égard de tous", obligation dont la violation pourra être sanctionnée par la chambre de discipline,

2° A substituer dans le chapitre des règles confraternelles :

a) A l'obligation faite à tout membre consulté sur une question relative à un bien administré par un autre membre de la CNAB de n'émettre un avis avant d'avoir obtenu l'autorisation de son confrère, celle de prévenir son confrère.

b) A l'interdiction pour un administrateur de biens de prendre la gestion d'un bien déjà géré par un membre de la CNAB sans avoir obtenu l'agrément préalable du confrère auquel il est appelé à succéder et à l'interdiction de faire directement ou par personne interposée toute offre de services à la clientèle d'un autre membre, l'obligation de respecter dans toute offre de services à la clientèle d'un autre membre les principes de délicatesse, qui constituent une des obligations auxquelles s'astreignent les membres de la confédération.

Cet aménagement provoquait de la part de l'administration une lettre en date du 28 décembre 1986 prenant acte des suppressions pratiquées mais faisant certaines réserves sur la rédaction des deux clauses modifiées dans le paragraphe concernant les règles confraternelles sans pour autant critiquer le principe de délicatesse dont le respect était énoncé dans le préambule.

Ce n'est cependant que le 3 août 1989 qu'une vérification était faite pour déterminer si les statuts avaient été une nouvelle fois modifiés pour tenir compte des réserves exprimées dans la lettre du 28 décembre 1986.

Cette vérification s'étant révélée négative, le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, saisissait le 24 novembre 1989 le Conseil de la concurrence sur le fondement de l'article 14 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 afin qu'il se prononce sur l'exécution de l'injonction et sur l'effet anticoncurrentiel de l'obligation de respecter un principe de délicatesse à l'occasion des offres de services à la clientèle.

Statuant sur ces deux points, le Conseil de la concurrence a retenu que restaient répréhensibles les clauses relatives :

a) Aux conditions d'émission d'un avis sur un bien géré par un confrère ;

b) Au respect du principe de délicatesse dans les offres de services à la clientèle d'un confrère, et en conséquence il a infligé à la CNAB une sanction pécuniaire de 1 500 000 F.

Prétention des parties :

La CNAB soutient que le délai :

- de quatre mois qui lui était imparti pour modifier ses statuts s'imposait aussi à l'administration dont l'inaction pendant plus de trois ans après cette modification a entraîné la prescription des poursuites ;

- la décision prononcée est incompatible :

a) Avec les principes qui régissent la liberté d'association ;

b) Avec le principe de proportionnalité de la sanction ;

- la procédure est entachée de nullité ;

- l'amnistie prévue par la loi du 20 juillet 1988 est acquise.

En conséquence, la CNAB conclut à l'annulation et subsidiairement à l'infirmation de la décision attaquée.

Le ministre fait valoir que la question n'était pas définitivement réglée fin 1986 et que la mise en œuvre du pouvoir de contrôle n'est soumise à aucun délai ;

- que la clause relative aux conditions d'émission d'un avis sur un bien administré permet à un administrateur de s'immiscer dans la réponse donnée par le confrère consulté et de limiter ainsi la liberté commerciale ;

- que l'introduction de la notion de délicatesse, anticoncurrentielle par son objet, n'est pas compatible avec le respect de l'injonction ministérielle ;

- que le principe de la proportionnalité de la sanction n'a pas été violé.

Le Conseil de la concurrence souligne que :

a) L'introduction d'un principe de délicatesse dans les devoirs généraux des membres de la profession est conforme à l'intérêt des professionnels et de leurs clients, mais qu'en revanche son rappel dans la clause relative aux offres de services tend à justifier une restriction de la concurrence ;

b) L'obligation de prévenir un confrère avant de donner un avis sur un bien administré par lui lui confère un droit de regard sur l'activité de son concurrent et favorise un cloisonnement du marché ;

c) A aucun moment, il n'a pris en considération des faits étrangers à la procédure, laquelle a abouti au prononcé d'une sanction pécuniaire qui n'est ni une amende pénale, ni une sanction disciplinaire et professionnelle pouvant bénéficier de la loi d'amnistie du 20 juillet 1988.

Le ministère public a conclu à la confirmation du principe de la sanction.

Cela étant exposé, LA COUR :

Sur la procédure :

Considérant que la CNAB a reçu injonction par lettre du ministre de l'économie, des finances et de la privatisation en date du 23 juillet 1986 de modifier dans un délai de quatre mois les dispositions de son règlement intérieur pouvant avoir pour effet de restreindre la concurrence, conformément à la décision en date du 24 avril 1986 de la commission de la concurrence ;

Considérant que ce délai qui ne concernait que la mise en conformité du règlement intérieur n'imposait pas à l'administration de s'assurer, avant son expiration, que l'injonction avait été exécutée ;

Que, bien au contraire, c'est seulement à l'issue de ce délai que la vérification pouvait être effectuée, ce qui implique que l'administration conservait après l'expiration son pouvoir de contrôle ;

Considérant certes que la CNAB, qui ne peut se prévaloir de l'inaction prolongée de l'administration, invoque par ailleurs l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 prévoyant que le Conseil de la concurrence ne peut être saisi de faits remontant à plus de trois ans, disposition d'où il découlerait que l'action était prescrite le 24 novembre 1989, date à laquelle le ministre a saisi le Conseil de la concurrence des irrégularités constatées dans la mise en conformité du règlement intérieur, intervenue le 18 octobre 1986.

Mais considérant que l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 précise que le Conseil de la concurrence ne peut être saisi de faits remontant à plus de trois ans s'il n'a été fait aucun acte tendant à leur recherche, leur constatation ou leur sanction ;

Que le 3 août 1989, soit moins de trois ans après le 18 octobre 1986, un procès-verbal a été dressé par un commissaire des services extérieurs de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes à l'effet de rechercher et constater si une nouvelle modification des statuts et du règlement intérieur avait été décidée postérieurement à l'assemblée générale du 18 octobre 1986, à la suite des réserves sur les modalités d'exécution de l'injonction formulées par l'administration dans sa lettre du 28 décembre 1986, qu'un tel procès-verbal a interrompu le délai susvisé et la prescription qui aurait pu en découler ;

Considérant que l'amnistie de la loi du 20 juillet 1988 concerne les infractions pénales et les fautes passibles de sanctions disciplinaires ou professionnelles, ce qui exclut de son application les sanctions pécuniaires prononcées en application de l'article 53 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ou de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 qui ne répriment pas des faits de même nature ;

Considérant dès lors que l'action pouvait être valablement poursuivie devant le Conseil de la concurrence ;

Qu'il ne résulte en outre aucunement de l'examen de la procédure que le Conseil de la concurrence ait pu, dans l'application de la sanction, être guidé par des éléments étrangers au dossier verbalement révélés ;

Que les exceptions soulevées par la CNAB doivent donc être rejetées ;

Au fond :

Considérant que l'injonction faite à la CNAB tendait à la modification des clauses critiquées de son règlement intérieur, ce qui n'impliquait pas obligatoirement leur suppression ;

Considérant que les modifications ci-dessus rappelées apportées par la CNAB à ce règlement intérieur, en exécution de l'injonction, résultent de l'introduction du respect du principe de délicatesse dans le préambule de son règlement intérieur et dans la clause réglementant les offres de clientèle, ainsi que dans l'obligation de prévenir un confrère en cas de consultation sur une question relative à un bien administré par lui ;

Sur le principe de délicatesse :

Considérant que le concept de délicatesse, sans être courant, est inscrit dans les textes régissant certaines professions réglementées telles que les avocats (art. 106 du décret du 9 juin 1972) et les officiers publics et ministériels (art. 2 de l'ordonnance du 28 juin 1945) ; qu'on ne saurait reprocher à la CNAB de s'y référer pour régler les rapports entre ses membres et entre ceux-ci et la clientèle ;

Considérant que l'inscription de ce concept dans le préambule du règlement intérieur n'a pas fait l'objet de critiques précises ; que seul son rappel dans la clause relative aux offres de services à la clientèle est apparu non conforme aux injonctions données ;

Considérant que le respect d'un principe de délicatesse dans les devoirs des membres d'une profession en ce qu'il ajoute à la droiture et à la probité l'exigence d'une loyauté, d'un scrupule ou d'un soin particulier à ne pas enfreindre les règles déontologiques n'est pas sur un plan général une notion anticoncurrentielle ;

Queson rappel dans une clause visant la recherche de la clientèle n'était certes pas indispensable puisque ce principe s'impose aux membres de la profession d'une manière générale, tout manquement pouvant être sanctionné par la chambre de discipline ;

Que si ce rappel a pu paraître de nature à freiner la liberté d'action des membres de la CNAB dans la recherche de la clientèle dans un souci de moralisation de la profession, il ne constitue cependant qu'une répétition qui ne peut aggraver au regard de la concurrence, l'obligation générale découlant du préambule ;

Que cette clause qui n'est pas anticoncurrentielle n'est donc pas contraire à l'injonction ministérielle qui adoptait les motifs et le dispositif de l'avis rendu par la commission de la concurrence ;

Sur l'avis à donner en cas de consultation relative à un bien administré :

Considérant que la clause selon laquelle " tout membre de la CNAB, consulté sur une question relative à un bien administré par un autre membre doit en prévenir son confrère" peut être présentée comme une règle de courtoisie entre confrères et comme une précaution permettant à l'administrateur de biens consulté de rechercher les renseignements nécessaires à la formulation d'un avis circonstancié ;

Mais considérant aussi qu'une telle démarche est de nature à restreindre la consommation elle-même dans la mesure où le client peut souhaiter que son initiative ne soit pas connue de l'administrateur de biens qu'il met en cause ;

Qu'il peut donc en résulter un frein à une initiative préalable à un changement d'administrateur ;

Qu'en outre, ainsi que le relève le premier juge, l'exigence critiquée maintient un droit de regard sur le résultat de la consultation au risque de conduire à une harmonisation des réponses ce qui n'est pas le but recherché par le client et peut avoir pour effet de maintenir un lien de dépendance entre les administrateurs de biens, ce qui ne répond pas aux préoccupations de l'injonction qui se proposait d'assurer l'indépendance des adhérents de la CNAB les uns par rapport aux autres ;

Considérant que cette clause doit donc être retenue comme anticoncurrentielle et ne respecte pas l'injonction du 10 juillet 1986 ;

Sur l'effet sur le marché :

Considérant que la CNAB soutient encore qu'en tout état de cause les clauses critiquées ne peuvent avoir d'effet sur le marché, la CNAB n'ayant pas le monopole du marché de l'administration des biens, ses adhérents n'en détenant qu'une part limitée ;

Mais considérant qu'il résulte des chiffres mêmes fournis par la CNAB que cette organisation professionnelle (qualifiée par la Commission de la concurrence d'organisation principale des administrateurs de biens) groupait, en 1989, 1 077 entreprises ou correspondants, ce qui constitue une part importante et en tout cas substantielle du marché de l'administration des biens en France, qu'ainsi toute pratique anticoncurrentielle de la CNAB est de nature à avoir sur ce marché un effet restreignant ou faussant le jeu de la concurrence ;

Sur la sanction :

Considérant que la CNAB soutient que la sanction prononcée contre elle est en raison de son importance contraire à la liberté d'association, car elle menace son existence et qu'elle ne respecte pas le principe de la proportionnalité ;

Considérant que la cour ne retenant à la charge de la CNAB que l'inobservation d'une seule des obligations imposées par l'injonction sera amenée à réduire la sanction infligée par le premier juge ;

Qu'en outre le montant de cette sanction, qui doit rester dans les limites prévues par les articles 53 et 54 de l'ordonnance du 30 juin 1945 applicable en la cause en raison de la date des faits, doit être apprécié en fonction de la gravité de l'infraction du dommage causé à l'économie et de la situation financière de la personne morale intéressée ;

Qu'à cet égard la CNAB fait observer que ses ressources proviennent des cotisations de ses membres dont le montant fut en 1989 de 5 279 542 F ;

Que, sans qu'il y ait lieu de se référer au pourcentage de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires qui ne concerne que le maximum de la sanction applicable aux entreprises, il y a lieu de s'en inspirer pour déterminer la peine à prononcer ;

Qu'en tenant compte de ces divers éléments une sanction de 200 000 F est justifiée ;

Considérant que certains manquements de la CNAB étant à l'origine de la présente instance elle devra supporter les dépens afférents à son recours ;

Par ces motifs : Infirme partiellement la décision déférée et statuant à nouveau ; Inflige à la Confédération nationale des administrateurs de biens syndics de copropriété de France une amende de 200 000 F ; Laisse les dépens à la charge de la requérante.