CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 26 mars 1996, n° FCEC9610085X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Etablissements Lacroix (SA), Perbost et Fils (SA), Etablissement José Delhomme (SARL)
Défendeur :
Ministre de l'économie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bargue
Avocat général :
M. Salvat
Avocats :
Mes Neu, Dureau, SCP Ch. Minginette, R. Marchesnay, associés
Saisi par le ministre de l'économie des pratiques mises en œuvre par des entreprises de transports sanitaires lors de la passation de marchés avec le centre hospitalier de Saint-Gaudens, le conseil de la concurrence, par décision n° 95-D-44 du 13 juin 1995, a infligé les sanctions financières suivantes aux sociétés ci-après désignées :
- 200 000 F à la SARL J. Delhomme ;
- 200 000 F à la SA Établissements Lacroix ;
- 370 000 F à la SA Perbost et Fils.
Les pratiques sanctionnées concernent le service de garde, dont le tour est établi par l'hôpital, de façon à garantir jour et nuit et tous les jours de l'année, jours fériés compris, un service permanent de transports sanitaires. Les trois entreprises sanctionnées ont conclu une convention, à laquelle le centre hospitalier n'était pas partie, par laquelle elles se sont réparties entre elles, par tiers, les gardes fixées par périodes de quinze jours.
Le conseil a retenu que le fait d'instituer une pénalité de 150 p. 100 à la charge de l'entreprise assurant le transport d'un malade alors qu'elle n'était pas de garde, était de nature à la dissuader de réaliser un transport lorsqu'elle n'était pas de garde, que les transports réalisés à la demande d'un établissement hospitalier constituent un facteur d'accroissement de leur clientèle privée, que la convention était de nature à favoriser une répartition du marché et à limiter la concurrence entre les trois sociétés d'ambulances concernées, et que les pressions exercées par les trois entreprises pour que de nouveaux postulants ne soient pas retenus avaient pu avoir pour effet de limiter l'accès au marché et le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises.
La société Lacroix a formé un recours en annulation, subsidiairement en réformation, les sociétés Perbost et Fils et Delhomme ont formé un recours en réformation contre la décision du conseil.
La société Lacroix soutient que :
- les prestations prétendument exercées par elle et les deux autres sociétés pour dissuader l'hôpital de contracter avec d'autres ambulanciers ne sont étayées par aucun élément probant ;
- si des pressions avaient eu lieu, le directeur de l'hôpital n'aurait pas dû y céder ;
- les sociétés qui auraient pu être tentées de participer au tour de garde étaient trop éloignées de Saint-Gaudens, qu'elles ne se sont pas manifestées, que le directeur de l'hôpital ne souhaitait pas que d'autres entreprises participent à la convention ;
- la convention du 30 novembre 1977 conclue entre les trois sociétés d'ambulances a pour objet d'organiser l'exécution des transports que l'hôpital ne peut effectuer lui-même, d'assurer à tour de rôle, 24 heures sur 24, les transports que l'hôpital leur a confiés, pour lesquels les malades n'ont aucun choix à exprimer ;
La convention conclue entre l'hôpital et chacune des trois sociétés est la conséquence de l'absence de moyens de l'hôpital d'assurer les transports dont il a la charge, que des remises sur le tarif ont été consenties de manière constante ;
- les trois sociétés étaient les seules à répondre aux critères de disponibilité et de rapidité d'intervention requis ;
- la sanction est excessive eu égard au marché et à la mission de (quasi) service public accomplie.
La société Perbost soutient que :
- la convention signée le 30 novembre 1977 entre les trois sociétés incriminées est la conséquence des conventions identiques signées par chacune d'elles avec l'hôpital de Saint-Gaudens par laquelle elles se sont chacune engagées à assurer les transports sanitaires secondaires et les évacuations demandées par l'hôpital, qu'elles étaient donc contraintes d'organiser la répartition du service de garde qui leur était confié, que la convention a essentiellement pour objet cette finalité, que la pénalité instituée pour assurer le partage en trois des transports devait assurer une cohésion minimale mais n'a jamais été appliquée et que cette stipulation ne pouvait avoir aucun effet à l'égard des autres sociétés d'ambulances étrangères à la convention ;
- si MM. Lacroix et Delhomme ont manifesté leur hostilité à l'ouverture du tour de garde à d'autres ambulanciers, M. Perbost n'a fait aucune déclaration en ce sens, l'hostilité manifestée étant, au demeurant, toute différente de pressions, qui n'ont d'ailleurs pas été exercées ;
- l'organisation du service d'urgence ainsi réalisée a constitué un progrès économique considérable ;
- la sanction qui lui a été infligée en prenant pour base la totalité de son chiffre d'affaires et non les seuls transports sanitaires est très excessive.
La société Delhomme soutient que :
- la convention incriminée qui ne concernait que le service d'urgence, ne pouvait opérer un partage de la concurrence du marché de transports sanitaires de Saint-Gaudens, et que le marché est resté ouvert à la concurrence, des malades exerçant librement le choix de leur ambulancier ;
- les trois sociétés retenues étaient les seules susceptibles d'assurer le tour de garde ;
- la pénalité prévue par la convention est licite et ne pouvait avoir d'effet à l'égard des autres ambulanciers ;
- l'application de la convention a assuré un progrès économique en permettant la mise en place d'un service d'urgence adapté ;
- la sanction prononcée doit être réduite compte tenu du faible chiffre d'affaires réalisé avec l'hôpital de Saint-Gaudens en 1993 et 1994 et des charges que représente ce service.
Le conseil de la concurrence n'a pas entendu user de la faculté de présenter des observations écrites.
Le ministre de l'économie conclut au rejet des recours. Il observe que la convention litigieuse visait le transport primaire et celui des corps, qu'elle prévoyait une pénalité sévère en cas de non-respect du tour de rôle, qu'une entreprise disposait des moyens d'assurer la totalité des transports, que la répartition tripartite ne s'imposait pas, que l'objet de la convention est anticoncurrentiel, comme son effet, puisque d'autres entreprises auraient pu se joindre au tour de garde et que le choix des malades s'est porté sur les ambulances de garde.
Il souligne encore que les sociétés cocontractantes de l'hôpital ont exercé des pressions pour empêcher l'ouverture du tour de garde, que l'entente n'a apporté aucun progrès économique, que l'absence de remise sur le tarif interministériel démontre le contraire, que les sanctions prononcées sont tout à fait justifiées.
La société Lacroix réplique en reprenant les arguments précédemment développés, ajoutant que limitée aux transports secondaires, la convention laissait le libre choix aux malades pour les autres transports, que la pénalité instituée par la convention permettait de faire respecter le tour de garde ; que si une seule entreprise capable d'assurer la totalité des transports avait été retenue, le jeu de la concurrence eût été faussé, que la seule entreprise qui a demandé à participer au tour de garde n'a pas été retenue par l'hôpital, que l'hôpital n'a demandé aucune réduction de tarif, et précise que le conseil ayant été saisi le 11 octobre 1993, en application de l'article 27 de l'ordonnance de 1986, les faits antérieurs de plus de trois ans à cette date, ou dont la date ne peut être précisée, ne peuvent être retenus.
La société Lacroix répond que la convention entre les trois sociétés a été conclue à la demande de l'hôpital, et qu'elles étaient seules à pouvoir intervenir dans un temps très court, qu'une demande de remise demandée par l'hôpital a été accordée en 1984.
La société Perbost réplique de son côté également que la convention critiquée a été conclue à la demande de l'hôpital pour assurer le tour de garde, que le service a donné satisfaction, que les conventions passées avec l'hôpital ont donc été reconduites, que des transports exceptionnels de sang ont été assurés gracieusement, que le ministre de l'économie, après avoir demandé une sanction s'élevant à 100 000 F, a requis, six mois plus tard, qu'elle s'élève à 370 000 F ;
Le ministère public a conclu oralement au rejet des recours en observant qu'était établie la concertation entre les trois entreprises pour se répartir le marché et appliquer un prix unique maximum, que le tour de garde qu'elles avaient assuré n'avait nécessité aucun investissement particulier, que l'entente entre les trois entreprises avait également concerné les retours à domicile des malades et les transports de corps, que l'entente n'avait pas apporté de contribution au progrès économique, en revanche que les sanctions devaient être sensiblement modulées compte tenu de la prescription applicable aux faits antérieurs à 1990 et de leur proportionnalité au dommage causé à l'économie et à la situation des entreprises.
Sur ce, LA COUR :
Sur le caractère des pratiques relevées au regard de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :
Considérant que les trois sociétés Lacroix, Perbost et Delhomme ont conclu entre elles, le 30 novembre 1977, une convention, depuis lors constamment renouvelée, par laquelle elles ont organisé le tour de garde pour lequel l'hôpital de Saint-Gaudens, aux termes d'une convention conclue avec chacune d'elles, était convenu de leur confier à titre exclusif tous les transports dont l'hôpital avait la charge ;
Considérant que la convention liant les trois sociétés a eu pour objet de répartir entre elles les tours de garde, les jours et heures de permanence, l'article 2 prévoyant une pénalité égale à 150 p. 100 de la prestation de transport effectuée à la charge de l'entreprise qui répondrait à une demande pendant le tour de garde d'une autre entreprise; que la convention avait donc pour finalité de limiter la concurrence;
Considérant que les trois sociétés font vainement valoir que la pénalité prévue n'a jamais été mise en œuvre, puisqu'elles ne démontrent pas qu'il y aurait eu lieu de l'appliquer et qu'il y aurait été renoncé ; qu'au contraire, l'absence d'application de cette pénalité est de nature à démontrer son caractère dissuasif, et que l'exclusivité ainsi consentie par l'hôpital de Saint-Gaudens aux trois entreprises, dont elles se sont réparti le bénéfice, a concerné non seulement les transports incombant à l'hôpital, mais en fait également les transports pour lesquels les malades ou leur famille avaient le libre choix, puisqu'en l'absence de demande expresse de ceux-ci, il était fait appel à la société d'ambulances de permanence ; qu'ainsi l'effet du système mis en place était anticoncurrentiel;
Considérant qu'il ressort de l'enquête que les trois sociétés se sont entendues également pour appliquer strictement à l'ensemble des transports effectués le tarif ministériel du transport sanitaire terrestre privé, étant observé que, selon les termes mêmes de ce texte, le prix indiqué pour chaque type de transport, et selon les zones, constitue un maximum; que ce n'est que très exceptionnellement que des réductions ont été consenties ; qu'en conséquence le niveau des prix s'est établi à un niveau supérieur à celui qui aurait résulté de la concurrence;
Considérant que, si les trois sociétés arguent à juste titre, d'une part, que, compte tenu de l'importance du marché, l'hôpital aurait dû procéder à un appel d'offres, d'autre part, que ce dernier aurait dû élargir le tour de garde, faire appel à la concurrence et demander des réductions de prix, ces circonstances ne sont pas de nature à exonérer les trois requérantes de leur responsabilité ;
Considérant qu'il ressort de l'enquête que les trois sociétés domiciliées à Saint-Gaudens n'étaient pas les seules à disposer des moyens pour intervenir rapidement, qu'une entreprise de la région a fait acte de candidature pour s'intégrer au tour de garde, que l'une des sociétés poursuivies a déclaré être hostile à l'ouverture du tour de rôle et qu'une autre qu'elle était opposée à cette entrée ; que le directeur de l'hôpital a donc pu percevoir ces attitudes comme constituant des pressions indirectes, auxquelles il n'aurait d'ailleurs pas dû céder;
Sur le progrès économique résultant des pratiques relatives relevées :
Considérant que la satisfaction normale des besoins en transport de l'hôpital ne constitue que le service minimum que pouvait attendre cette institution de l'exclusivité consentie aux trois sociétés ; qu'aucun investissement profitable n'a été réalisé ;
Que l'entente a déterminé un niveau de prix élevé, sans en réserver une part équitable aux utilisateurs ;
Qu'en conséquence le système critiqué, mis en place, ne peut bénéficier de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 puisqu'il n'a engendré aucun progrès économique ;
Sur les sanctions :
Considérant que si les faits sont graves puisque la concurrence a été éliminée et les prix pratiqués particulièrement élevés pendant de nombreuses années, les faits antérieurs de plus de trois ans à la saisine du conseil ne peuvent être pris en compte par application de l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant qu'il y a lieu de prendre en considération, non la part relative aux seuls transports incriminés, mais la totalité du chiffre d'affaires de chaque entreprise ainsi pour sa situation en fonction des éléments communiqués ; qu'il convient, en conséquence, réformant la décision attaquée, de prononcer des sanctions pécuniaires de 100 000 F à l'encontre de chacune des sociétés Delhomme et Lacroix et de 185 000 F à l'encontre de la société Perbost.
Par ces motifs, Réforme la décision n° 95-D-44 rendue le 13 juin 1995 par le conseil de la concurrence ; Prononce les sanctions pécuniaires suivantes : 100 000 F à l'encontre de la SARL J. Delhomme ; 100 000 F à l'encontre de la SA Établissements Lacroix ; 185 000 F à l'encontre de la SA, Perbost et Fils ; Met les dépens à la charge des sociétés Deihomme, Lacroix et Perbost.