CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 16 avril 1996, n° FCEC9610099X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ligue Nationale de Football
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bargue
Avocat général :
M. Jobard
Conseillers :
M. Perie, Mme Kamara
Avoué :
SCP d'Auriac Guizard
Avocats :
Mes Appietto, Moyersoen.
Saisie par la Ligue nationale de football (ci-après la LNF), sur le fondement de l'article 12 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, d'un recours contre la décision du Conseil de la concurrence n° 96-MC-02 du 30 janvier 1996 qui, retenant sa compétence pour se prononcer sur les pratiques mises en œuvre par la LNF pour l'informatisation de la billetterie des matchs organisés par les clubs de division 1 et 2, a rejeté la demande de mesures conservatoires formée par la société Datasport, la cour statue sur le déclinatoire de compétence présenté devant elle par le préfet de la région d'Ile-de-France.
Référence étant faite à la décision entreprise pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, il est rappelé que la Fédération française de football (FFF), agréée par le ministre chargé des sports, participe à l'exécution d'une mission de service public, définie à l'article 16 de la loi n° 84-610 du 16 juillet 1984 relative à l'organisation et à la promotion des activités physiques et sportives, et a, en application de l'article 17 de ladite loi, reçu délégation du ministre pour organiser les compétitions sportives.
La FFF a délégué la gestion du football professionnel à la LNF qui est chargée d'organiser les championnats de France de 1re et de 2e division et de toute autre compétition de son ressort concernant les clubs professionnels.
Dans le cadre de cette mission de service public exercée par délégation de la FFF, la LNF a édicté un règlement des championnats de France dont l'article 364 prévoit que: " Les clubs doivent utiliser pour chaque catégorie de places des carnets à souche de tickets numérotés fournis ou autorisés par la Ligue nationale de football. "
La FFF et la LNF ayant mené depuis 1991 une réflexion sur l'informatisation de la billetterie des manifestations de football, trois entreprises privées ont élaboré des systèmes tenant compte des exigences spécifiques du marché en cause. Le système créé par la société Monacosoft a été implanté au stade de Monaco, celui de la société SEI au stade de Toulouse et celui de la société Datasport au Parc des Princes pour les matchs du Paris - Saint-Germain Football-Club.
Puis, aux termes d'un contrat du 16 juin 1993, la LNF a conclu avec la société Monacosoft un contrat par lequel cette dernière lui a cédé les droits liés à l'utilisation et à la reproduction de son logiciel de gestion de billetterie, développé sous le nom Ticketfoot.
Enfin, par lettre du 2 mai 1994, la LNF a adressé aux présidents des clubs de 1er et de 2ème division un extrait du procès-verbal de la réunion tenue le 21 avril 1994 par son conseil d'administration qui " confirme, tenant compte des dérogations accordées à Toulouse et au Paris - Saint-Germain, sa décision de n'autoriser l'exploitation que du seul système Ticketfoot pour la gestion et l'édition informatisée de la billetterie des compétitions disputées par les clubs de la LNF et de celtes jouées sur le site que ceux-ci utilisent habituellement ".
C'est dans ces conditions que, par lettres enregistrées les 15 et 22 décembre 1995, la société Datasport a saisi le Conseil de la concurrence (ci-après le Conseil) des pratiques mises en œuvre par la LNF qu'elle estime anticoncurrentielles, et a sollicité le prononcé de mesures conservatoires, alléguant que le fait pour la LNF d'avoir, par délibération de son conseil d'administration du 21 avril 1994, confirmé sa décision arrêtée au printemps 1993 d'autoriser les clubs de 1re et de 2e division à utiliser exclusivement pour informatiser leur billetterie le logiciel Ticketfoot dont elle a acquis les droits d'exploitation selon contrat conclu le 16 juin 1993 avec la société Monacosoft, a pour effet d'entraver l'accès d'autres fournisseurs au marché du logiciel informatique de billetterie et constitue un abus de position dominante, limitant les débouchés, les investissements et le progrès technique dans le secteur d'activité considéré.
Relevant que la fourniture aux clubs de football d'un logiciel assurant l'informatisation de la billetterie des manifestations sportives s'analyse, au sens de l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, en une activité de distribution ou de service détachable de l'exercice des prérogatives de puissance publique de la LNF, le Conseil a, aux termes des motifs de sa décision, rejeté l'exception d'incompétence soulevée par cette dernière et, dans son dispositif, estimant que n'était pas établie la preuve d'une atteinte grave et générale à l'économie, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante, il a rejeté la demande de la société Datasport tendant à ce que, à titre conservatoire, il soit fait injonction à la LNF, d'une part, de mettre fin à l'interdiction faite aux clubs de divisions 1re et 2e d'utiliser un autre système que celui développé par elle sous l'appellation Ticketfoot, d'autre part, de ne pas s'opposer aux choix des clubs de s'équiper d'un autre système.
La LNF, requérante, demande à la cour de:
Vu la loi des 16 et 24 août 1790, article 13, titre III, et le décrêt-loi du 16 fructidor an III;
Vu la loi n° 84-610 du 16 juillet 1984 relative à l'organisation et à la promotion des activités physiques et sportives, modifié notamment en ses articles 16, 17 et 18-1 ainsi que ses décrets d'application;
Relever son incompétence en raison de la matière;
Déclarer le Conseil et les tribunaux de l'ordre judiciaire incompétents au profit des juridictions de l'ordre administratif pour connaître des demandes de la société Datasport, ces dernières trouvant leur fondement dans la mise en œuvre de l'article 364 nouveau de son règlement des championnats de France de 1re et de 2e division, ledit règlement ayant la nature d'un acte administratif; en conséquence, dire irrecevables les demandes de la société Datasport, étant observé que le traité de Rome est sans application en la présente espèce;
Subsidiairement et pour le cas où, par impossible, il serait considéré que le Conseil était incompétent, juger que, même lorsqu'il s'agit de mesures conservatoires, les dispositions de l'article 10 de l'ordonnance sont applicables et, en conséquence, au visa soit du 1er, soit du 2e dudit article, dire que les pratiques invoquées par la société Datasport ne sont pas soumises aux dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance, et en conséquence déclarer celle-ci irrecevable en toutes ses prétentions ;
Subsidiairement encore, faire application des dispositions de l'article 27 de l'ordonnance, la réglementation prise par elle sur le contrôle et la maîtrise de la billetterie datant de plus de trois ans à la date à laquelle Datasport a agi, la modification de la mise en œuvre de la billetterie elle-même, à une date de moins de trois ans par rapport à la saisine du Conseil, n'étant pas de nature à modifier le principe de l'application du texte précité;
Déclarer dès lors la société Datasport irrecevable en ses prétentions ;
Plus subsidiairement encore, vu l'article 100 du NCPC, et au constat de la saisine préalable par la société Datasport du Tribunal de grande instance de Paris aux mêmes fins que la saisine du Conseil, dire irrecevable la demande de la société Datasport en ce qu'elle a été portée devant cette dernière juridiction;
En toute hypothèse, déclarer le recours de la société Datasport hors délai comme formé plus de dix jours après la notification de la décision du Conseil ;
La société Datasport prie la cour de juger le Conseil et les juridictions de l'ordre judiciaire compétents pour connaître de ses demandes aux motifs que l'article 364 du règlement des championnats de France vise seulement l'hypothèse d'une billetterie manuelle, à l'exclusion de tout système informatisé, que le contrat passé par la LNF avec la société Monacosoft est une convention de droit privé, qu'en ayant acquis les droits d'exploitation du logiciel développé sous l'appellation Ticketfoot pour l'imposer aux clubs de division 1 et division 2, la LNF agit comme son concurrent direct, que l'attitude incriminée de la requérante s'inscrit ainsi dans le cadre d'une activité de commerce de prestation de services et de distribution de logiciels et qu'elle entre donc dans le champ d'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 tel que défini par son article 53.
Par voie d'appel incident, alléguant que la décision de la LNF tend à restreindre l'accès aux marchés de l'informatisation de la billetterie des matches de football, de la maintenance informatique et du matériel informatique et que l'atteinte à la concurrence portée par la ligue est particulièrement grave et justifie des mesures urgentes, elle requiert qu'en application de l'article 12 de l'ordonnance il soit ordonné à la LNF, d'une part, de mettre fin à l'interdiction d'employer pour la gestion et l'édition informatisée de la billetterie des compétitions qu'ils disputent, comme de celles jouées sur le site qu'ils utilisent habituellement, un autre système que celui développé par la LNF sous l'appellation Ticketfoot, d'autre part, de ne pas s'opposer au libre choix que pourraient faire les clubs de première et deuxième division en vue de s'équiper d'un système permettant la gestion et l'édition informatisée de la billetterie des compétitions qu'ils disputent à domicile, sous réserve de respecter les contraintes liées à l'exercice d'un contrôle des recettes et des entrées par la LNF, enfin, de transmettre à tous les clubs de division 1 et division 2 le texte intégral de la décision à intervenir dans un délai de huit jours francs à compter de la date de sa réception.
Le ministre de l'économie et des finances conclut à la confirmation de la décision du Conseil en ce qu'il s'est reconnu compétent pour connaître des faits dont il a été saisi par la société Datasport dès lors qu'en l'espèce la LNF agit en tant que prestataire de services auprès des clubs de football sur le marché des logiciels de billetterie, que les dispositions de l'article 364 du règlement administratif de la LNF sont étrangères à la pratique incriminée, laquelle ne ressortit pas à l'exercice d'une prérogative de puissance publique puisque, en imposant aux clubs l'acquisition de son propre logiciel de billetterie, la ligue s'est livrée à un acte de gestion privée détachable de ses prérogatives de puissance publique.
Il a, dans ses observations écrites, prié la cour de faire droit à la demande de mesures conservatoires formulée par la société Datasport, estimant que l'exemptabilité de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne peut être examinée qu'après une instruction de l'affaire au fond, que la saisine du tribunal de grande instance de Paris par la société Datasport, qui sollicite l'allocation de dommages-intérêts, ne se confond pas avec la présente instance aux fins de mesures conservatoires et que, si le Conseil a justement considéré que la société Datasport ne justifie pas d'un préjudice grave et immédiat résultant des pratiques imputées à la LNF, en revanche, l'accès au marché concerné se ferme rapidement et que la disparition prévisible de toute concurrence constitue une atteinte grave et immédiate, au secteur en sorte que la société Datasport subit un préjudice futur mais certain et que l'absence de mesures conservatoires aurait pour conséquence de priver d'effet utile toute décision au fond.
Toutefois, oralement, il estime que, la compétence de la cour une fois admise, le recours de la LNF, qui n'a trait qu'à cette question de compétence, devra être rejeté comme dépourvu d'objet et que le recours incident de la société Datasport est irrecevable comme n'ayant pas été formé dans les dix jours suivant la notification de la décision du Conseil.
Le Conseil de la concurrence rappelle qu'indépendamment de la nature des organismes en cause il lui appartient d'apprécier le caractère anticoncurrentiel de toutes pratiques qui entrent dans le champ d'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 tel qu'il est fixé par son article 53; que si les fédérations sportives, en application de l'article 16 de la loi du 16 juillet 1984 et à condition d'avoir adopté des statuts types définis par décret en Conseil d'Etat, "participent à l'exécution d'une mission de service public " au titre de laquelle elles sont chargées notamment de promouvoir l'éducation par les activités physiques et sportives, de développer et d'organiser la pratique des activités physiques et sportives, ces dispositions ne sauraient faire échapper l'ensemble de leurs activités aux règles de l'ordonnance précitée; que la fourniture aux clubs d'un logiciel, assurant l'informatisation de la billetterie des manifestations sportives du championnat de France constitue une activité de distribution ou de service détachable de l'exercice de ses prérogatives de puissance publique.
Aux termes de son déclinatoire de compétence, le préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, fait valoir que le présent litige met en cause l'exercice d'une prérogative de puissance publique par la LNF, laquelle n'intervient pas sur le marché des logiciels comme une personne privée abusant d'une position dominante; que la mise en œuvre d'une billetterie informatisée constitue simplement un mode d'exécution différent de l'article 364 du règlement des championnats de France, qui a le caractère d'un acte administratif et dont la légalité ne saurait être appréciée par le juge judiciaire. Il en conclut que la compétence de la juridiction judiciaire doit, en conséquence, être déclinée au profit de la juridiction administrative pour apprécier la légalité de l'usage fait par la LNF de ses prérogatives de puissance publique en vue d'imposer un logiciel informatique de billetterie aux clubs de 1re et de 2e division.
Le commissaire du Gouvernement, ministre de l'économie et des finances, répond qu'en imposant aux clubs de football l'acquisition de son propre logiciel de billetterie, la LNF s'est livrée à un acte de gestion privée et que les dispositions de l'article 364 du règlement administratif de la ligue sont étrangères à la pratique incriminée.
Le ministère public a conclu au rejet du déclinatoire de compétence.
Sur quoi, LA COUR :
Considérant que les règles définies à l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence s'appliquent, selon son article 53, à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques;
Considérant que si la LNF, association régie par la loi du 1er juillet 1901, participe par délégation de la FFF, en application des articles 16 et 17 de la loi du 16 juillet 1984 relative à l'organisation et à la promotion des activités physiques et sportives, à l'exécution d'une mission de service public, les actes et décisions pris pour l'accomplissement de cette mission ne ressortissent à la compétence de la juridiction administrative que pour autant qu'ils constituent l'exercice d'une prérogative de puissance publique;
Qu'il n'en est pas ainsi du contrat de cession des droits liés à l'utilisation et à la reproduction du logiciel de gestion de billetterie ticketfoot qu'elle a conclu le 16 juin 1993 avec la société Monacosoft ni, par voie de conséquence, de la délibération de son conseil d'administration du 21 avril 1994 de n'autoriser l'exploitation par les clubs de 1re et de 2e division que de ce seul système;
Qu'en effet en imposant aux clubs l'utilisation de son propre logiciel de billetterie la LNF se comporte comme un offreur et un opérateur économique sur le marché de la billetterie informatisée destinée aux clubs de football, agissant en concurrence avec d'autres entreprises, sans qu'aucune considération de sécurité des rencontres ou de lutte contre d'éventuelles "caisses noires " puisse justifier ce procédé, le nécessaire contrôle de la ligue sur les clubs étant susceptible d'être mis en œuvre par tout moyen technique adapté, étant au surplus observé qu'aux termes de l'article 4-3 du contrat litigieux il est prévu que la LNF percevra une redevance, dont elle rétrocédera la moitié à Monacosoft, pour l'utilisation du logiciel sur les sites dont il s'agit dans le cadre de manifestations extra-contractuelles pouvant se dérouler sur lesdits sites, autres que les rencontres de football organisées par la LNF, la FFF, l'UEFA ou la FIFA, une telle stipulation apparaissant sans aucun lien avec les prérogatives de puissance publique alléguées par la requérante;
Que l'article 364 du règlement des championnats de France, qui fait obligation aux clubs de n'utiliser que des carnets à souche numérotés fournis ou autorisés par la LNF, est étranger à la billetterie informatisée et n'a pas pour conséquence nécessaire et directe de permettre à la ligue d'imposer aux clubs l'usage d'un logiciel dont elle a acquis les droits d'exploitation ;
Considérant que de ce qui précède il résulte que la fourniture par la LNF aux clubs d'un logiciel assurant l'informatisation de la billetterie des manifestations sportives constitue une activité de distribution ou de service détachable de l'exercice des prérogatives de puissance publique de la ligue ;
Qu'il convient en conséquence de rejeter le déclinatoire de compétence ;
Considérant que la cour ne pouvant, sans méconnaître les dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du Ier juin 1828, statuer au fond sans avoir respecté un délai de quinze jours à compter de la réception par le préfet de la décision rejetant le déclinatoire de compétence, il convient de renvoyer la présente affaire pour son examen au fond.
Par ces motifs : Rejette le déclinatoire de compétence présenté par le préfet de la région d'Ile-de-France, préfet de Paris, le 5 mars 1996; Renvoie l'affaire à l'audience du 14 mai 1996, à 9 h 30, dans les locaux de la première chambre de la cour; Réserve les dépens.