CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 10 décembre 1992, n° ECOC9210223X
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Société parisienne d'approvisionnement et de distribution (SA), Société Générale de brasserie (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Borra
Conseillers :
MM. Collomb-Clerc, Jacomet, Mmes Pinot, Beauquis
Avoué :
SCP Roblin-Chaix de Lavarene
Avocats :
Mes de Mello, Latscha.
LA COUR est saisie des recours en annulation et en réformation respectivement formés par la Société Parisienne d'Approvisionnement et de Distribution (Spad) et par la Société Générale de Brasserie (Sogebra) contre la décision n° 92-D-20 du Conseil de la concurrence, qui a le 10 mars 1992 :
- enjoint à ces sociétés de supprimer les clauses de non-concurrence figurant dans le contrat de garantie du 20 janvier 1984 relatif à la cession de la société Eurospad ainsi que dans la promesse de vente du 20 mai 1988 portant sur la cession par Sogebra à Spad des activités "alimentaires" des sociétés Rad et Sobebo ;
- infligé à chacune d'elles une sanction pécuniaire de 5 millions de francs ;
- ordonné la publication à leurs frais communs de la décision dans deux journaux professionnels.
Il convient de se reporter à l'exposé des faits et à leur analyse contenus dans cette décision en rappelant seulement les éléments essentiels suivants :
La distribution de la bière et autres boissons s'effectue actuellement en France suivant trois circuits principaux :
- l'approvisionnement des cafés, hôtels, restaurants ainsi que du négoce de détail (secteur dit CHR) par des entrepositaires grossistes intervenant comme négociants,
- les livraisons directes des producteurs à la grande distribution,
- l'approvisionnement des grandes surfaces (secteur dit "alimentaire") par des entrepositaires intervenant comme de simples prestataires de services.
Dans le secteur CHR la holding Sogebra, elle-même filiale de Heineken International Beheer BV, est leader avec Brasseries Kronenbourg SA. Dans le secteur "alimentaire" la Spad a acquis par croissance externe la première place.
Entre 1981 et 1988, les groupes sogebra et spad se sont cédés réciproquement des branches d'activité dans les régions parisienne, du Nord de la France et lyonnaise suivant trois accords aux caractéristiques différentes mais dont chacun était assorti de la clause de non-concurrence habituelle dans les ventes de fonds de commerce.
Fin 1981-début 1982 trois filiales de la Sogebra dans la région parisienne ont apporté leur clientèle et leur personnel du secteur "alimentaire" à la société Spad 55 en échange de la moitié du capital de celle-ci. Ces apports partiels d'actifs ont été assortis de clauses de non-concurrence au profit de la Spad d'une durée de dix ans et valables pour six des huit départements de la région. Ces clauses ont été d'application effective à partir de 1984 lorsque le groupe Spad est devenu seul détenteur du capital de Spad 55 et des sociétés apportées.
Endettée envers la Sogebra à la suite de cette opération, la Spad a cédé sa participation majoritaire dans Eurospad, société opérant dans le Nord de la France, à France Boissons, société qui gère l'activité de distribution de la Sogebra, tant dans le secteur "alimentaire" que dans celui des CHR. La clause de non-concurrence souscrite par la Spad à cette occasion est sans limitation de durée. La Spad n'est effectivement plus présente dans cette région.
Le 20 mai 1988, la Sogebra et la Spad ont conclu une convention destinée à préparer la cession par la première à la seconde de la branche "alimentaire" de deux de ses filiales de la région lyonnaise, les sociétés Rad et Sobebo. Cet accord contenait deux engagements de non-concurrence réciproques applicables pendant sept ans, selon lesquels toutes les sociétés du groupe Sogebra s'interdisaient toute activité "alimentaire" dans une zone de 100 kilomètres autour de Lyon, tandis que Rad et Sobebo s'interdisaient toute activité tournée vers les CHR dans la même zone.
Le Conseil de la concurrence, constatant que cette série d'accords aboutissait à une répartition de clientèle par catégories et par secteurs géographiques, celle des CHR étant réservée à la Sogebra, la clientèle "alimentaire" étant réservée à la Spad, cette dernière société se retirant de surcroît du Nord de la France, a estimé que les clauses de non-concurrence stipulées, bien que licites dans leur principe, avaient dépassé ce qui était nécessaire pour garantir le transfert effectif de la valeur des fonds de commerce cédés de part et d'autre et avaient été utilisées comme les instruments d'une stratégie commune constituant une entente prohibée par les articles 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
La société Spad soutient en premier lieu qu'en fondant sa décision sur l'existence d'une concertation entre les deux groupes tendant à un partage global de marché le Conseil de la concurrence a violé les droits de la défense, le principe de la contradiction et l'article 18 du décret du 29 décembre 1986. En effet, selon elle, dès lors que le rapporteur n'avait articulé que trois griefs relatifs aux clauses de non-concurrence, seules critiquées dans la notification, le Conseil de la concurrence n'avait pas le pouvoir de retenir un grief totalement nouveau basé sur une interprétation nouvelle des faits, tiré d'une prétendue stratégie d'ensemble. Sur le fond la Spad conteste l'exactitude de cette interprétation qui lui paraît méconnaître le fait que cette société a suivi la spécialisation naturelle imposée par l'évolution du marché en concentrant progressivement son activité dans "l'alimentaire" et en concluant pour ce faire les accords susmentionnés dans lesquels les clauses de non-concurrence sont strictement proportionnées aux ventes qu'elles garantissent sans avoir aucun effet réel restrictif de concurrence. Elle conclut à l'annulation de la décision et à titre subsidiaire à sa réformation, en priant la Cour de dire que la Spad ne s'est rendue coupable d'aucune pratique anticoncurrentielle. Encore plus subsidiairement elle demande la réduction de la sanction pécuniaire à un montant purement symbolique.
La société Sogebra critique la décision en ce qu'elle lui paraît avoir fait une analyse économique insuffisante des deux marchés en cause et avoir interprété les clauses de non-concurrence de façon trop formaliste. Soutenant que lesdites clauses n'ont joué que leur rôle normal de garantie de l'acquéreur, elle estime que les accords dans lesquels elles étaient insérées ont contribué à la modernisation du secteur de la distribution des boissons et ont finalement bénéficié aux consommateurs. Elle prie la Cour d'annuler la décision attaquée, et subsidiairement, de la réformer en ce que la sanction pécuniaire est sans rapport avec la gravité des faits.
A l'audience, le représentant du Ministre chargé de l'Economie, commissaire du Gouvernement, a relevé le caractère anticoncurrentiel de chacune des clauses litigieuses, notamment en raison de son extension excessive dans la durée et dans l'espace. Il a dénié tout effet positif au partage du marché réalisé par les accords. Estimant le montant des sanctions pécuniaires proportionné à la gravité des pratiques incriminées et à la place occupée par les deux groupes sur le marché national des boissons, il a conclu à la confirmation de la décision.
Le ministère public a également conclu au rejet des recours.
Sur quoi, LA COUR :
I - Sur la procédure :
Considérant qu'il résulte des dispositions combinées des articles 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et 18 du décret du 18 décembre 1986 que le Conseil de la concurrence ne peut requalifier d'office les faits après la notification aux parties des griefs qui ont été finalement retenus à leur charge ;
Mais qu'il lui appartient de mettre en évidence les données constatées et de les expliciter synthétiquement comme il l'a fait en l'espèce en reprenant les conclusions du rapporteur (pages 43 et 44 du rapport) selon lesquelles les clauses de non-concurrence avaient eu pour objet et pour effet de préserver les secteurs respectifs des deux groupes et de renforcer artificiellement le cloisonnement du marché ;
Qu'en considérant que les accords assortis desdites clauses analysées séparément révèlent une stratégie commerciale commune des groupes Spad et Sogebra à Paris et dans la région parisienne, dans le Nord de la France et dans la région lyonnaise, le Conseil de la concurrence a seulement développé les conclusions susmentionnées sans formuler un grief nouveau étranger au débat;
Qu'il s'ensuit que le moyen tiré de la violation des droits de la défense doit être rejeté ;
II - Sur le fond :
Considérant qu'il résulte tant des principes généraux qui gouvernent l'exécution des contrats que des dispositions spécifiques des articles 1625 et suivants du Code civil "qu'une garantie de non-éviction est due de plein droit par le vendeur à l'acquéreur d'un fonds de commerce, obligeant le premier à s'abstenir de nuire à l'exercice des droits cédés au second ;
Mais que cette garantie, limitée aux choses comprises dans la vente, ne saurait être mise en œuvre en portant atteinte au libre jeu de la concurrence" ;
Considérant que par des motifs que la Cour adopte le Conseil a justement admis qu'étaient strictement nécessaires à assurer l'effectivité des transferts de propriété les engagements réciproques de non-concurrence accompagnant l'achat en 1988 des sociétés du groupe Robert par le groupe Spad et l'apport de leurs branches CHR fait par Spad à une filiale de Kronenbourg, la SA Robert;
Qu'en effet ces engagements étaient limités à la seule clientèle alimentaire du groupe Robert à l'exclusion de la clientèle analogue du groupe Spad et n'avaient qu'une portée réduite dans le temps (trois ans) et l'espace (100 kilomètres autour de Paris) ;
Qu'ils étaient de plus justifiés par le caractère récent de la rupture des liens entre les groupes Kronenbourg et Robert ;
Qu'enfin ils n'empêchaient pas Kronenbourg de concurrencer Spad dans le secteur alimentaire ;
Considérant en revanche que les clauses de non-concurrence dont sont assorties les trois cessions d'entreprises incriminées conclues entre les groupes Spad et Sogebra ont une portée singulièrement plus large ;
Qu'en premier lieu leurs durées de validité respectives sont beaucoup plus longues sans limite dans l'opération Eurospad, dix ans dont sept effectifs dans l'opération Spad 55, sept ans dans l'opération Rad-Sobebo, étant observé que les zones de consommation visées sont les plus denses du territoire national ;
Que ce dépassement des limites habituelles dans le temps et l'espace des garanties de l'acquéreur s'accompagne organiquement dans chacune de ces opérations de stipulations destinées non seulement à empêcher que les transferts de propriété soient vidés de leur substance, mais encore à protéger durablement un partage de clientèle ;
Considérant que les apports de clientèles du secteur "alimentaire" faits en 1981 par la Sogebra à Spad 55 ont continué à être garantis pendant sept ans après que la Sogebra se fût retirée de cette filiale commune au profit de la Spad ;
Que les clauses de non-concurrence visant à conforter les apports partiels d'actifs susmentionnés ont ainsi servi, bien au-delà de leur objet normal, à consacrer et à prolonger une répartition des clientèles "alimentaire" et CHR entre les deux partenaires appliquée à la majeure partie du territoire de la région parisienne ;
Considérant que l'engagement de non-concurrence accompagnant la cession de la participation majoritaire de la Spad dans Eurospad à la Sogebra a garanti au profit de ce dernier groupe la disparition totale et définitive d'un concurrent dans le Nord de la France;
Qu'un tel engagement est en soi inacceptable pour la seule raison qu'il est conclu pour une durée illimitée ;
Que de surcroît la justification financière invoquée n'est pas pertinente, un conflit entre créancier et débiteur ne pouvant trouver de solution légitime dans un accord restrictif de la concurrence ;
Considérant que pour un motif analogue ne peut être retenue comme élément justificatif la relation établie par les parties entre l'importance du prix de cession et la très longue durée des clauses de non-concurrence réciproques prévues dans leurs accords concernant la région lyonnaise ;
Que le but visé par ces clauses, à savoir une répartition des clientèles "alimentaire" et CHR dans cette région entre les deux groupes, rivaux par ailleurs, a été atteint ;
Considérant que contrairement à la présentation générale qu'en font les parties les cessions d'entreprises assorties des clauses de non-concurrence incriminées conclues pour les régions parisienne et lyonnaise et le partage de clientèle qui en résulte ne sont pas inéluctablement dictés par l'évolution naturelle des conditions de la distribution des boissons ;
Qu'en effet dans d'autres régions les deux groupes sont présents et même investissent à la fois dans le secteur "alimentaire" et dans le secteur CHR ;
Considérant par ailleurs que le faible degré de technicité de la branche d'activité permet une implantation rapide et n'impose pas de prévoir des garanties de non-réinstallation d'une durée particulièrement longue ;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments que c'est à bon droit que le Conseil de la concurrence a retenu le caractère anticoncurrentiel de chacune des pratiques examinées ;
Considérant que la Sogebra prétend à titre subsidiaire, et non sans contradiction, que, pour le cas où les clauses incriminées auraient affecté le jeu normal de la concurrence - effet qu'elle conteste pour sa part - elles pourraient bénéficier de l'exonération prévue aux articles 51 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 en raison de leur contribution au progrès économique ;
Mais que cette incidence bénéfique ne repose que sur des suppositions ;
Qu'il n'est pas démontré que lesdites clauses ont permis à la Spad de s'adapter à l'évolution du marché dans le secteur "alimentaire" mieux que la Sogebra n'aurait pu le faire - argument que la spad ne reprend pas - et qu'il existe une relation causale entre d'une part la modernisation de la distribution des boissons ayant entraîné, sous la pression des grandes surfaces, des gains de productivité et une diminution des prix, d'autre part les engagements de non-concurrence critiqués ;
Que ce moyen doit par suite être écarté ;
Considérant que les pratiques relevées, contraires aux dispositions des articles 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et ne pouvant bénéficier des articles 51 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, encourent les sanctions prévues aux articles 53 de la première ordonnance et 13 de la seconde ;
Considérant que l'injonction de supprimer les clauses anticoncurrentielles encore en vigueur s'impose comme une conséquence directe de la motivation qui précède ;
Que la mesure de publication, avertissement nécessaire aux professionnels, a été justement ordonnée ;
Que par leur ampleur les pratiques incriminées appellent une sanction plus lourde que cette pénalité accessoire et qui ne peut être que pécuniaire ;
Considérant à cet égard que le chiffre d'affaires consolidé de chacun des deux groupes constitue la base de calcul adéquate puisque les accords contenant les clauses critiquées ont été élaborés au niveau des holdings ;
Qu'il y a lieu de constater que le montant des sanctions pécuniaires retenu est très inférieur au plafond fixé par l'article 13 alinéa 3 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que pour fixer le montant de la sanction il y a lieu de prendre en considération la gravité de la nocivité potentielle pour l'économie du marché de la distribution des boissons en France résultant de l'objet anticoncurrentiel de la concertation qui s'est instituée, mais aussi le fait que celle-ci n'a révélé pleinement sa nocivité effective que dans la région Nord de la France, ou elle a abouti à la disparition d'un compétiteur ;
Qu'au vu de ces éléments d'appréciation la Cour réduit à 3 millions de francs le montant de la sanction pécuniaire mise a la charge de chacune des sociétés Spad 24 et Sogebra ;
Par ces motifs : Confirme la décision déférée, sauf en ce qui concerne le montant des sanctions pécuniaires ; Statuant à nouveau de ce chef ; Réduit à trois millions de francs le montant des sanctions pécuniaires respectivement infligées à la société Sogebra et à la société Spad 24 SA ; Condamne lesdites sociétés aux dépens de leurs recours.