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Décisions

Conseil Conc., 17 mars 1992, n° 92-D-20

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Secteur de la distribution des boissons

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré en section, sur le rapport de M. Jean-René Bourhis, dans sa séance du 10 mars 1992, où siégeaient : M. Laurent, président ; MM. Béteille, Pineau, vice-présidents ; MM. Gaillard, Schmidt, Sloan, Urbain, membres.

Conseil Conc. n° 92-D-20

17 mars 1992

Le Conseil de la concurrence,

Vu la lettre enregistrée le 15 novembre 1990 sous le numéro F 355 par laquelle le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques constatées dans le secteur de la distribution des boissons ; Vu les ordonnances n° 45-1483 et n° 45-1484 du 30 juin 1945 modifiées relatives respectivement aux prix et à la constatation, la poursuite et la répression des infractions à la législation économique ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application ; Vu les observations présentées par les parties et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les parties ayant demandé à présenter des observations entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés :

I. - CONSTATATIONS

A. - Le secteur

Le secteur de la production de la bière est très concentré. Les deux leaders sur le plan national sont Brasseries Kronenbourg SA et Société générale de Brasseries (Sogébra) qui commercialisent environ 70 p. 100 de la bière consommée en France. Deux entreprises, les sociétés Interbrew France et Le Pêcheur, occupent également une place significative sur le marché.

La société Brasseries Kronenbourg SA, qui a absorbé la Société européenne de brasseries (SEB) en 1987, est une filiale de BSN depuis 1970. Son chiffre d'affaires s'est élevé à 5,776 milliards de francs en 1990.

La société Sogébra, filiale de la société néerlandaise Heineken International Beheer BV, est une société holding qui contrôle par l'intermédiaire de la société Française de brasserie (Frabra), différentes brasseries et de nombreuses sociétés de distribution de boissons, cette dernière activité étant gérée par la société France boissons et ses filiales. Le groupe Sogébra a réalisé un chiffre d'affaires consolidé de 4,92 milliards de francs en 1990, 4,73 milliards en 1989 et 4,38 milliards en 1988, dont respectivement 2,21 milliards, 2,23 milliards et 2,06 milliards de francs pour l'activité distribution de boissons au cours des mêmes exercices.

Alors que dans le passé la distribution des boissons s'opérait essentiellement par l'intermédiaire des entrepositaires-grossistes, il existe actuellement trois circuits de distribution des boissons :

- celui des entrepositaires-grossistes intervenant en qualité de négociants qui approvisionnent le secteur des cafés-hôtels-restaurants (CHR) et le négoce alimentaire traditionnel de détail ;

- les livraisons directes des producteurs à la grande distribution ;

- les livraisons effectuées indirectement à la grande distribution par l'intermédiaire des entrepositaires intervenant en qualité de simples prestataires ; ces derniers perçoivent, en guise de rémunération, une indemnité dite " de peines et soins ".

Sur le plan national, le groupe Société parisienne d'approvisionnement et de distribution (ci-après SPAD) dirigé par sa société mère SPAD 24 SA, occupe la position de leader des entreprises de négoce en gros spécialisées dans les livraisons au secteur " alimentaire ". Ce groupe, constitué en 1957, s'est développé par croissance externe en achetant l'activité " alimentaire " de nombreuses entreprises de distribution en gros, essentiellement en région parisienne, dans la région lyonnaise et dans le sud-est de la France. A partir de 1988, il amorce une modification dans sa stratégie commerciale en investissant dans les secteurs " alimentaires " et CHR d'entreprises de négoce en province. Le chiffre d'affaires consolidé du groupe SPAD est de 2,13 milliards de francs en 1990, 2,38 milliards de francs en 1989 et 1,8 milliard en 1988. Selon le président-directeur général de SPAD 24, la baisse enregistrée serait due à l'augmentation de l'activité de prestataire de services (stockage-livraison) au détriment de l'activité de négoce. Le chiffre d'affaires réalisé en 1988 par la société anonyme SPAD 55, entreprise de distribution de boissons aujourd'hui absorbée par sa société mère SPAD 24 SA, était de 142,9 millions de francs.

L'achat, en 1988, de l'activité négoce " alimentaire " de la société Etablissements Robert, son principal concurrent, renforçait la position de leader de la SPAD en région parisienne, région dans laquelle ce groupe tentera par la suite d'acheter d'autres entreprises. Depuis 1990, l'apparition en région parisienne de nouvelles formes de distribution limitées à la prestation de services parait toutefois de nature à mettre en question la position très forte détenue jusque-là par la SPAD dans le secteur de l'approvisionnement des grandes surfaces alimentaires.

A l'inverse de la distribution " alimentaire " qui, en raison des faibles marges, privilégie le critère du prix compétitif obtenu par des moyens de stockage et de manutention performants, la distribution au secteur CHR s'appuie prioritairement sur la qualité du service offert aux clients. Il en résulte généralement une faible captivité de la clientèle de la grande distribution par rapport à celle des cafetiers fréquemment liés par contrats d'approvisionnement exclusifs avec les brasseurs. Le secteur de la brasserie connaît une intégration verticale assez poussée puisque, selon la Fédération nationale des boissons, plus de 30 p. 100 des entrepositaires-grossistes seraient contrôlés, soit directement, soit indirectement par les brasseurs.

Les documents versés au dossier par le groupe Sogébra établissent que 10 filiales de France boissons avaient, en 1988, des parts d'activité dans la distribution " alimentaire " supérieure à 25 p. 100, dont deux supérieures à 50 p. 100,

B. - Les pratiques

I. Les engagements entre Kronenbourg et SPAD

En 1986, le groupe Kronenbourg cède les actions qu'il détenait dans la Société parisienne de distribution et de Boissons Kronenbourg (SPDBK) aux Etablissements Robert SA (ci-après la société Rober), entreprise de négoce de boissons intervenant dans les secteurs " alimentaire " et CHR Brasseries Kronenbourg SA obtient un droit de préférence en cas de vente de tout ou partie de l'ensemble des sociétés appartenant à la société Robert.

Au début de l'année 1988, les quatre frères Robert, actionnaires majoritaires de la société Robert, ayant décidé de vendre la totalité de leurs actions s'adressent à Brasseries Kronenbourg SA en lui demandant si elle entend faire usage de son droit de préférence.

Après diverses négociations, il est décidé que Brasseries Kronenbourg SA ne fera pas jouer son droit de préférence et que le groupe SPAD se rendra acquéreur des sociétés du groupe Robert qui seront regroupées dans la nouvelle société SPAD 78. Au cours de la même période, SPAD SA vend le fonds de commerce CHR de l'ancienne société Robert à Brasseries Kronenbourg SA qui l'exploitera sous le nom de Finalim 1, puis de Société anonyme d'exploitation des Etablissements Robert (ci-après SAE Robert) et enfin de Robert SA La convention d'apport signée les 19 et 28 décembre 1988 entre un certain nombre de sociétés du groupe SPAD et la SAE Robert prévoit l'apport à celle-ci de l'ensemble des moyens afférents à l'activité CHR.

Le 31 mai 1988, le président-directeur général de la SA SPAD 24 écrit à Kronenbourg que son entreprise " s'interdira de s'intéresser, directement ou indirectement, par personne physique ou morale interposée, en quelque qualité que ce soit, à toutes entreprises ou sociétés ayant une activité concurrente ou susceptible de concurrencer l'activité objet de l'apport susvisé et ce, pendant une durée de trois ans sur le territoire défini par un rayon de 100 kilomètres à vol d'oiseau autour de Paris ".

Par lettre du 13 mars 1989, le directeur général de la SAE Robert écrit aux Etablissements Blossier aux Mureaux (78) " Nous vous confirmons par la présente l'engagement que nous avons pris envers votre société et les sociétés du groupe Robert SPAD, corrélativement aux apports par certaines de ces sociétés de leur branche d'activité de distribution de boissons et autres produits aux collectivités, cafés, hôtels ou restaurants situés dans la région sud-ouest et ouest de Paris.

" En conséquence, nous vous confirmons que Robert SA s'interdira de solliciter, pour ce qui concerne la seule activité alimentaire, la clientèle des grandes surfaces, succursalistes et magasins indépendants, qui était servie par SPAD 78, anciennement SA Robert.

" En outre, nous ferons tout notre possible pour que cette clientèle s'approvisionne auprès du groupe Robert SPAD

" Les engagements objet de la présente ont pris effet de plein droit et à compter du jour de la réalisation effective de l'apport et ce pour une durée de trois ans ".

2. Les accords SPAD/Sogébra en région parisienne

En 1981, les groupes Union de brasseries (devenu Sogébra) et SPAD décident de regrouper leurs branches de distribution de boisson dans le secteur " alimentaire ". A cette fin, le 14 décembre 1981, Les sociétés France boissons, CGD et Paris boissons, filiales de Sogébra, apportent leur clientèle " alimentaire ", à l'exception des livraisons aux hypermarchés par camions complets, à la société SPAD 55, en contrepartie de 50 p. 100 des actions de cette société, cette dernière entreprise devenant une filiale commune des groupes Sogébra et SPAD.

Par la suite, conformément à la " convention de trésorerie " du 1er janvier 1982 signée entre les deux groupes, la société SPAD 55 a recueilli les différents fonds de commerce et les a mis en location-gérance auprès de trois sociétés en nom collectif (SPAD, Paris boissons et Cie-Félix et Cie, Paris boissons et Cie-Niprim, Paris boissons et Cie), détenues à parts égales par les groupes SPAD et Sogébra.

Les apports des filiales du groupe Sogébra ont donné lieu de la part de ces entreprises à la signature de clauses de non-concurrence au profit de la société SPAD 55. La clause type prévoyait que chaque société apporteuse " s'interdit expressément la faculté de créer en faisant valoir, directement ou indirectement, une clientèle identique en tout ou partie à celle apportée, comme aussi de s'intéresser dans la zone de clientèle apportée, même à titre de simple associé, commanditaire, dans un commerce de même nature dans les départements suivants Seine, Essonne, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne, Val-d'Oise, et ce, pendant dix années à compter de l'entrée en jouissance de l'apport, à peine de tous dommages et intérêts envers la société bénéficiaire de l'apport, et sans préjudice du droit qu'aurait cette dernière de faire cesser toute contravention aux présentes dispositions ".

Le contrat d'apport dans lequel figurait ladite clause présente dans son préambule l'activité de la SPAD 55 comme étant la " distribution d'eaux minérales (...) dans le secteur alimentaire en région parisienne, c'est-à-dire à l'exclusion de la distribution aux CHR et aux collectivités ". Par ailleurs, le président-directeur général de la société anonyme SPAD 24 a déclaré (procès-verbal d'audition du 20 décembre 1990 dont la validité n'est pas contestée) " Heineken s'interdisait d'intervenir dans la clientèle alimentaire des sociétés qu'elle venait de vendre (...). SPAD quant à elle s'interdisait de concurrencer les sociétés d'origine (France boissons), qui avaient fait l'apport partiel d'actif, sur leurs activités CHR (...) les clauses ont été appliquées ".

Des divergences étant apparues par la suite dans la gestion des sociétés en nom collectif chargées par SPAD 55 d'exploiter le fonds de commerce " alimentaire ", le groupe Sogébra décida, en 1984, de céder au groupe SPAD la totalité des actions qu'il détenait dans SPAD 55 et les trois sociétés en nom collectif.

Les clauses de non-concurrence ont cessé d'avoir effet le 14 décembre 1991 comme prévu.

3. Les accords SPAD/Sogébra dans le Nord de la France

En 1984, le groupe SPAD cède sa participation majoritaire dans la société Eurospad, entreprise de distribution de boissons sise à Brebières (62), à France boissons (groupe Sogébra). Cette cession fait suite à une créance que détenait le groupe Sogébra sur le groupe SPAD, à la suite des opérations précédemment intervenues entre les deux groupes en région parisienne.

Le contrat de garantie signé le 20 janvier 1984 par la société SPAD 24 SA, stipule en son article 3 :

Clause de non-concurrence

" Le vendeur s'interdit de toutes actions quelles qu'elles soient pouvant porter atteinte à la clientèle et à tous éléments corporels et incorporels du fonds de commerce de la société Eurospad.

" A ce titre, le vendeur s'interdit de créer directement ou indirectement toute entité dotée ou non de la personnalité morale qui pourrait directement ou indirectement nuire à la société Eurospad. "

L'exploitation de la clientèle de détail appartenant à Eurospad a, depuis la signature de l'accord, été confiée à la société en nom collectif France Nord boissons, autre filiale de France boissons qui est distributeur de boissons pour les secteurs CHR et " alimentaire " dans le Nord de la France. Le président-directeur général de SPAD 24 SA, a déclaré que la clause a été appliquée.

4. Les accords SPAD/Sogébra relatifs à la région lyonnaise

Les groupes Sogébra et SPAD ont signé le 20 mai 1988 une " convention préparatoire " relative à la cession par le groupe Sogébra de la branche " alimentaire " des sociétés Rhône-Alpes distribution (ci-après RAD) et Société berjalienne de boissons (ci-après Sobebo).

Cet accord précise que le groupe SPAD ne s'intéresse pas aux exploitations des sociétés RAD et Sobebo qui sont exercées hors du secteur de l'" alimentaire ". Il stipule que " si la cession se réalise, les sociétés France boissons et Sofiedistri, et d'une manière générale toutes sociétés contrôlées par le groupe Société générale des brasseries (Sogébra), s'interdiront expressément de créer ou de faire valoir, directement ou indirectement, aucun fonds de distribution de boissons destinées au secteur dit "alimentaire" défini comme étant le circuit de distribution avec revente pour la consommation à domicile, à savoir la vente de boissons aux magasins d'alimentation sous toutes leurs formes ; les mêmes sociétés s'interdiront aussi d'être associées, même à titre de simple commanditaire, dans un fonds de même nature, le tout dans un rayon de 100 kilomètres de Lyon centre-ville, et pendant sept années à compter du 30 juin 1988 (...) remarque étant convenue que Dauphine boissons SNC pourra poursuivre l'exercice de son activité de vente au commerce alimentaire de détail (à l'exclusion de tous supermarchés, hypermarchés et succursalistes) ".

La convention précitée mentionne en outre que " Sobebo et RAD, quant à elles, s'interdiront expressément de créer ou de faire valoir, directement ou indirectement, aucun fonds de distribution de boissons destinées au secteur dit "CHR", cafés, hôtels, restaurants. Elles s'interdiront aussi d'être associées, même à titre de simple commanditaire, dans un fonds de même nature, le tout dans un rayon de 100 kilomètres de Lyon centre-ville, et pendant sept années à compter du 30 juin 1988, à peine de tous dommages-intérêts envers le groupe France boissons ".

Enfin, l'accord stipule que, bien que l'activité exercée par la Société lyonnaise de boissons (autre société du groupe Sogébra ayant une activité dans le secteur du CHR) ne soit pas concernée par ladite convention, elle relèvera expressément de l'interdiction de concurrence qui sera stipulée à l'article 8 des présentes ".

II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT,

LE CONSEIL

Considérant que les faits ci-dessus constatés sont les uns antérieurs, les autres postérieurs à l'entrée en vigueur de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 qu'en conséquence ils doivent être respectivement appréciés au regard de l'article 50 de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 et de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur la licéité des clauses de non-concurrence :

Considérant que les parties font valoir que l'existence des clauses de non-concurrence dans les actes de cession d'une clientèle ont pour objet de protéger l'acquéreur contre les tentatives éventuelles du vendeur de reprendre son ancienne clientèle, conformément aux dispositions des articles 1625 et suivants du Code civil ;

Mais, considérant que si, dans leur principe, de telles clauses sont effectivement licites, elles ne sauraient être légalement détournées de leur objet pour couvrir des agissements contraires aux règles de la libre concurrence énoncées par les ordonnances du 30 juin 1945 et du 1er décembre 1986 susvisées ;

Sur les clauses de non-concurrence figurant dans les engagements entre Kronenbourg et SPAD :

Considérant que le rapport communiqué aux parties mentionnait, conformément aux dispositions de l'article 18 du décret du 29 décembre 1986 susvisé, l'ensemble des griefs articulés au cours de la procédure qu'en ce qui concerne les accords analysés au 1 du B de la partie I de la présente décision, le rapporteur les a soumis à l'appréciation du conseil en proposant de ne pas retenir de griefs de ce chef ;

Considérant qu'il est constant que, à l'occasion de l'opération d'achat décrite au I de la présente décision, la SPAD s'est engagée à ne pas concurrencer la SAE Robert sur le marché des cafés, hôtels, restaurants (CHR) pour permettre à cette dernière d'exploiter paisiblement la clientèle qu'elle venait d'acquérir ; que, par ailleurs, l'engagement pris réciproquement par la SAE Robert de s'abstenir de concurrencer la société SPAD pour une durée de trois ans trouve son fondement dans la décision de Brasseries Kronenbourg SA de ne pas faire jouer le droit de préférence qu'elle détenait sur la vente des différentes entreprises Robert, afin de permettre à la SPAD de prendre possession de la clientèle " alimentaire " de ces entreprises : que cette clause pouvait permettre d'éviter un détournement de clientèle au profit de Brasseries Kronenbourg SA, à la suite de l'acquisition du nom commercial Robert, ceci au détriment du groupe SPAD ; qu'enfin l'engagement pris par la SAE Robert se limite à la seule clientèle " alimentaire " précédemment servie par la SA Robert, sans inclure la clientèle " alimentaire " des autres sociétés du groupe SPAD ; que, dans ces conditions, la clause considérée, limitée dans le temps et dans l'espace, ne peut être regardée comme excédant les limites des garanties réciproques afférentes à une opération complexe de cession ; que, dès lors, elle n'est pas contraire aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur les engagements de non-concurrence conclus entre le groupe SPAD et la Sogébra pour la région parisienne, le Nord de la France et la région lyonnaise :

Considérant que les accords, assortis de clauses de non-concurrence, analysés aux 2, 3 et 4 du B de la partie I de la présente décision, révèlent l'existence d'une stratégie commerciale commune des groupes SPAD et Sogébra à Paris et dans la région parisienne, dans le Nord de la France et dans la région lyonnaise ; que cette stratégie comporte, pour la région parisienne et la région lyonnaise, une répartition de clientèle aboutissant à réserver à la SPAD, la clientèle du secteur dit " alimentaire " et à la Sogébra celle des CHR et, pour la région Nord desservie par Eurospad, un retrait total de la SPAD du marché de la distribution des boissons ; qu'il importe peu à cet égard que les deux groupes soient rivaux, voire en conflit, dans d'autres domaines ; qu'est de même dénué de portée l'argument tiré de ce que la durée de deux des trois accords examinés a été limitée respectivement à sept et à dix années, dès lors que les engagements de non-concurrence ont été les instruments d'une opération d'ensemble aboutissant à un partage de clientèle sur une part importante du marché national ; qu'au surplus, ni la nature du marché ni celle des activités considérées ne justifient les durées de sept et de dix ans adoptées par les contractants ; qu'enfin ne saurait davantage être retenu l'argument selon lequel la stratégie adoptée par les deux groupes serait liée aux caractéristiques propres à chacune des branches d'activités, dans la mesure où les deux groupes exercent une activité diversifiée dans les secteurs " alimentaire " et CHR dans certaines régions ;

Considérant que la Sogébra fait valoir, en ce qui concerne les engagements intéressant Paris et la région parisienne (I-B. 2), que la clause signée par France Boissons et CGD vendeurs n'avait pas de sens au moment de sa signature dans la mesure où Sogébra partageait le contrôle de la société SPAD 55 avec le groupe SPAD ; que par ailleurs, le retrait du groupe Sogébra du groupe SPAD serait intervenu dans un contexte conflictuel, ce qui exclurait que la clause de non-concurrence ait pu être inspirée par une volonté de fausser le jeu de la concurrence que par ailleurs, la SPAD allègue quant à elle que la Sogébra a, par l'intermédiaire de sa filiale Loire Boissons, concurrencé la SPAD en région parisienne, et ce dès 1987 ; qu'en conséquence la restriction de concurrence supposée serait en réalité " imperceptible " et " négligeable ";

Mais considérant, d'une part, qu'à supposer que la clause de non-concurrence examinée ait pu n'avoir aucune portée au moment de sa signature, il ressort en revanche des observations écrites de la SPAD que la clause prit " tout son intérêt " à compter de 1984, soit postérieurement au retrait de la Sogébra du capital de la société commune ; que, d'autre part, la Sogébra a déclaré en cours d'instruction que le seul client " alimentaire " de Loire Boissons en région parisienne était Mammouth Montesson, entreprise située dans un département non concerné par l'accord ; que, dès lors, l'argument développé par la SPAD selon lequel la Sogébra n'aurait pas appliqué l'accord doit être écarté ;

Considérant que les parties allèguent, au sujet des engagements relatifs à la région lyonnaise (I-B. 4), que la promesse de vente du 20 mai 1988 au profit du groupe SPAD portait à la fois sur les activités " alimentaire " et CHR, ce groupe s'engageant à " laisser partir le CHR " ; que, par ailleurs, la durée de sept années fixée dans la clause serait due à l'importance du prix de cession ;

Mais considérant que, contrairement à ce que soutiennent les parties, la convention préparatoire en cause portait uniquement sur la cession par le groupe Sogébra des parts qu'il détenait dans les sociétés Sobebo et RAD, après cession à des tiers à l'accord des éléments corporels et incorporels portant sur les activités autres qu' " alimentaire " ; que la SPAD, qui a précisé dans ses observations écrites que le fonds CHR fut cédé à Sobebo Bourgoin le 20 juin 1988, soit préalablement à la cession de la branche " alimentaire ", n'est donc pas fondée à soutenir qu'il s'agissait de ventes croisées susceptibles d'expliquer la présence de clauses réciproques de non-concurrence dans la promesse de vente ; que, par ailleurs, les parties ne sauraient utilement faire valoir un prix de cession " élevé " pour justifier la durée de la clause de non-concurrence qui doit demeurer strictement limitée au temps nécessaire à l'acquéreur pour prendre la place précédemment occupée par le vendeur sur le marché ;

Considérant que l'ensemble des pratiques susmentionnées qui concourent à un partage de clientèle entre les groupes SPAD 24 SA et Sogébra sur une part importante du territoire national sont contraires aux dispositions des articles 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 7 de l'ordonnance de 1986 ; qu'il n'est pas allégué qu'elles puissent bénéficier des dispositions des articles 51 de l'ordonnance du 30 juin 1945 ou 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'il y a lieu, dès lors, de faire application de l'article 53 de la première et de l'article 13 de la seconde ;

Considérant qu'il convient d'enjoindre à SPAD 24 SA et à Sogébra de supprimer les clauses de non-concurrence encore en vigueur et de leur infliger des sanctions pécuniaires tenant compte des incidences de leurs agissements sur le jeu de la concurrence, et notamment des effets, à l'égard de la clientèle dite " alimentaire " moins dépendante des fournisseurs que d'autres, des clauses dont a bénéficié le groupe SPAD ainsi que de la place occupée par les deux groupes sur le marché national de la distribution des boissons et de leurs facultés contributives ; qu'étant établi et d'ailleurs non contesté que les sociétés considérées ont dirigé chacune la stratégie commerciale de leur groupe, le chiffre d'affaires à retenir pour calculer le plafond de la sanction pécuniaire applicable à chacune de ces deux sociétés doit être déterminé sur la base des chiffres d'affaires consolidés du secteur de la distribution des boissons pour l'année 1988 tels qu'ils ont été indiqués par les parties,

Décide :

Article 1er

Il est enjoint aux sociétés Sogébra et SPAD 24 SA de supprimer les clauses de non-concurrence figurant dans le contrat de garantie en date du 20 janvier 1984 relatif à la cession de la société Eurospad ainsi que dans la promesse de vente du 20 mai 1988 portant sur la cession, par Sogébra à SPAD, des activités " alimentaire " des sociétés RAD et Sobebo.

Article 2

Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :

- 5 000 000 F à la Sogébra ;

- 5 000 000 F à SPAD 24 SA.

Article 3

Dans un délai de trois mois à compter de la notification de la présente décision, Sogébra et SPAD 24 SA feront publier, à frais communs, le texte intégral de cette décision dans Libre Service Actualité et Néo Restauration.

Cette publication sera précédée de la mention " Décision du Conseil de la concurrence en date du 10 mars 1992 relative à des pratiques dans le secteur de la distribution des boissons ".