Conseil Conc., 8 décembre 1992, n° 92-D-66
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Passation du marché de construction d'un pont sur la Durance à hauteur de Mirabeau
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Adopté sur le rapport de M. Paître, par M. Béteille, vice-président, présidant en remplacement de M. Pineau, vice-président, empêché, MM. Blaise, Cabut, Cortesse, Gaillard, Sargos, Urbain, membres.
Le Conseil de la concurrence (section 2),
Vu la lettre enregistrée le 2 juillet 1990 sous le numéro F 322 par laquelle le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre en 1988 par diverses entreprises lors de la passation du marché de reconstruction d'un pont sur la Durance à hauteur de Mirabeau ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application ; Vu les observations présentées par les parties et le commissaire du Gouvernement°; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les sociétés Baudin-Châteauneuf, Bec frères, Campenon-Bernard, Chagnaud, Chantiers modernes, Dodin Sud, GTM-BTP, Pascal, Quillery, Richard Ducros et Spie Méditerranée entendus, les autres parties ayant été régulièrement convoquées ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés :
I. CONSTATATIONS
A. Le marché
Un marché a été passé en 1988 pour la construction d'un nouveau pont permettant à la route nationale n° 96 de franchir la Durance à hauteur de Mirabeau, à l'initiative de l'Etat, maître d'ouvrage et maître d'œuvre ; les travaux devaient comprendre, outre la réalisation de l'ouvrage d'art proprement dit (tabliers et piles), les terrassements, les chaussées et la démolition du pont suspendu existant.
S'agissant du tablier du pont, deux solutions techniques ont été envisagées, les travaux d'ensemble étant répartis en deux ou trois lots suivant le cas :
- la première solution, consistant en une poutre formée par la juxtaposition de caissons monocellulaires en béton assemblés par poussage et précontrainte, ne faisait appel qu'à des compétences en génie civil ; dans cette hypothèse, les travaux étaient répartis entre un lot principal comprenant l'ouvrage d'art, les terrassements, les chaussées et les équipements, et un lot accessoire comprenant la démolition du pont suspendu ;
- la seconde solution consistant en une ossature mixte associant, d'une part, une charpente constituée de deux poutres métalliques, d'autre part, une dalle de couverture en béton armé supposait des compétences en génie civil et en construction métallique ; dans le cadre de cette solution, les travaux étaient répartis entre un lot principal comprenant l'ouvrage d'art (sauf la partie métallique), les terrassements, les chaussées et les équipements, un lot accessoire n° 1 comprenant la partie métallique et un lot accessoire n° 2 comprenant la démolition du pont suspendu.
Deux options architecturales étaient par ailleurs envisagées concernant les piles du pont : ou bien trois piles dites " marteau ", chacune constituée de deux colonnes rapprochées, coiffées en leur sommet par un élément sur lequel le tablier devait prendre appui, ou bien trois piles dites " double ", constituées de deux colonnes plus écartées sur le sommet desquelles le tablier devait directement prendre appui.
Le règlement particulier d'appel d'offres (annexe IV du rapport) prévoyait que dans le cadre de chacune des deux solutions envisagées les offres pouvaient être présentées soit par une entreprise intervenant seule, soit par un groupement d'entreprises, chaque membre du groupement intervenant pour un lot et ignorant le montant des offres des autres membres (procédure dite du " Val-de-Marne "). Dans chaque groupement constitué pour présenter une offre dans le cadre de la deuxième solution, l'entreprise de génie civil était mandataire ; de ce fait, et par application de l'article 46 du Code des marchés publics, il lui était impossible, à la différence de l'autre membre du groupement, spécialisé en construction métallique, de participer à un autre groupement.
L'offre d'un groupement devait comprendre, d'une part, un engagement signé par toutes les entreprises mentionnant sous forme de pourcentage du montant des travaux les frais communs du groupement, d'autre part, les offres afférentes aux différents lots présentées sous pli séparé. Les offres relatives au lot principal devaient comprendre un chiffrage des options " Pile marteau " et " Pile double ".
Les offres devaient être accompagnées d'un bordereau de prix unitaires et forfaitaires (certains prix devant faire l'objet de justifications particulières), d'un détail estimatif et d'un mémoire justificatif des dispositions que l'entrepreneur se proposait d'adopter pour l'exécution des travaux ; elles devaient compléter, sur certains points, le cahier des clauses techniques particulières et pouvaient, sur certains autres points, proposer des variantes.
B. Les résultats de l'appel d'offres et de la négociation
La première solution, pour laquelle avaient été retenues les candidatures de sept entreprises et de deux groupements, dont l'un associait les entreprises Pascal, Lafond-Laville, Chagnaud et Guintoli, n'a suscité qu'une offre, formulée par GTM BTP en entreprise générale pour des montants de 34 871 902,33 F TTC (option " Pile marteau ") et de 34 216 388,24 F TTC (option " Pile double "), très supérieurs à l'évaluation de l'administration qui s'établissait à 23 555 808 F TTC ; l'offre n'était pas accompagnée des sous-détails de prix exigés par le règlement d'appel d'offres.
La seconde solution, pour laquelle avaient été retenues les candidatures de Baudin-Châteauneuf intervenant en entreprise générale et de douze groupements, a finalement suscité :
- une offre de Baudin-Châteauneuf en entreprise générale ;
- une offre de Sogéa, chiffrée pour le lot principal et la partie commune à tous les lots, mais qui n'était pas accompagnée de l'offre de Schmid relative au lot accessoire n° 1, alors que les deux entreprises devaient intervenir en groupement ;
- une offre de GTM BTP chiffrée pour la partie commune à tous les lots et pour le lot principal, accompagnée d'un offre relative au lot accessoire n° 1 établie par Baudin-Châteauneuf, mais par référence au groupement qu'elle formait par ailleurs avec Chagnaud ;
- six offres de groupements (mandataire cité en premier, entreprise en charge du lot métallique citée en dernier) : Pascal / Lafond-Laville / J. Richard-Ducros ; Dodin / J. Richard Ducros ; Citra-Méditerranée / Schmid ; Campenon Bernard / J. Richard Ducros ; Chantiers Modernes / CMS ; Chagnaud / Guintoli / Baudin-Châteauneuf.
Le montant de ces offres était, essentiellement du fait des travaux de génie civil, très supérieur au montant prévisionnel de l'administration, qui s'établissait à 21 265 517 F.
Le groupement Pascal était moins-disant, avec une offre s'établissant à 26 478 582, 63 F TTC pour l'option " Pile double ", et à 26 509 287, 58 F TTC pour l'option " Pile marteau " ; le groupement Chagnaud se classait en seconde position, avec une offre de 27 544 796, 43 F TTC pour l'option " Pile double ", et 27 575 501, 37 F TTC pour l'option " Pile marteau " ; les mandataires de ces deux groupements ont présenté, pour le lot principal et le lot accessoire n° 2, des offres identiques, s'agissant des prix, des sous-détails de prix, des mémoires techniques ou d'une variante portant sur un aménagement des fondations°; en revanche, les frais communs n'étant pas chiffrés pour le même montant, l'offre signée par Chagnaud était légèrement supérieure (de 1,29 p. 100) à l'offre de Pascal ; l'écart entre les deux groupements s'est encore creusé du fait que Baudin-Châteauneuf, intervenant en qualité d'entreprise de constructions métalliques au sein du groupement Chagnaud, a présenté au titre du lot accessoire n° 1 une offre chiffrée à 4 948 229 F TTC, alors que l'offre correspondante de J. Richard-Ducros dans le cadre du groupement Pascal ne s'élevait qu'à 4 178 515, 20 F TTC.
Les autres entreprises de génie civil qui ont répondu à l'appel d'offres n'ont pas joint les sous-détails de prix dont leurs offres auraient dû être accompagnées en application du règlement.
L'appel d'offres a été déclaré infructueux le 3 août 1988 ; en application du deuxième alinéa de l'article 103 du Code des marchés publics, il a été décidé de passer un marché négocié sur la base d'un dossier identique à celui de l'appel d'offres, la solution mixte combinant poutres métalliques et dalle de béton étant, désormais, seule envisagée. Ont été consultés, d'une part, les trois groupements moins-disants à l'issue de la phase d'appel d'offres (Pascal / Lafond-Laville / J. Richard-Ducros, Chagnaud / Guintoli / Baudin-Châteauneuf et GTM BTP / Baudin-Châteauneuf), d'autre part, trois groupements qui, bien que retenus, ne s'étaient pas manifestés lors de l'appel d'offres (Quillery / CFEM, Adam / Borie-SAE / J. Richard-Ducros, et Bec frères / J. Richard-Ducros), enfin un groupement, formé de l'entreprise de génie civil Giraud et de J. Richard-Ducros, qui n'avait pas été consulté dans le cadre de l'appel d'offres. Le 26 août 1988, à l'issue de la consultation, l'offre globalement moins-disante était celle du groupement Giraud, s'établissant à 24 636 164 00 F. TTC pour l'option " Pile double " et à 24 736 018,00 F TTC pour l'option " Pile marteau ". Suite à de nouvelles propositions des deux groupements moins-disants pour l'option " Pile double " le 31 août 1988, le groupement Giraud / J. Richard-Ducros, auquel a été adjointe la société Nord-France Entreprise, s'est vu notifier le marché le 15 novembre 1988, pour un montant de 23 868 264,83 F TTC.
C. Les déclarations et documents recueillis
1. Lors de son audition (annexe IX du rapport), M. Cornuel, ingénieur chargé des études auprès de l'entreprise Chagnaud, a notamment déclaré : " ... J'ai communiqué à l'entreprise Pascal [...] la variante fondations concernant la solution ossature mixte du projet mise au point par l'entreprise Chagnaud afin qu'il puisse la présenter dans son offre [...] L'ensemble des éléments de l'offre bordereau des prix unitaires et forfaitaires, détails estimatifs, sous-détails de prix unitaires ont été communiqués par l'agence à l'entreprise Pascal afin qu'elle puisse élaborer son offre. Le but recherché était que les deux entreprises présentent le même prix pour le génie civil, étant donné qu'elles étaient déjà associées dans le cadre du groupement Chagnaud / Pascal / Guintoli / Lafond-Laville si l'une d'entre elles avait été retenue, les travaux auraient été traités en commun " ; M. Joseph Pascal-Suisse, gérant de l'entreprise. Pascal, a confirmé lors de son audition (annexe X du rapport) que des discussions avaient eu lieu avec le bureau de Marseille de l'entreprise Chagnaud, " notamment pour comparer les études de génie civil effectuées et pour faire une proposition identique ", ajoutant qu'" il était prévu, sans accord écrit, qu'au cas où l'une des deux entreprises obtiendrait le marché l'autre effectuerait la moitié des travaux ".
2. Ont été saisies le 29 juin 1989 au siège de la société Pascal (annexe XI du rapport) :
- une télécopie transmise par l'entreprise Chagnaud, dont le bordereau de transmission, daté du 24 août 1988, porte en objet : " Pont Mirabeau - résumé de ce qui a été arrêté hier au soir à Marseille " ; la feuille transmise comporte, sous l'intitulé " Pont Mirabeau " (avec, en haut à droite, l'indication " 23.8.88 "), la mention " base : 19,6 MF HT ", suivie d'un chiffrage des moins-values pouvant résulter d'économies sur différents postes de génie civil et de variantes concernant les fondations et l'allongement du pont (pp. 236 et 237 du rapport) ;
- parmi des documents agrafés, d'une part, une feuille quadrillée comportant, au recto, la mention " Suppression culée Chagnaud 635 000 ", chiffre qui correspond à celui indiqué, en regard de la mention " Variante allongement du pont ", sur le document transmis par Chagnaud et, au verso, la date du 23 août 1988 (en rouge) ainsi qu'un calcul de prix rédigé partie au crayon, partie à l'encre rouge (pp. 238 et 239 du rapport), d'autre part, une feuille quadrillée comportant des calculs à la suite de la mention " Variante complémentaire (suppression culée R D) " et, en milieu de page, de part et d'autre d'un trait vertical, la mention des entreprises Chagnaud et Pascal avec, en regard ou au-dessous de chaque nom, d'autres éléments de calculs (p. 240 du rapport).
3. Un protocole intervenu le 20 juillet 1988 entre les entreprises Baudin-Châteauneuf et Chagnaud pour régler les modalités de leur collaboration au sein de leur groupement a été saisi au siège de Baudin-Châteauneuf (annexe XII du rapport) ; l'article 2 de cet accord stipule que " le présent protocole vaut contrat d'exclusivité réciproque, chaque partie s'interdisant formellement de soumettre des offres, soit seule, soit en association avec d'autres entreprises, même en qualité de sous-traitant ". A été saisi dans les mêmes conditions (p. 241 du rapport) une note manuscrite qui comporte, sous l'intitulé " Pont Mirabeau ", trois paragraphes ainsi libellés : " Offre à Chagnaud sous pli cacheté exclusivité (ce dernier mot souligné) " ; " Offre à GTM en accord avec Chagnaud qui se fait couvrir par GTM " ; " Offre BC/BC couverture de Chagnaud " M. Muset, ingénieur chargé d'études à la division des ponts métalliques et ouvrages spéciaux de l'entreprise, a reconnu avoir rédigé cette note à la date " du 21 ou du 22 juillet 1988 ", et confirmé que Chagnaud avait donné son accord à la présentation par Baudin-Châteauneuf d'une offre en groupement avec GTM BTP en considération de ce que " GTM sera plus cher " (le procès-verbal de l'audition est en annexe XIII du rapport).
4. Lors de la visite de l'agence marseillaise de Chagnaud, les enquêteurs ont saisi la photocopie d'une feuille quadrillée comportant des mentions manuscrites (par suite d'une erreur de manipulation, la pièce n'a pas figuré en annexe XIV du rapport, comme il était prévu ; elle a en conséquence donné lieu à une notification complémentaire le 20 août 1992). Figurent sur ce document, d'une part, des chiffres, répartis sur treize lignes, numérotées de 0 à 12, et quatre colonnes, les deux premières intitulées " Pile marteau " et " Pile double ", les deux suivantes intitulées " Marteau " et " Double ", d'autre part, au début des lignes, à l'exception de la ligne numérotée 0, la mention, complète ou abrégée, d'entreprises de génie civil dont la candidature avait été retenue en vue de répondre à l'appel d'offres du pont de Mirabeau.
Les chiffres de la ligne numérotée 0 sont égaux, à la centaine de francs près, au montant des offres de l'entreprise Chagnaud, pour les deux options, dans le cadre de la deuxième solution ; les chiffres qui figurent, dans les deux premières colonnes, sur les lignes 4, 5, 6, 9 et 10, qui débutent respectivement par les mentions " Citra ", " CB ", " CM ", " Baudin-Châteauneuf " et " Dodin ", correspondent exactement au montant des offres présentées dans le cadre de la seconde solution, pour les frais communs, le lot principal et le lot accessoire n° 2, par les entreprises Citra-Méditerranée, Campenon-Bernard, Chantiers modernes, Baudin-Châteauneuf et Dodin.
La ligne numérotée 3 débute par la mention " GTM ", suivie, dans les deux premières colonnes, de montants supérieurs aux offres de GTM BTP en réponse à l'appel d'offres dans le cadre de la seconde solution (les écarts sont de 568 703 F et de 575 015 F) et, dans les deux dernières colonnes, de montants également supérieurs aux offres de GTM BTP en entreprise générale dans le cadre de la première solution de base, mais dans une moindre proportion (les écarts sont de 30 800 F dans un cas, de 118 088 F dans l'autre). La ligne numérotée 8 débute par la mention " Sogéa ", suivie, dans les deux premières colonnes, des chiffres qui sont largement supérieurs aux offres de l'entreprise Sogéa dans le cadre de la deuxième solution (les écarts sont de 1 129 717 F et de 825 525 F).
Enfin, la comparaison avec les offres des montants qui figurent sur les lignes nos 2 et 12 (précédées respectivement des mentions " Bec " et " Quil ") et sur les lignes numérotées 1 et 11 ne fait apparaître aucune coïncidence ; les entreprises de génie civil Bec frères, Quillery, Borie SAE et Bouygues, dont la candidature avait été retenue pour répondre à l'appel d'offres dans le cadre de la seconde solution en groupement avec des entreprises de construction métallique, ne se sont finalement pas manifestées.
M. Laréal, ingénieur d'études de prix de Pascal, a été entendu à propos de ce document (annexe XV du rapport) ; il précise qu'il a reporté sur le tableau les montants chiffrés qui y figurent (sauf ceux de la ligne numérotée O), mais non les autres mentions, et se déclare incapable de préciser la date à laquelle il a établi le document. M. Cornuel, ingénieur d'études de prix de Chagnaud, a, pour sa part, déclaré aux enquêteurs lors de l'audition déjà citée (annexe IX du rapport) que le document, communiqué par l'entreprise Pascal " après la dévolution des travaux ", avait permis à Chagnaud d'apprécier sa position par rapport à celle de ses concurrents.
5. Ont été saisies le 29 juin 1989 au siège de la société Pascal deux pièces, constituées de plusieurs feuilles agrafées ensemble (annexe XVI du rapport).
La pièce n° 1 débute par une feuille quadrillée qui comporte des mentions manuscrites au crayon : tout d'abord la mention " A l'attention de M. Goyet ", avec, en dessous, " télécopie 42-61-81-09 " suivie de l'indication " prévoir en variante moins-value sur le prix n° 425 = parement en préwi au lieu de préfa 1 000 m2 à 200 = 200 000 F (HT ", et l'application de cette moins-value à des totaux hors taxe égaux à ceux figurant au bas d'un récapitulatif, également rempli au crayon, qui se trouve en dernière page de la pièce ; entre ces deux documents, est inséré un détail estimatif complet (dans lequel apparaît un prix n° 425 qui est relatif aux parements des culées, avec une superficie de 1 000 mètres carrés).
La pièce n° 2 débute par une feuille blanche, verso d'une page de garde de formulaire de détail estimatif de l'opération du pont de Mirabeau, qui comporte la mention manuscrite, au crayon, " A l'attention de M. Roger " ; cette première feuille est suivie d'un détail estimatif complet et d'un récapitulatif, remplis au crayon.
M. Gabriel Di Stéphano, conducteur de travaux chargé des études d'ouvrages d'art chez la société Pascal, entendu par les enquêteurs le 5 septembre 1989 (annexe XVII du rapport), a reconnu avoir rédigé en partie les détails estimatifs des deux pièces saisies.
L'offre formulée par la société Bec frères en août 1988, accompagnée d'un détail estimatif en tous points comparable à celui de la pièce n° 1 (annexe XVIII du rapport), a consisté en l'application d'un rabais conjoncturel de 4 p. 100 à des totaux TTC égaux à ceux du récapitulatif figurant dans cette pièce, et en une variante entraînant une moins-value de 200 000 F sur les montants hors taxe du lot principal pour les deux options ; la société Bec frères, qui dispose au Puy-Sainte-Réparade d'un établissement dont le numéro de télécopie est le même que celui mentionné en première page de la pièce n° 1, envisageait, dans l'hypothèse où son offre serait retenué, de confier la responsabilité du chantier du pont de Mirabeau à M. Pierre Goyet (cf. le procès-verbal de l'audition de celui-ci, en annexe XIX du rapport).
L'offre formulée par Quillery en août 1988 pour la partie commune à tous les lots et le lot principal, accompagnée d'un détail estimatif identique à celui de la pièce n° 2 (à ceci près que le lot accessoire n° 2 n'est pas chiffré), comporte des montants hors taxe identiques à ceux du récapitulatif figurant dans cette pièce (annexe XX du rapport) ; par ailleurs, le directeur commercial chargé du pont de Mirabeau par la société Quillery, et qui devait, à ce titre, procéder aux études de prix correspondantes, était M. Etienne Roger (cf. le procès-verbal de son audition en annexe XXI du rapport).
II. Sur la base des constatations qui précèdent, le conseil
Sur la procédure :
Considérant qu'il est constant que, dans le cadre d'une restructuration du groupe Spie-Batignolles, les activités de la société Citra-Méditerranée ont été réparties entre les sociétés Citra-France et Spie-Méditerranée, cette dernière prenant en charge, aux termes d'un traité d'apport conclu le 2 mai 1989, une branche complète d'activité comprenant plusieurs agences régionales, notamment celle de Montfavet, qui avait présenté la candidature de Citra-Méditerranée, en groupement avec la société Schmid, lors de l'appel d'offres du pont de Mirabeau; qu'ainsi, la société Spie-Méditerranée a assuré la continuité économique de la partie de l'activité de la société Citra-Méditerranée intéressant cette candidature; que dès lors, et quelle que soit la consistance, à la date de l'apport d'activité, du passif de l'activité reprise, il appartient à la société Spie-Méditerranée de répondre, le cas échéant, des pratiques anticoncurrentielles imputables à la société Citra-Méditerranée lors de l'appel d'offres pour la reconstruction du pont Mirabeau;
Sur la concertation entre les entreprises Pascal et Chagnaud :
Considérant que les groupements ayant pour mandataires les entreprises Pascal et Chagnaud ont formulé, en phase d'appel d'offres du marché de la construction du pont de Mirabeau, des offres identiques en ce qui concerne les travaux de génie civil à réaliser dans le cadre de la solution mixte ;
Considérant que les entreprises Pascal et Chagnaud, chargées des travaux de génie civil au sein de chaque groupement, font valoir, d'une part, que l'identité de leurs offres était la conséquence de la reconduction des prix unitaires arrêtés en commun dans le cadre du groupement qu'elles avaient été, par ailleurs, autorisées à former pour présenter une offre dans le cadre de la solution ne comportant que des travaux de génie civil, d'autre part, que le maître de l'ouvrage était informé de ce qu'elles n'étaient pas en situation de concurrence, malgré leur appartenance à des groupements distincts, dans le cadre de la solution mixte ;
Mais considérant que l'appartenance des entreprises Pascal et Chagnaud à un même groupement pour élaborer une offre conforme à la solution ne comportant que des travaux de génie civil n'impliquait pas nécessairement l'identité des offres relatives aux travaux de génie civil de la solution mixte que les mêmes entreprises étaient supposées élaborer séparément, au sein de groupements distincts ; qu'il résulte d'ailleurs des déclarations mentionnées en C, I, de la partie I de la présente décision que cette identité n'a pu être obtenue qu'à la suite d'une concertation entre les deux entreprises, qui avaient pour objectif final la répartition entre elles des travaux de génie civil à réaliser dans le cadre de cette solution ;
Considérant que la concertation susmentionnée, intervenue entre deux entreprises appartenant à des groupements en situation de concurrence lors d'un appel d'offres, ne peut être regardée que comme ayant un objet et pouvant avoir un effet anticoncurrentiel; qu'elle tombe dès lors sous le coup des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance susvisée du 1er décembre 1986.
Considérant que la circonstance que le maître de l'ouvrage aurait pu déduire l'existence de la pratique incriminée des termes de la note que les deux entreprises lui ont adressée pour justifier leur décision de ne finalement pas déposer d'offre dans le cadre de la solution ne comportant que des travaux de génie civil ne saurait faire obstacle à la qualification de pratique anticoncurrentielle retenue ci-dessus°;
Considérant, par ailleurs, qu'il résulte des documents mentionnés ci-dessus en C, 2, de la partie I de la présente décision que la concertation entre les entreprises Pascal et Chagnaud s'est poursuivie avec le même objet et, potentiellement, le même effet anticoncurrentiel, après que l'appel d'offres a été déclaré infructueux ; que cette concertation lors de la phase négociée tombe également sous le coup des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance susvisée ;
Sur l'exclusivité réciproque prévue par l'accord de groupement entre les entreprises Chagnaud et Baudin-Châteauneuf ;
Considérant que l'exclusivité résultant de l'article 2 de l'accord de groupement intervenu le 20 juillet 1988 entre les entreprises Chagnaud et Baudin-Châteauneuf mentionné ci-dessus en C, 3, de la partie I de la présente décision était sans effet en ce qui concerne l'entreprise Chagnaud, qui, en sa qualité de mandataire du groupement, ne pouvait, en tout état de cause, présenter sa candidature dans le cadre d'un autre groupement°; qu'il n'est établi ni que Chagnaud aurait imposé cette clause à Baudin-Châteauneuf afin de lui interdire de déposer une offre seule ni que des entreprises concurrentes de Chagnaud désirant déposer une offre en association avec une entreprise de construction métallique auraient pu être empêchées de le faire par le jeu de la clause susmentionnée dès lors que ces entreprises pouvaient s'associer avec d'autres entreprises de construction métallique pour constituer des groupements concurrents de celui associant Chagnaud et Baudin-Châteauneuf ; que, dès lors, la clause d'exclusivité ne peut être regardée comme ayant eu, par elle-même, un objet ou un effet anticoncurrentiel ;
Sur les échanges d'informations :
En ce qui concerne les échanges d'informations préalables à l'appel d'offres
Considérant qu'a été saisie dans les locaux de l'agence marseillaise de Chagnaud la photocopie d'un récapitulatif, décrit en C, 4, de la partie I de la présente décision, qu'un ingénieur d'études de prix de Pascal a reconnu avoir rempli ; que ce récapitulatif comporte, en regard de la mention de douze entreprises de génie civil, autres que Pascal et Chagnaud, dont la candidature avait été retenue en vue de participer à l'appel d'offres du pont Mirabeau, des chiffres répartis sur quatre colonnes correspondant aux deux solutions de base et aux deux options architecturales envisagées pour le pont Mirabeau ;
Considérant que ce récapitulatif n'a pu être rédigé après la remise des plis, dès lors, d'une part, qu'il ne comporte pas, pour certaines entreprises mentionnées, 'le montant des offres finalement déposées et comporte, pour l'une ou l'autre solution, des chiffres en regard d'entreprises qui n'ont pas fait d'offre pour cette solution, et, d'autre part, qu'il ne ressort d'aucune pièce du dossier qu'il aurait été établi à partir de renseignements inexacts communiqués à l'entreprise Pascal, après l'appel d'offres, par ses concurrents ;
Considérant que les chiffres figurant dans les deux premières colonnes du récapitulatif en regard de la mention des entreprises Citra-Méditerranée, Campenon-Bernard, Chantiers modernes, Baudin-Châteauneuf et Dodin sont égaux aux montants des offres faites par ces entreprises dans le cadre de la seconde solution, pour les frais communs, le lot principal et le lot accessoire n° 2 ; que les chiffres figurant dans les deux dernières colonnes en regard de la mention de l'entreprise GTM BTP ne sont supérieurs que de 30 800 F et 118 088 F, soit respectivement 0,09 p. 100 et 0,34 p. 100, aux montants des offres faites en entreprise générale, par cette entreprise, pour chacune des options architecturales, dans le cadre de la première solution ;
Considérant, par ailleurs, que seules parmi les offres des entreprises de génie civil, celles de Pascal et de Chagnaud étaient accompagnées des sous-détails de prix unitaires exigés par le règlement de l'appel d'offres ;
Considérant qu'il doit être déduit de ce qui précède que des échanges d'informations sur le contenu des offres ont eu lieu, préalablement à la remise des plis, entre, d'une part, l'entreprise Pascal, d'autre part, les entreprises Citra-Méditerranée, Campenon-Bernard, Chantiers modernes, Baudin-Châteauneuf, Dodin et GTM BTP ; que si cette dernière entreprise fait valoir qu'il existe des différences entre le montant de ses offres et les montants qui lui sont attribués par le récapitulatif, l'écart, très faible, entre les offres faites en entreprise générale pour la première solution de base et les montants correspondants du récapitulatif est trop limité pour priver celui-ci de caractère probant en ce qui la concerne ; qu'au surplus sa participation aux échanges d'informations peut être également déduite de la circonstance, rappelée en C, 3, de la partie I de la présente décision, que l'entreprise Chagnaud, partenaire de Pascal au sein de l'entente sus analysée, n'a permis à Baudin-Châteauneuf de participer au groupement qu'elle devait former avec GTM BTP que compte tenu de la certitude qu'elle avait que les offres de cette dernière seraient, en tout état de cause, supérieures aux siennes°;
En ce qui concerne les échanges d'informations durant la phase négociée :
Considérant qu'il résulte des constatations mentionnées en C, 5, de la partie I de la présente décision qu'ont été découverts au siège de la société Pascal deux détails estimatifs remplis au crayon, identiques aux détails estimatifs produits à l'appui des offres formulées par les sociétés Bec frères et Quillery en août 1988, à l'issue de la négociation engagée pour la passation du marché de reconstruction du pont de Mirabeau, après l'échec de l'appel d'offres ; qu'un conducteur de travaux chargé des ouvrages d'art chez la société Pascal a reconnu avoir rédigé en partie les détails estimatifs découverts ; que le détail estimatif dont les chiffres coïncident avec ceux du détail estimatif accompagnant l'offre de la société Bec frères a été établi " à l'attention de M. Goyet " ; que le détail estimatif dont les chiffres coïncident avec ceux du détail estimatif accompagnant l'offre de la société Quillery a été établi " à l'attention de M. Roger " que MM. Goyet et Roger étaient chargés, au sein respectivement des entreprises Bec frères et Quillery, du pont Mirabeau ;
Considérant que ces différents éléments suffisent à établir que des échanges d'informations ont eu lieu, durant la phase négociée, entre l'entreprise Pascal, d'une part, les sociétés Bec frères et Quillery, d'autre part ;
Considérant que, si le montant des offres déposées pour chacune des deux options par la société Bec frères est inférieur à celui mentionné en total général du récapitulatif du détail estimatif saisi chez Pascal, la différence provient exclusivement de l'application d'un rabais conjoncturel de 4 p. 100 à ce dernier montant ; que le détail estimatif établi par Pascal a donc bien servi à l'élaboration de l'offre de Bec frères, qui n'est par suite pas fondée à soutenir que l'échange d'informations serait resté sans conséquence en ce qui la concerne ; qu'est de même sans conséquence sur la portée de l'échange d'informations la circonstance que, du fait d'un défaut de chiffrage des travaux de démolition du pont suspendu existant, l'offre formulée en définitive par la société Quillery était incomplète et donc, en tout état de cause, insusceptible d'être retenue ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que, durant la phase d'appel d'offres de la passation du marché de reconstruction du pont de Mirabeau, les sociétés Pascal, Baudin-Châteauneuf, GTM BTP, Citra-Méditerranée, Campenon-Bernard, Chantiers modernes et Dodin ont échangé des informations ; que de même les sociétés Pascal, Bec frères et Quillery ont échangé des informations durant la phase négociée du même marché ; que la circonstance que ces pratiques n'auraient pas eu d'effet, à la supposer établie, est sans portée sur leur qualification dès lors qu'elles pouvaient avoir pour effet de restreindre la concurrence entre les entreprises ; que, dans ces conditions, ces pratiques sont visées par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Sur l'application des dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée :
Considérant qu'il y a lieu de faire application des dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et d'infliger aux entreprises auxquelles sont imputables les pratiques anticoncurrentielles susévoquées des sanctions pécuniaires ;
Considérant que les sanctions doivent être déterminées dans les limites d'un plafond de 5 p. 100 du chiffre d'affaires hors taxe réalisé en France au cours du dernier exercice clos, communiqué par les entreprises, qui s'établit pour l'entreprise Pascal à 730 761 065 F, pour l'entreprise Chagnaud à 428 725 472 F, pour l'entreprise Baudin-Châteauneuf à 814 764 989 F, pour l'entreprise GTM BTP à 3 045 417 000 F, pour l'entreprise Chantiers modernes à 1 065 204 912 F, pour l'entreprise Dodin-Sud à 164 059 472 F, pour l'entreprise Campenon-Bernard à 758 647 000 F, pour l'entreprise Spie-Méditerranée à 465 241 841 F, pour l'entreprise Bec frères à 1 164 507 949 F et pour l'entreprise Quillery à 578 000 000 F ;
Considérant que si l'entreprise GTM BTP produit des délégations de pouvoir consenties par son président-directeur général au responsable de l'agence de Marseille, ces délégations n'affranchissent nullement le bénéficiaire de l'obligation de se conformer à la stratégie de l'entreprise, d'appliquer les directives données par le siège et de rendre compte de son activité, et ne lui donnent pas, en même temps que la capacité de contracter, le pouvoir de déterminer de façon autonome les conditions auxquelles il contracte; que, dans ces conditions, l'entreprise GTM BTP n'établit pas que son agence de Marseille jouit d'une autonomie justifiant que le plafond de la sanction pécuniaire à lui infliger en l'espèce soit déterminé en fonction du chiffres d'affaires de cette agence plutôt que de son chiffre d'affaires total ;
Considérant qu'il convient de tenir compte, pour fixer le montant des sanctions, du dommage causé à l'économie par les pratiques incriminées ; que ce dommage ne résulte pas seulement de l'incidence potentielle de ces pratiques sur le montant du marché, qui s'est établi finalement à 23 868 264 F TTC alors que, à l'issue de l'appel d'offres, l'offre du groupement moins-disant s'élevait à 26 478 582 F, mais, également, de l'atteinte grave portée à l'ordre public économique par l'entente entre dix entreprises de taille moyenne ou importante réalisant la totalité de leur chiffre d'affaires dans le secteur du bâtiment et des travaux publics et intervenant dans de nombreux marchés publics; qu'il y a également lieu de tenir compte de la gravité relative des pratiques sanctionnées et de la part prise par chacune des entreprises dans ces pratiques ; que la société Pascal, qui, tout à la fois, a participé à l'entente avec la société Chagnaud en vue de la répartition du marché et a joué un rôle actif dans les échanges d'informations intervenus en phase d'appel d'offres et en phase négociée, doit être considérée comme ayant une responsabilité particulière dans ces pratiques; que la société Chagnaud, en se concertant avec la société Pascal en vue d'une répartition du marché après que l'un ou l'autre des partenaires de l'entente l'eut obtenu, s'est associée à une pratique d'une particulière gravité.
Décide :
Article unique
Sont infligées les sanctions pécunaires suivantes :
- 2 000 000 F à la SARL Pascal ;
- 1 300 000 F à la SA Chagnaud ;
- 810 000 F à la SA Baudin-Châteauneuf ;
- 3 000 000 F à la SA GTM BTP ;
- 1 000 000 F à la SA Les Chantiers modernes ;
- 160 000 F à la SNC Dodin Sud-Ouest ;
- 750 000 F à la SNC Campenon-Bernard ;
- 460 000 F à la SA Spie-Méditerranée ;
- 1160 000 F à la SA Bec frères ;
- 570 000 F à la société Quillery.