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Décisions

Conseil Conc., 22 avril 1996, n° 96-D-22

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques mises en œuvre par des entreprises de transport sanitaire lors de la passation de marchés avec différents hôpitaux, et notamment avec le centre hospitalier régional d'Amiens

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport de M. André-Paul Weber, par M. Barbeau, président ; MM. Cortesse, Jenny, vice-présidents.

Conseil Conc. n° 96-D-22

22 avril 1996

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 11 octobre 1993 sous le numéro F 627, par laquelle le ministre de l'économie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par des entreprises de transport sanitaire lors de la passation de marchés avec différents hôpitaux, et notamment avec le centre hospitalier régional d'Amiens ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié pris pour son application ; Vu le Code de la santé publique ; Vu les observations présentées par le centre hospitalier régional d'Amiens, par l'association ATSU-Pivot 80, la SARL Ambulances Autret, la SA Ambulances Delacour, l'EURL Ambulances du Marquenterre, la SARL AB Ambulances, la SARL Ambulances Duverger, par MM. Fradcourt (SOS Ambulances) et Villalpando (Ambulances Sainte-Anne) et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement, le représentant de la SARL Ambulances abbevilloises, de la SARL Ambulances de Conty, de MM. Quequet (Ambulances régionales), Lion Croisier (Ambulance fressennevilloise), de Mines Dauzel d'Aumont (Ambulances de Molliens-Dreuil), Bellegueille (Ambulances Picquigny), Delbrayelle (Ambulances Delbrayelle), de la SARL Ambulances Fourgeroux, de la SARL Ambulances du Vimeu, de l'EURL Ambulances du Marquenterre, de la SA Ambulances Delacour, de la SARL Ambulances Duverger, de MM. Wailly (Ambulances modernes), Castellano (Ambulances Castellano), Haye (Ambulances Haye), Mme Motte (Ambulances du Santerre), M. Villalpando (Ambulances Sainte-Anne) et le président de l'association ATSU-Pivot 80 entendus, la SARL Ambulances des Evoissons, M. Trouillet (Ambulances Trouillet), la SARL Ambulances du Pont, Mme Castelain (Nesle Ambulances), la SARL Péronne Ambulance, la SARL Ambulances de la Bresle, la SARL Ambulances Autret, M. Devaux (Ambulances Devaux), la SARL Ambulances Devauchelle et fils, la SARL Oprea Ambulances-action rapide secours, MM. Fradcourt (SOS Ambulances), Dehostingue (Abeille Ambulances), Mme Gatto (Régionale Ambulance), la SARL Sud Ambulances, la SARL Ambulances Crécéennes et le centre hospitalier régional d'Amiens ayant été régulièrement convoqués ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposes :

Par lettre susvisée, le ministre chargé de l'économie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par des entreprises de transport sanitaire lors de la passation de marchés avec différents hôpitaux. La présente décision a trait aux pratiques relevées à l'occasion d'un marché de transport sanitaire conclu par le centre hospitalier régional d'Amiens avec l'association ATSU-Pivot 80.

I. CONSTATATIONS

A. Les caractéristiques de l'activité

L'activité de transporteur sanitaire privé est très étroitement réglementée. L'article L. 51-2 du Code de la santé publique dispose que toute personne effectuant un transport sanitaire doit avoir été préalablement agréée par le préfet du département.

L'agrément, sa suspension ou son retrait sont délivrés après avis du sous-comité des transports défini par l'article 5 du décret n° 87-964 du 30 novembre 1987. L'avis est donné sur le rapport du médecin inspecteur de la santé après examen des moyens de transport engagés et au vu des observations de l'intéressé.

En application des dispositions de l'article L. 51-3 du Code de la santé publique, le décret du 30 novembre 1987 susmentionné a défini les catégories de moyens de transport affectés aux transports sanitaires, les catégories de personnes habilitées à effectuer des transports sanitaires, leurs missions respectives ainsi que la qualification et la composition des équipages. L'article 13 de ce texte fixe les obligations des ambulanciers en ce qui concerne le service de garde organisé par le préfet pour l'ensemble du département : le titulaire de l'agrément est tenu de participer au service de garde selon un tableau départemental de garde établi en concertation avec les professionnels concernés. Le titulaire de l'agrément qui est de garde doit assurer l'écoute des appels, satisfaire aux demandes de transport, informer le centre de réception et de régulation des appels médicaux, de son départ en mission et de l'achèvement de celle-ci.

La participation à ce service de garde suppose l'organisation de permanences qui sont tenues de nuit (entre 20 heures et 8 heures) ainsi que les dimanches et jours fériés (entre 8 heures et 20 heures). En application des dispositions de la convention collective nationale des transports routiers et des activités auxiliaires du transport du 21 décembre 1950, tout personnel ambulancier soumis à ces astreintes de permanence perçoit, lors de chaque permanence, une indemnité complémentaire équivalant à une heure trente de travail. A cette indemnité d'astreinte s'ajoute la rémunération du temps d'intervention. Le temps d'intervention est calculé sur la base de la durée réelle de l'intervention. Toutefois, toute intervention d'une durée inférieure à une heure équivaut à une heure de travail. En l'absence de toute intervention, l'indemnité de permanence correspond à la valeur de deux heures de travail. Les heures supplémentaires ainsi comptabilisées sont payées, sur la base du salaire réel du bénéficiaire.

Le caractère réglementé de l'activité résulte également des dispositions de l'article L. 51-6 du Code de la santé publique. Dans chaque département, la mise en service de véhicules affectés aux transports sanitaires terrestres est soumise à l'autorisation du représentant de l'Etat. Aucune autorisation n'est délivrée si le nombre de véhicules déjà en service égale ou excède un nombre fixé en fonction des besoins sanitaires de la population.

Enfin, l'article L. 51-4 du Code de la santé publique dispose que les tarifs des transports sanitaires " sont établis par arrêté du ministre chargé de la sécurité sociale et du ministre chargé du budget, de la concurrence et de la consommation ". Les arrêtés interministériels pris en application de ce texte fixent les " tarifs limites des transports sanitaires terrestres " qui déterminent les valeurs maximales du forfait départemental, du tarif kilométrique, du tarif réduit et du forfait agglomération, servant de base au calcul du prix des prestations. Ces mêmes textes prévoient en outre diverses majorations pour les services de nuit (opérés entre 20 heures et 8 heures) et pour les services assurés les dimanches et jours fériés (opérés entre 8 heures et 20 heures). Par ailleurs, l'assurance maladie garantit, entre autres risques : la couverture des frais de transport de l'assuré ou des ayants droit se trouvant dans l'obligation de se déplacer pour recevoir des soins ou subir des examens appropriés à leur état ainsi que pour se soumettre à un contrôle prescrit en application des textes régissant la sécurité sociale.

B. Les faits à qualifier

Le 7 août 1989, une convention a été conclue enlie le centre hospitalier régional d'Amiens et l'association ATSU-Pivot 80. Selon son article 1er, il était prévu que le centre hospitalier ferait appel à l'association " pour tous les transports d'hospitalisés à partir de ses services, justifiant le recours à une ambulance agréée. Pour tous les transports de malades assis, il pourra être fait appel, en priorité aux véhicules légers ". Selon l'article 2 de la convention, étaient cependant exclus du marché " les transports pour lesquels les malades, ou une famille, ont designé une entreprise clans le cadre du libre choix ; les transports dont le degré de médicalisation exige la mise en œuvre des moyens spécialisés du centre hospitalier ... ; les transports que le centre hospitalier ... pourrait être amené à effectuer avec ses moyens propres, sans avoir à en donner des justifications à l'association. Toutefois, pour de tels transports, il sera fait appel à l'association en cas d'impossibilité de répondre à la demande avec les moyens du centre hospitalier ... Dans ce cas, les membres de l'association consentiraient au centre hospitalier ... un rabais d'au moins 10 p. 100 sur le tarif défini par l'arrêté préfectoral ".

Pour sa part, l'association ATSU-Pivot 80 s'engageait " à assurer une permanence d'écoute pour permettre une réception sans défaillance des appels ; à faire exécuter les demandes de transports dans les meilleurs délais, et dans le respect de la réglementation en vigueur ; à faire appel uniquement à des entreprises agréées au sens des décrets du 27 mars 1973 ; à pratiquer le tiers payant ; à prendre toute disposition pour pouvoir communiquer par radiophonie à partir des véhicules avec le central du SAMU du centre hospitalier ".

Sur avis du médecin inspecteur départemental de la santé, le 15 novembre 1989, le directeur départemental des affaires sanitaires et sociales a approuvé la convention conclue entre le centre hospitalier régional et l'association ATSU-Pivot 80. Le 31 janvier 1990, le directeur général du centre hospitalier a informé les services de l'hôpital de la signature de la convention conclue et signalé qu'il leur appartenait " d'appeler exclusivement le central de cette association, chaque fois qu'un malade ou sa famille vous demandera de faire appel à une ambulance, sans précision sur le choix de l'entreprise. Par contre dans le cadre du libre choix garanti au malade ou sa famille, il sera fait appel à l'entreprise désignée par ceux-ci, s'ils en expriment le désir. Les transferts continueront d'être assurés par le service ambulancier du centre hospitalier ... Ce n'est qu'en cas d'indisponibilité des moyens propres du centre hospitalier ... que les transferts pourront être demandés en dépannage, exclusivement à l'association ATSU-Pivot 80 ... ".

Dès sa création, l'association ATSU-Pivot 80 a regroupé l'ensemble des entreprises du département à l'exception des entreprises Ambulances amiénoises, ambulances Joël Cotterel, Ambulance Saint-Martin, Ambulances picardes et Ambulances Bruno Petit. Membres du groupement d'intervention des ambulances amiénois, ces entreprises n'ont alors pas fait acte de candidature auprès de l'association ATSU-Pivot 80.

Par lettre du 16 mai 1990, ces entreprises ont dénoncé auprès du centre hospitalier le fait que l'association ATSU-Pivot 80 se soit " vue attribuer le monopole des transports hospitaliers d'une façon illégale " et ont revendiqué " le rétablissement du tour de garde (sorties et transferts) pour les cinq entreprises, tel qu'il existait auparavant ". Le 6 août 1990, ces entreprises ont informé les services de la direction régionale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes du différend les opposant au centre hospitalier régional.

Par procès-verbal du 13 septembre 1990, le directeur de l'hôpital a déclaré que son " souhait " était que " les ambulanciers qui ne sont pas intégrés à ATSU-Pivot 80 adhèrent à ce groupement, qui apporte toute sécurité et rapidité à nos demandes d'intervention ". Par procès-verbal du 11 janvier 1991, le président de l'association ATSU-Pivot 80, M. Villalpando, a, pour sa part, déclaré que la constitution de l'association avait résulté de la fusion de deux associations antérieurement constituées dans le but de " fournir un service de transports sanitaires efficace au profit de la population ". Ayant " eu connaissance qu'une plainte avait été déposée auprès du service de la concurrence ", M. Villalpando a soutenu s'être " rapproché de cette administration pour avoir connaissance des motifs de la plainte ". A cette occasion, le président a également déclaré inviter " ceux qui se pensent exclus " à rejoindre l'association " suivant les conditions fixées par les statuts et pour autant qu'ils acceptent de se soumettre aux obligations de tous les autres adhérents sans aucune restriction (à savoir monter les gardes préfectorales et celles de l'association, ne pas choisir sa course en fonction de critères de rentabilité, etc.) ". Selon l'article 5 des statuts, le candidat à l'association doit alors être titulaire de l'agrément préfectoral depuis au moins un an et être parrainé par " deux membres actifs de l'association ".

Par procès-verbal du 19 novembre 1992, M. Wailly, exploitant l'entreprise Ambulances modernes, a déclaré qu'à l'occasion de l'assemblée générale de l'association tenue le 20 juin 1992 " les principaux responsables de l'association n'ont pas accepté, sur leur secteur, de nouvelles candidatures, malgré l'opposition d'un certain nombre d'adhérents, dont moi-même qui avais parrainé deux postulants refusés. Pour ce faire, le bureau a proposé de modifier les statuts, et notamment l'article 5 en imposant un parrainage par un membre devant être le plus proche possible, d'un point de vue géographique, du demandeur ". Par procès-verbal d'audition du 5 novembre 1992, le président de l'association a reconnu que l'article 5 des statuts a effectivement été modifié lors de l'assemblée tenue le 20 juin 1992.

II. SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÈDENT, LE CONSEIL

Sur les pratiques :

Considérant, en premier lieu, que le centre hospitalier régional d'Amiens, pour organiser les transports sanitaires de personnes hospitalisées que ses services d'ambulances n'étaient pas en mesure de prendre en charge, a conclu une convention avec l'association ATSU-Pivot 80, regroupant une trentaine d'entreprises de transports sanitaires locales ; qu'il était loisible au centre hospitalier de choisir une telle modalité d'organisation pour ces transports ; qu'il n'est, par suite, pas établi que le centre hospitalier régional d'Amiens, en concluant cette convention, ait mis en œuvre une pratique prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant, en second lieu, que si la constitution par des entreprises de transports sanitaires locales d'une association pour améliorer l'organisation des transports sanitaires, notamment en cas d'urgence, ne constitue pas en soi-même pratique prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le recours à une telle structure ne fait pas obstacle à l'application de ces dispositions, lorsqu'il est établi qu'elle a été utilisée pour mettre en œuvre des pratiques concertées ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de limiter le libre exercice de la concurrence ;

Considérant qu'il n'est pas établi que l'association ATSU-Pivot 80 ait, alors qu'entrait en application la convention signée avec le centre hospitalier régional d'Amiens pour l'exécution des transports de personnes hospitalisées, cherché à limiter le nombre de ses adhérents dans le but de se réserver le marché du centre hospitalier ; qu'ainsi, dès le début de l'année 1991, le président de l'association, ayant pris connaissance de la plainte formée par des entreprises n'ayant jusqu'alors pas été candidates à l'association, a déclaré inviter " ceux qui se pensent exclus " à rejoindre l'association " suivant les conditions fixées par les statuts et pour autant qu'ils acceptent de se soumettre aux obligations de tous les autres adhérents... "

Mais considérant que l'association ATSU-Pivot 80 a, lors de l'assemblée générale tenue le 20 juin 1992, modifié l'article 5 de ses statuts, qui prévoit dorénavant que : " A la demande d'adhésion, il faut joindre le parrainage d'un membre actif de l'association qui devra être le plus proche possible géographiquement du demandeur " ; qu'une telle clause, qui subordonne l'adhésion d'une nouvelle entreprise de transports à l'accord d'un concurrent immédiat, a pour objet et peut avoir pour effet de réduire le nombre des opérateurs susceptibles de participer au marché des transports de personnes hospitalisées du centre hospitalier régional d'Amiens; qu'ainsi l'association ATSU-Pivot 80 a contrevenu aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Sur les sanctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos " ; qu'en application de l'article 22, alinéa 2, de la même ordonnance, la commission permanente peut prononcer les mesures prévues à l'article 13, les sanctions infligées ne pouvant, toutefois, excéder 500 000 F pour chacun des auteurs des pratiques prohibées ;

Considérant que la modification en 1992 de l'article 5 des statuts de l'association avait pour objet et a pu avoir pour effet de limiter l'exercice de la concurrence entre les entreprises contribuant au marché des transports sanitaires du centre hospitalier régional d'Amiens ; qu'il y a lieu toutefois de tenir compte du fait que les membres de l'association ATSU-Pivot 80 n'intervenaient qu'au cas où le centre hospitalier régional d'Amiens, qui dispose d'un parc important de véhicules sanitaires, ne pouvait assurer par ses propres moyens les transports des malades ;

Considérant que le montant des ressources de l'association ATSU-Pivot 80 est élevé à 134 266 F au cours de l'exercice clos le 31 décembre 1994, dernier exercice clos disponible ; qu'en fonction des éléments, tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 10 000 F,

Décide :

Article 1er : - Il est enjoint à l'association ATSU-Pivot 80 de supprimer la clause de parrainage introduite à l'article 5 de ses statuts.

Article 2 : - Il est infligé une sanction pécuniaire de 10 000 F à l'association ATSU-Pivot 80.