CA Paris, 1re ch. H, 8 février 2000, n° ECOC0000062X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie
Défendeur :
Association l'Académie d'architecture
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Pinot
Conseillers :
Mme Bregeon, M. Somny
Avocat :
Me Percerou.
Le 3 juin 1998, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par l'Académie d'architecture, dans le secteur du bâtiment et des travaux publics.
Par décision n° 99-D-08 en date du 2 février 1999, le Conseil de la concurrence a établi que l'Académie d'architecture avait enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et lui a, d'une part, infligé une sanction pécuniaire de 30 000 F et, d'autre part, enjoint de ne plus diffuser de série de prix comportant des valeurs de références intégrant des valeurs moyennes et des coefficients forfaitaires relatifs aux coûts de main-d'œuvre, de fournitures ou de matériaux, aux frais de chantier et aux frais généraux, ainsi qu'une marge globale bénéficiaire dont le pourcentage est prédéterminé.
L'Académie d'architecture a formé un recours en annulation, et en réformation contre cette décision le 23 avril 1999, ainsi qu'une demande de sursis à l'exécution de la décision, en application de l'article 15 de l'ordonnance du 1er décembre 1986. Par ordonnance du 1er juin 1999, le président de la cour d'appel de Paris a décidé qu'il sera sursis à l'exécution de l'injonction aux termes de laquelle le Conseil de la concurrence avait enjoint à l'Académie d'architecture de ne plus diffuser de série de prix, jusqu'à ce que la Cour d'appel de Paris ait statué sur le recours formé contre cette décision.
Vu le mémoire déposé le 31 mai 1989 par lequel l'Académie d'architecture (ci-après l'Académie) demande à la cour de :
- prononcer l'annulation de la décision du Conseil de la concurrence et de renvoyer la procédure à l'instruction du conseil ;
- dire qu'il n'est aucune pratique d'entente anticoncurrentielle mise en œuvre par l'Académie d'architecture relevant des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
- dire qu'à supposer fondées les pratiques anticoncurrentielles visées dans la notification des griefs, celles-ci sont justifiées par la cause d'exonération prévue par l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
- réformer dans ces conditions en toutes ses dispositions la décision du Conseil de la concurrence, en disant n'y avoir lieu à condamnation à l'encontre de la requérante.
Vu les observations déposées le 28 juin 1999, par lesquelles le ministre chargé de l'économie demande à la cour de confirmer la décision critiquée ;
Vu les observations écrites déposées le 28 juin 1999 par le Conseil de la concurrence (le conseil) ;
Vu le " mémoire complémentaire " de l'Académie d'architecture en date du 3 septembre 1999 ;
Le ministère public ayant été entendu à l'audience du 30 septembre 1999 en ses observations tendant à l'application des dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 après annulation de la décision déférée ;
Vu l'arrêt en date du 7 octobre 1999, par lequel la cour a ordonné la réouverture des débats afin de permettre aux parties de s'expliquer sur, d'une part, l'étendue des pouvoirs de la cour dans l'hypothèse d'une annulation de la décision en raison de la participation du rapporteur et du rapporteur général suppléant au délibéré du conseil, et d'autre part, sur la recevabilité des moyens nouveaux contenus dans le " mémoire complémentaire " de la requérante en date du 3 septembre 1999 ;
Vu les observations déposées le 27 octobre 1999 par le ministre chargé de l'économie, d'une part, et celles déposées en date du 28 octobre 1999 par le conseil, d'autre part ;
Vu le " mémoire complémentaire " de l'Académie du 25 novembre 1999 ;
Vu les observations orales du ministère public tendant à l'annulation de la décision du conseil, et qui demande à la cour de statuer sur les pratiques reprochées, de dire que l'Académie a enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et de faire application à son encontre des dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Sur ce, LA COUR :
Sur la procédure
Sur le renvoi de la procédure devant la commission permanente du Conseil de la concurrence :
Considérant qu'aux termes de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le président du Conseil de la concurrence peut, après la notification des griefs aux parties intéressées, décider que l'affaire sera portée devant la commission permanente du conseil sans établissement d'un rapport préalable ;
Considérant que l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 octroie aux parties un délai de deux mois à compter de la notification pour présenter des observations ;
Considérant que l'Académie soutient que le président du conseil a commis une irrégularité en renvoyant la procédure devant la commission permanente, simultanément à l'envoi de la notification des griefs, sans attendre les observations des parties en réponse à la notification des griefs ;
Considérant que l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et l'article 21 de cette même ordonnance autorisent le président du conseil à porter l'affaire devant la commission permanente après la notification des griefs et que le délai de deux mois laissé aux parties pour présenter leurs observations ne s'applique qu'à la notification des griefs et non à la décision du président de renvoyer l'affaire devant la Commission permanente ; que l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 est respecté dès lors que cette dernière décision du président n'a pas été prise avant la notification des griefs et que les parties ont bénéficié du délai légal pour présenter leurs observations ;
Qu'il s'ensuit que le moyen ne peut être accueilli.
Sur le refus opposé par le Conseil de la concurrence au renvoi de la procédure pour complément d'information et extension de la notification des griefs aux nouvelles parties intéressées :
Considérant qu'aux termes de l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le conseil notifie les griefs aux intéressés ainsi qu'au Commissaire du gouvernement, que les personnes intéressées sont outre les parties saisissantes, les parties à qui sont présumées imputables les pratiques incriminées ;
Considérant que l'Académie prétend que les maîtres d'ouvrage et les entreprises ayant eu recours pour la passation de leurs marchés aux documents de la série centrale des prix, auraient dû être parties à la procédure et dans ces conditions, mises à même de s'expliquer sur la réalisation de l'ouvrage en cause et que le conseil a rejeté cette demande en méconnaissance de l'article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et du principe de l'égalité des armes, de sorte que cette décision doit être annulée ;
Considérant d'une part, que ce moyen présenté sous l'angle de l'article 6-1 de la Convention et des droits fondamentaux de la défense ne peut être qualifié de nouveau moyen, dès lors qu'il était déjà contenu dans le mémoire initial, lequel invoquait la violation de l'une des garanties fondamentales des droits de la défense, d'autre part, au fond, que les maîtres d'ouvrage ou les utilisateurs de la série de prix n'ont ni la qualité de partie saisissante ni celle de présumée auteur de pratique anticoncurrentielle, que ces dernières ne peuvent dès lors être qualifiées de parties intéressées au sens de l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Qu'ainsi, il ne peut être reproché au conseil d'avoir rejeté la demande de complément d'instruction et d'extension des griefs à ces entreprises ;
Que ce moyen de nullité doit en conséquence être rejeté.
Sur la présence du rapporteur et du rapporteur général au délibéré et sur l'étendue des pouvoirs de la cour dans l'hypothèse d'une annulation :
Considérant que dans l'exercice de ses pouvoirs de sanction, le Conseil de la concurrence est tenu au respect des dispositions de l'article 6-1 de la Convention ainsi que l'a soulevé le ministère public à l'audience du 30 septembre 1999 ;
Considérant que l'exigence de la règle du contradictoire est rappelée par l'article 18 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Mais considérant que la présence au délibéré du rapporteur chargé de l'instruction et de la notification des griefs et de celle du rapporteur général, dont la mission est d'animer et de contrôler l'activité des rapporteurs, a permis à ces derniers de s'exprimer sur l'affaire devant le conseil, en l'absence des parties, de prendre des positions sur lesquelles celles-ci n'ont pas été en mesure de répondre;
Qu'une telle situation est contraire à l'article 6-1 de la Convention;
Que prise dans des conditions irrégulières, la décision doit en conséquence être annulée;
Considérant que l'Académie ne reconnaît pas le pouvoir de la cour de statuer sur l'affaire après l'avoir annulée, et demande que celle-ci soit renvoyée devant le conseil afin qu'il reprenne intégralement la procédure à compter de sa saisine par le ministre de l'économie ;
Considérant que la cour qui est, aux termes de l'article 15, alinéa 1, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, saisie d'un recours de pleine juridiction, a le pouvoir de se prononcer après avoir annulé la décision du conseil, sur les pratiques dont celui-ci était saisi conformément à l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Qu'il s'ensuit que la cour n'a pas à renvoyer l'affaire devant le Conseil de la concurrence;
Sur le fond
Sur la recevabilité des moyens au fond du " mémoire complémentaire " du 3 septembre 1999 :
Considérant qu'aux termes de l'article 2, alinéa 3, du décret du 19 octobre 1987, la déclaration de recours, prévue au premier alinéa de l'article 15 de l'ordonnance doit contenir l'exposé des moyens invoqués et doit être déposée au greffe dans les deux mois de la notification de la décision du conseil, que passé ce délai de deux mois, tout nouveau moyen doit être déclaré irrecevable ;
Considérant que dans son premier mémoire déposé dans les deux mois de la notification de la décision du conseil, l'Académie critiquait, d'une part, la qualification d'entente retenue par le conseil, aux motifs qu'une entente ou une action concertée doit émaner d'entreprises ou plus largement " d'opérateurs économiques " alors que " l'Académie " est " une association loi 1901 (...), une société savante à but uniquement philanthropique " et, d'autre part, invoquait l'absence d'effet anticoncurrentiel ;
Considérant que dans son " mémoire complémentaire " du 3 septembre 1999, déposé après l'expiration du délai de deux mois, l'Académie a, d'une part, soulevé le moyen tiré de l'absence de concertation des architectes-prescripteurs au sein de l'Académie pour l'élaboration de la série de prix et, d'autre part, contesté l'analyse faite par le conseil sur la méthode d'élaboration de la série des prix en premier lieu, l'utilisation des logiciels en deuxième lieu, et enfin l'utilisation de la série des prix dans trois marchés examinés par le rapporteur à titre d'exemple ;
Considérant que les moyens exposés par l'Académie dans ce dernier mémoire s'analysent en des moyens nouveaux, comme tels irrecevables ;
Sur la qualification d'entente :
Considérant que le comité de rédaction de la série centrale de prix de l'Académie réunit des architectes, que c'est la nature économique de l'activité affectée et non la qualité de l'opérateur ou la forme selon laquelle il intervient qui détermine l'application des règles de concurrence;
Considérant que l'Académie fait valoir qu'elle n'a pas la qualité d'opérateur économique, que les architectes rédacteurs de la série centrale de prix et les membres de l'Académie s'interdisent qu'il soit examiné ou débattu de quelques aspects que ce soit de leurs intérêts professionnels particuliers ;
Considérant qu'elle soutient encore qu'au travers de ses comités de rédaction de la centrale des prix, elle n'a pas formé une entente prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Mais considérant que la qualité d'association de l'Académie ou de celle d'architecte ne participant pas à la rédaction à titre professionnel est insuffisante pour écarter l'applicabilité des règles du droit de la concurrence et de l'article 7 en particulier, dès lors que les travaux de l'Académie au travers la série centrale des prix, réalisés par les professionnels du secteur du bâtiment, sont susceptibles d'affecter l'activité économique des travaux dans le milieu du bâtiment;
Sur la restriction de concurrence :
Considérant qu'aux termes de l'article 7, une entente n'est prohibée que si elle a pour objet ou peut avoir pour effet de restreindre la concurrence sur le marché ;
Considérant que l'Académie soutient que n'est pas démontré l'effet anticoncurrentiel résultant de la publication de la série centrale des prix, pour s'être contenté d'affirmer que de telles pratiques détournent les entreprises de la détermination de leurs propres coûts de revient et facilitent la hausse artificielle des prix ;
Mais considérant qu'un marché concurrentiel est un marché sur lequel les entreprises doivent déterminer le prix de leur prestation de manière individuelle, en fonction de leurs propres coûts, que la série centrale des prix donne des valeurs de référence de prestation constituées de plusieurs éléments de coûts de revient estimés à partir de valeurs moyennes qui ne peuvent être qualifiées de mercuriales;
Considérant qu'en raison de la notoriété et de la simplicité d'utilisation de l'ouvrage, celui-ci est utilisé tant par les maîtres d'ouvrage publics et privés que par les petites et moyennes entreprises, que les prix unitaires des prestations de la série des prix sont reconnus supérieurs aux prix du marché par les professionnels, que sa rédaction tend à inciter chaque entreprise utilisatrice à se détourner d'une appréciation directe de ses propres coûts pour fixer ses prix ;
Que par suite, la publication de la série centrale des prix doit être qualifiée de pratique anticoncurrentielle ayant eu pour objet et pour effet de restreindre la concurrence en incitant les entreprises à déterminer leurs prix en suivant la série centrale des prix et en les empêchant par cela même de calculer individuellement leurs coûts de revient et leurs prix;
Que cette pratique est prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Sur l'application de l'article 10, alinéa 2 :
Considérant qu'aux termes de l'article 10, alinéa 2, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, une pratique anticoncurrentielle au sens de l'article 7 de l'ordonnance bénéficie de l'exemption si les auteurs peuvent justifier que la pratique en cause a pour effet d'assurer le progrès économique, et réserve aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, sans donner aux intéressés la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause ;
Considérant que l'Académie prétend que la série de prix apporte aux opérateurs du marché de la construction une information globale, objective et exhaustive sur la valorisation de plus de 40 000 prestations unitaires de construction données, et selon une méthodologie à la fois plus claire et accessible à tous, qu'elle joue un rôle utile en faveur de la transparence du marché, face à la complexité et à la technicité des travaux de construction et de réfection et qu'elle justifie d'un progrès économique pour le moins proportionnel aux effets anticoncurrentiels purement théoriques ;
Mais considérant sans méconnaître l'intérêt documentaire de la série centrale des prix, qu'il reste que l'utilisation faite des données relatives aux prix, c'est à dire les valeurs de référence moyenne qui la composent, permet aux intéressés, en les empêchant de déterminer individuellement leurs coûts de revient et leurs prix, d'éliminer la concurrence ;
Qu'il s'ensuit que ce moyen doit être rejeté ;
Sur les sanctions :
Considérant qu'aux termes des articles 13 et 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 le conseil peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé et peut infliger une sanction pécuniaire proportionnée à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise, que ces sanctions pécuniaires sont déterminées individuellement pour chaque entreprise et qu'elles ne peuvent excéder 500 000 F dans le cadre de la procédure simplifiée ;
Considérant que la série centrale des prix, anticoncurrentielle en l'état actuel de sa présentation, nécessite d'être modifiée et ne plus contenir de valeurs forfaitaires et moyennes ;
Considérant que la notoriété de l'ouvrage et la durée de la pratique, d'une part, mais prenant compte le but philanthropique de l'association, le montant de ses ressources et les résultats dégagés, d'autre part, il convient d'infliger à l'Académie une sanction pécuniaire de 30 000 F et de lui enjoindre de modifier la rédaction de la série centrale des prix qui ne devra plus contenir pour les éditions ultérieures de valeurs de référence intégrant des valeurs moyennes et des coefficients forfaitaires relatifs aux différents coûts ou des marges bénéficiaires dont le pourcentage est prédéterminé.
Par ces motifs : annule la décision n° 99-D-08 du 2 février 1999 du Conseil de la concurrence; statuant sur les pratiques reprochées : dit que l'Académie d'architecture a enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; enjoint à l'Académie d'architecture de modifier la rédaction de l'ouvrage de la série centrale des prix en ce qu'elle ne devra plus contenir de valeurs de référence intégrant des valeurs moyennes et des coefficients forfaitaires relatifs aux différents coûts ou à la marge bénéficiaire dont le pourcentage est prédéterminé ; inflige une sanction pécuniaire de 30 000 F à l'Académie d'architecture ; condamne la requérante aux dépens.