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Décisions

Conseil Conc., 14 janvier 1998, n° 98-D-06

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques en matière d'honoraires mises en œuvre par le barreau de Grenoble

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport de M. André-Paul Weber, par M. Barbeau, président, MM. Cortesse, Jenny, vice-présidents.

Conseil Conc. n° 98-D-06

14 janvier 1998

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 17 août 1995 sous le numéro F 788, par laquelle le secrétaire d'État auprès du ministre de l'Economie et des Finances, chargé des finances, a saisi le Conseil de la concurrence d'un dossier concernant " les pratiques du barreau des avocats de Grenoble en matières d'honoraires " ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, modifiée, et le décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat ; Vu les observations présentées par l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et le représentant de l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :

I. - Constatations

A. - La profession d'avocat

La profession d'avocat est régie par la loi du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. La profession est constituée en barreaux établis auprès des tribunaux de grande instance. Chaque barreau est doté de la personnalité civile et est administré par un Conseil de l'Ordre. Les membres du Conseil de l'Ordre sont élus pour trois ans, au scrutin secret, par tous les avocats inscrits au tableau du barreau, par les avocats stagiaires ayant prêté serment avant le 1er janvier de l'année au cours de laquelle a lieu l'élection et par les avocats honoraires ressortissant dudit barreau. A sa tête est élu pour deux ans un bâtonnier ; il représente le barreau dans tous les actes de la vie civile. Il lui revient de prévenir ou, le cas échéant, de concilier les différends d'ordre professionnel entre les membres du barreau et d'instruire toute réclamation formée par les tiers.

Les missions du Conseil de l'Ordre sont définies par l'article 17 de la loi précitée. Il a vocation à traiter de toutes questions intéressant l'exercice de la profession et à veiller à l'observation des devoirs des avocats ainsi qu'à la protection de leurs droits. Il est en particulier tenu " d'arrêter et, s'il y a lieu, de modifier les dispositions du règlement intérieur, de statuer sur l'inscription au tableau des avocats (...) d'exercer la discipline (...) de maintenir les principes de probité, de désintéressement, de modération et de confraternité sur lesquels repose la profession et d'exercer la surveillance que l'honneur et l'intérêt de ses membres rendent nécessaires (...) de veiller à ce que les avocats soient exacts aux audiences et se comportent en loyaux auxiliaires de la justice ".

Sur réquisition du procureur général, toute délibération ou décision du Conseil de l'Ordre étrangère aux attributions qui lui sont reconnues ou contraire aux dispositions législatives ou réglementaires est annulée par la cour d'appel. Les délibérations ou décisions du Conseil de l'Ordre de nature à léser les intérêts professionnels d'un avocat peuvent également, à la requête de l'intéressé, être déférées à la cour d'appel. De même, les décisions du Conseil de l'Ordre relatives à une inscription au barreau ou sur la liste du stage, à l'omission ou au refus d'omission du tableau ou de la liste du stage sont susceptibles d'être déférées à la cour d'appel par le procureur général ou par l'intéressé.

Selon les articles 22 et suivants de la loi du 31 décembre 1971, le Conseil de l'Ordre, siégeant comme conseil de discipline, a la faculté de poursuivre et de réprimer les infractions et fautes commises par les avocats inscrits au barreau ou sur la liste du stage. Il intervient d'office, à la demande du procureur général ou à l'initiative du bâtonnier. Le Conseil de l'Ordre peut suspendre provisoirement de ses fonctions l'avocat qui fait l'objet d'une poursuite pénale ou disciplinaire. Dans les mêmes conditions ou à la requête de l'intéressé, il peut mettre fin à cette suspension. Les décisions du Conseil de l'Ordre en matière disciplinaire peuvent être déférées à la cour d'appel par l'avocat intéressé ou par le procureur général. Toute juridiction estimant qu'un avocat a commis à l'audience un manquement aux obligations que lui impose son serment peut saisir le procureur général en vue de poursuivre cet avocat devant le Conseil de l'Ordre dont il relève.

Par application de l'article 1er de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le montant des honoraires demandés par l'avocat est librement déterminé. À l'exception de la tarification de la postulation et des actes de procédure qui est régie par les dispositions sur la procédure civile, l'article 10 de la loi du 31 décembre 1971 prévoit que " les honoraires de consultations, d'assistance, de conseil, de rédaction d'actes juridiques sous seing privé et de plaidoirie sont fixés en accord avec le client. A défaut de convention entre l'avocat et son client, l'honoraire est fixé selon les usages, en fonction de la situation de fortune du client, de la difficulté de l'affaire, des frais exposés par l'avocat, de sa notoriété et des diligences de celui-ci. Toute fixation d'honoraires, qui ne le serait qu'en fonction du résultat judiciaire, est interdite. Est licite la convention qui, outre la rémunération des prestations effectuées, prévoit la fixation d'un honoraire complémentaire en fonction du résultat obtenu ou du service rendu ".

Les différends susceptibles de survenir entre l'avocat et son client quant au montant et au recouvrement des honoraires sont réglés par les articles 174 et suivants du décret du 27 novembre 1991. Les réclamations sont soumises au bâtonnier par toute partie, sans condition de forme. Selon l'article 175 du décret, le bâtonnier accuse réception de la réclamation. Sa décision doit être prise dans un délai de trois mois. A défaut, il lui appartient de saisir le premier président de la cour d'appel. Selon l'article 176 du décret, la décision du bâtonnier est susceptible d'un recours devant le premier président de la cour d'appel. La décision du bâtonnier, non déférée au premier président de la cour d'appel, peut être rendue exécutoire par ordonnance du président du tribunal de grande instance à la requête de l'avocat ou de la partie.

L'article 183 du décret du 27 novembre 1991 prévoit enfin que " toute infraction aux règles professionnelles, tout manquement à la probité (...) expose l'avocat qui en est l'auteur à des sanctions disciplinaires ". Enumérées à l'article 184 du décret, ces sanctions, qui vont de l'avertissement au blâme, à l'interdiction temporaire -qui ne peut excéder trois années-, à la radiation du tableau ou de la liste du stage, ou au retrait de l'honorariat, sont prononcées par le Conseil de l'Ordre sous le contrôle de la cour d'appel. Au total, la loi reconnaît au client un droit de contestation que le bâtonnier est appelé à régler et tout manquement au devoir de modération dans le montant des honoraires demandés est susceptible de donner lieu à une action disciplinaire de la part du Conseil de l'Ordre.

B. - Les faits à qualifier

L'Ordre des avocats du barreau de Grenoble a établi et diffusé pour 1992 et 1993 un document intitulé " Les honoraires de l'avocat ". Son préambule précise que " l'honoraire de l'avocat est libre " et que c'est dans un souci d'information que " le barreau de Grenoble a pris la décision de publier un barème indicatif s'inspirant des usages pratiqués dans la profession ". S'y trouvent répertoriées " les principales procédures confiées aux avocats inscrits au barreau de Grenoble ". Il est précisé que " les chiffres qui suivent tiennent compte : de la situation de l'usager, du coût et de la difficulté des dossiers, de la notoriété de l'avocat. En revanche, ils ne comprennent pas : les frais de déplacement, les débours des autres intervenants (huissier, expert...), les dépenses de justice ". Certaines de ces indications chiffrées, qui se présentent sous forme de fourchettes, sont les suivantes :

"Consultation :

"Consultation orale : 200 à 400 frans ;

"Consultation exceptionnelle : suivant temps,

et intérêt du litige ;

"Pénal :

" - tribunal de police : 1 200 à 3 000 francs ;

" - tribunal correctionnel : sans instruction : 3 000 à 6 000 francs (.).

"Conseil des prud'hommes :

" - référé : 1 500 à 5 000 francs ;

" - fond : 3 000 à 8 000 francs.

(.).

"Cour d'appel : 5 000 à 12 000 francs ;

"Suivi d'exécution : temps passé."

Sous la rubrique " convention indicative ", il est précisé que, lorsque les parties en conviennent, " l'honoraire de résultat ne pourra être recouvré que lorsque la décision sera définitive et son exécution effective. L'honoraire de résultat sera calculé par tranches cumulatives selon les pourcentages indicatifs suivants :

"10 % de 25 000 à 100 000 francs ;

" 5 % de 200 000 à 500 000 francs ;

" 8 % de 100 000 à 200 000 francs ;

" 2 % au-dessus de 500 000 francs ".

En juillet 1994, le Conseil de l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble a établi et diffusé dans le " Bulletin du bâtonnier ", le numéro " spécial honoraires " qui donne des indications d'honoraires tant pour les prestations judiciaires que juridiques. Le tableau ci-après, relatif aux procédures judiciaires, compare ce document à celui relatif à l'année 1993.

EMPLACEMENT TABLEAU

S'agissant des activités du conseil juridique, le Bulletin du bâtonnier donne également des fourchettes d'honoraires ou des montants minimums d'honoraires :

"Le juridique :

" - constitution SAR, EURL, SNC : 6 000 à 8 000 francs ;

" - constitution SCI : 4 000 à 7 000 francs ;

" - constitution SA : 8 000 à 12 000 francs (...)

"Sociétés : consultation :

" - verbale (1 heure) : à partir de 700 francs ;

" - écrite (1 heure) : à partir de 900 francs (...)

"Assistance juridique, secrétariat des sociétés (étude et préparation dossier AGO annuelle, formalités, greffe.) :

" - SARL et autres sociétés annuel majoré, par fraction de capital : 4 000 à 6 000 francs :

"Au-dessus de : 50 000 francs de : 840 francs ;

100 000 francs de : 730 francs ;

200 000 francs de : 1 110 francs ;

300 000 francs de : 930 francs ;

500 000 francs de : 2 220 francs ;

" - SA annuel majoré par fraction de capital : 4 000 à 10 000 francs :

"Au-dessus de : 250 000 francs de : 2 220 francs ;

500 000 francs de : 3 280 francs ;

1 000 000 francs de : 2 220 francs ;

1 500 000 francs de : 2 170 francs ;

2 000 000 francs de : 6 570 francs ;

" - SCI, assoc. 1901, SNC : 2 400 francs (.).

"Nantissement-obligations : 3 000 francs ;

"Nantissement avec garanties : 3 800 francs (.).

Social : assistance :

" - contrat de travail : lettre d'engagement : 1 000 francs ;

" - contrat à durée déterminée : 2 000 francs ;

" - contrat à durée indéterminée : 5 000 francs ;

(.) ;

" - conventions de participation : 4 180 francs ;

" - transaction (rédaction et négociation) et suivant résultat : 2 500 francs ;

" - accord de participation minimum de : 5 000 francs.

Le Bulletin du bâtonnier de juillet 1994 indique par ailleurs que, pour les honoraires de résultat, les membres de la commission des honoraires ont conseillé " à chaque confrère, de prévoir à l'avance, avec le client, un honoraire de résultat si celui-ci en est d'accord, en interrogeant éventuellement Monsieur le Bâtonnier sur le montant de cet honoraire qui sera versé in fine, dans l'hypothèse où il ne s'agit pas d'une procédure avec enjeu financier facilement déterminable. Enfin, pour être précis, la commission a modifié légèrement les tranches qui figuraient sur la précédente convention d'honoraires.

Après discussion, le Conseil de l'Ordre arrête les éléments suivants :

- 10 % de 25 000 à 100 000 francs

- 8 % de 150 000 à 300 000 francs

- 6 % de 300 000 à 600 000 francs

- 4 % au-dessus de 600 000 francs ".

Par procès-verbal d'audition du 12 octobre 1994, Me Bénichou, bâtonnier de l'Ordre, a déclaré : " L'opacité des honoraires et le fait que les avocats gèrent en permanence des contentieux ont certainement contribué à donner une image de la profession qui n'est pas très bonne. Pour essayer de l'améliorer le Barreau de Grenoble s'est fixé comme objectif d'arriver à une plus large transparence tarifaire. C'est dans cet esprit et dans ce but que le Conseil de l'Ordre a pris plusieurs initiatives dont notamment : - élaboration de conventions types pour inciter les avocats à recourir plus fréquemment aux devis préalables et à la convention d'honoraires, - préconisation de l'affichage des honoraires dans leur cabinet, - réalisation d'une étude plus poussée sur les honoraires effectivement pratiqués par les avocats du Barreau de Grenoble, - signature d'une charte avec les associations de consommateurs, la Chambre de commerce, - mise en place du chèque conseil ".

Il a par ailleurs déclaré que l'étude relative aux honoraires, publiée au Bulletin du bâtonnier du 12 juillet 1994, " correspondait également à une demande des magistrats qui, confrontés à l'application de l'article 700 du Code de procédure civile et à la diversité des honoraires sont souvent gênés pour apprécier les prétentions des parties dans ce domaine ".

Me Dolon, " responsable de la commission honoraires " a déclaré que " l'état récapitulatif des honoraires habituellement pratiqués " était le reflet des " honoraires habituellement pratiqués " et que ce nouvel état marquerait un progrès par rapport au précédent en ce sens qu'il aurait été établi selon une analyse plus élaborée et tiendrait compte de l'entrée dans la profession des anciens conseils juridiques. Me Dolon a par ailleurs précisé le mode d'élaboration du document et la façon dont il devait être utilisé : " Les travaux de la commission ont débuté au début de cette année (c'est-à-dire au début de l'année 1994). Une vingtaine de réunions ont été organisées par la commission sur ce sujet et la mise au point de documents types destinés à favoriser le recours aux conventions d'honoraires. Ainsi, nous avons procédé par étape et analysé les honoraires pratiqués, par types de procédures, tels qu'ils apparaissent au bulletin du bâtonnier. Sur chaque chapitre, la commission a invité plusieurs avocats représentant la diversité de leurs statuts et des cabinets (taille, spécialisation des cabinets, avocat généraliste, collaborateur). Les réunions regroupaient 10 à 15 avocats dont les cinq membres permanents de la commission. Chaque prestation a fait l'objet d'un examen attentif. (...) Cet état constitue un outil de travail pour les confrères, utile pour établir les devis et les conventions. La tranche inférieure de prix indiquée dans l'état récapitulatif ne constitue pas un prix minimum. Les différentes fourchettes de prix retenues et soumises à l'approbation du Conseil de l'Ordre écartent les extrêmes. Par ailleurs, il est apparu au cours de notre analyse que le prix inférieur correspondait souvent au prix plafond alloué par l'Etat dans le cadre de l'aide juridictionnelle. "

Pour sa part, par procès-verbal du 28 février 1996, Me Gallizia, bâtonnier en exercice, a déclaré que " les documents " barème indicatif proposé " et " spécial honoraires " ont été établis dans le but de répondre aux besoins d'information des justiciables et des juridictions. S'agissant du document le plus récent " spécial honoraires ", il était normal d'écrêter les montants (d'honoraires) les plus faibles et les plus élevés enregistrés " car le barreau de Grenoble comporte 330 avocats et, " tandis que certains d'entre eux travaillent seuls et sans frais de structure, d'autres sont identifiables à des chefs d'entreprises devant faire face à de très lourdes charges (...) Les coûts horaires des différentes structures étaient donc très différents (...) mon prédécesseur a souhaité présenter une information moyenne éliminant des extrêmes non représentatifs ".

Par procès-verbal du 6 décembre 1994, Me Montoya a déclaré : " Nous avons connaissance de l'étude faite par le Conseil de l'Ordre sur les honoraires d'avocat, et publiée au bulletin du Bâtonnier en 1994 ; ainsi que le barème indicatif précédent. Ces documents présentent peu d'utilité pour le Cabinet dans la mesure où nous sommes relativement structurés. Il nous permet simplement de nous situer par rapport à la profession. A la limite, ces documents peuvent servir de repère pour les jeunes avocats qui s'installent ".

Par procès-verbal du 5 décembre 1994, Me Bellon a déclaré : " Nous avons en notre possession le barème publié par l'Ordre des avocats de Grenoble.. En tant qu'anciens conseillers juridiques pour établir nos honoraires, nous prenons en compte trois séries de considérations : le temps passé, la valorisation du service rendu, la notion purement économique des coûts des structures. Les avocats de souche ont plutôt tendance à se baser sur un barème tandis que les anciens conseillers juridiques établissent leurs honoraires en fonction d'éléments complexes et variés ".

Par procès-verbal du 6 décembre 1994, Me Joannon a déclaré : " Nous n'avons pas participé à l'étude réalisée par le Conseil de l'Ordre en matière d'honoraires. Ce bulletin du Bâtonnier n'attire pas particulièrement notre attention du fait qu'il traite essentiellement du judiciaire. Par ailleurs, je n'ai pas été invité à communiquer à l'Ordre ma méthode de facturation et mes honoraires pratiqués ".

Par procès-verbal du 8 décembre 1994, Mes Albert et Crifo ont déclaré : " Le document que vous me présentez, extrait du bulletin du Bâtonnier n'a jamais été considéré par nous comme un barème et nous ne l'avons jamais utilisé de quelque façon que ce soit. Il nous est arrivé souvent de pratiquer des honoraires inférieurs à ceux figurant au document édité par l'Ordre ".

Me Fichter a également, par procès-verbal du 14 décembre 1986, déclaré : " Pour ma part, compte tenu de la spécificité de mon cabinet et notamment sa taille et son type de clientèle, je trouve ce barème trop impersonnel pour les petits litiges et il me semble trop élevé pour ceux-ci. Je pratique souvent des prix inférieurs aux prix planchers mentionnés sur le barème de l'Ordre ".

II. - Sur la base des constatations qui précèdent, le Conseil,

Sur la procédure,

Considérant que l'Ordre des avocats au barreau de Grenoble soutient que " la saisine ministérielle ne vise que l'état récapitulatif des honoraires habituellement pratiqués, alors que le ministre chargé de l'Economie était parfaitement bien informé par le rapport administratif d'enquête de l'existence d'un document précédent qu'il n'a pas soumis à l'appréciation du Conseil de la concurrence. C'est donc de façon tout à fait délibérée que le ministre chargé de l'Economie a ainsi précisé la saisine, limitée à un seul et unique document. Le Conseil de l'Ordre considère, dans ces conditions, le Conseil de la concurrence étant saisi " in rem ", que c'est le seul document sur lequel il doit s'expliquer et que c'est par erreur que la notification de griefs vise les " documents " qu'il a pu éditer et diffuser " ;

Mais considérant que si la lettre de saisine fait effectivement référence au seul document intitulé " état récapitulatif des honoraires ", le dossier transmis au Conseil à l'appui de cette saisine comportait de nombreux autres documents parmi lesquels celui qui est intitulé " les honoraires de l'avocat " ; que le Conseil de la concurrence étant saisi, in rem, du fonctionnement du ou des marchés concernés par l'ensemble du dossier soumis à son appréciation, le rapporteur devait donc, sans commettre d' "erreur", faire porter son instruction sur cet ensemble ;

Sur le marché pertinent,

Considérant que l'Ordre des avocats au barreau de Grenoble soutient qu'au cours de l'instruction le marché n'aurait pas été délimité, l'absence persistante d'une telle délimitation ne permettant pas d'apprécier une éventuelle entrave à la concurrence ;

Mais considérant que les griefs notifiés concernent des pratiques prohibées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée en tant que leur objet et leur potentialité d'effets étaient anticoncurrentiels " sur un marché " ; que le marché est défini comme le lieu sur lequel se rencontrent l'offre et la demande pour un produit ou un service spécifique ; qu'en l'espèce, la demande correspond aux besoins de prestations juridiques et judiciaires exprimés par des personnes physiques ou morales ; que l'offre émane notamment des professionnels du droit que sont les avocats et comporte les différentes prestations décrites au I de la présente décision ; que, si les demandeurs peuvent s'adresser à des avocats relevant d'autres barreaux, il n'est pas contesté que, dans la majorité des cas, s'agissant en particulier d'affaires simples, ils ont recours à un avocat exerçant dans leur environnement proche ; que le marché concerné est donc celui des prestations juridiques et judiciaires sur lequel opèrent les avocats inscrits au barreau de Grenoble ;

Sur les pratiques constatées,

Considérant que l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble a, de 1992 à 1994, établi et diffusé auprès de ses membres des documents successivement intitulés " les honoraires de l'avocat " et " état récapitulatif des honoraires " ; que ces documents comportent une liste des prestations susceptibles d'être fournies dans le cadre de diverses procédures ; que s'agissant des affaires judiciaires, le document " les honoraires de l'avocat " pour les années 1992 et 1993 comporte des fourchettes d'honoraires ; que, sous la rubrique " convention indicative ", il indique que " l'honoraire de résultat ne pourra être recouvré que lorsque la décision sera définitive et son exécution effective. L'honoraire de résultat sera calculé par tranches cumulatives selon les pourcentages indicatifs suivants : 10 % de 25 000 à 100 000 francs, 5 % de 200 000 à 500 000 francs, 8 % de 100 000 à 200 000 francs, 2 % au-dessus de 500 000 francs " ; que le document " état récapitulatif des honoraires " émis en 1994 donne également des fourchettes d'honoraires tant pour les prestations judiciaires que juridiques ; que des prestations de conseil juridique sont assorties de montants minimums d'honoraires ; que le Bulletin du bâtonnier de juillet 1994 comporte les mentions selon lesquelles : " la commission a modifié légèrement les tranches qui figuraient dans la précédente convention d'honoraires. Après discussion, le Conseil de l'Ordre arrête les éléments suivants : 10 % de 25 000 à 100 000 francs, 8 % de 150 000 à 300 000 francs, 6 % de 300 000 à 600 000 francs, 4 % au-dessus de 600 000 francs " ;

Considérant qu'il résulte de la comparaison des documents intitulés " les honoraires de l'avocat " et " spécial honoraires " établis et diffusés en 1992-1993 et 1994 que le nombre des prestations visées a été sensiblement accru ; qu'entre ces mêmes dates, les montants d'honoraires ont, s'agissant de différentes prestations, fait l'objet d'augmentations pouvant aller jusqu'à 80 % ;

Considérant que, si le bâtonnier de l'Ordre a déclaré que les documents en cause avaient été établis " dans le but de répondre aux besoins d'information des justiciables et des juridictions ", il est constant qu'ils ont tout d'abord été présentés comme reflétant les " honoraires habituellement pratiqués ", puis comme le fruit des travaux d'une commission constituée au sein du barreau ; que, pour chaque type de prestation, cette "commission a invité plusieurs avocats représentant la diversité de leurs statuts et des cabinets " ; qu'il n'a pas été contesté que ces documents n'ont pas été élaborés sur la base d'une enquête générale auprès de l'ensemble des membres de la profession ou d'un échantillon représentatif au sens statistique du terme ; que l'Ordre des avocats au barreau de Grenoble est d'autant moins fondé à soutenir que lesdits documents auraient eu un caractère informatif qu'il a été indiqué par Me Dolon que " les différentes fourchettes de prix relevées et soumises à l'approbation du Conseil écartent les extrêmes " ; qu'ainsi ce document ne saurait avoir le caractère d'une simple mercuriale ; que, pour leur part, Mes Albert, Crifo et Fichter, également avocats au barreau de Grenoble, ont déclaré pratiquer souvent " des honoraires inférieurs à ceux figurant au document édité par l'Ordre " ou " des prix inférieurs aux prix planchers mentionnés sur le barème de l'Ordre " ; qu'ainsi les documents en cause ne sauraient avoir le caractère d'une simple mercuriale ;

Considérant que l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble soutient, par ailleurs, qu'il aurait cherché, par l'établissement et la diffusion des documents en cause, à favoriser la transparence de l'information au bénéfice des justiciables ;

Mais considérant que, si elle était recherchée, cette transparence n'imposait pas que fussent établis et diffusés les documents en cause, et que soit donc adopté un barème unique d'honoraires pour l'ensemble du barreau ; qu'au contraire une telle transparence pouvait être mieux assurée par l'établissement par chaque cabinet d'avocat de ses propres honoraires ;

Considérant enfin que l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble soutient que les documents en cause n'avaient ni objet ni effet anticoncurrentiel et n'étaient pas susceptibles de porter une atteinte sensible potentielle au jeu de la concurrence ;

Mais considérant qu'en élaborant et diffusant ces documents, l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble a pu conduire ses membres à fixer leurs honoraires, non selon les conditions d'exploitation propres de leurs cabinets, mais en se référant aux indications du barème; que, d'ailleurs, Me Montoya a déclaré " Nous avons connaissance de l'étude faite par le Conseil de l'Ordre sur les honoraires d'avocat (...) Il nous permet simplement de nous situer par rapport à la profession (...) Ces documents peuvent servir de repère pour les jeunes avocats qui s'installent " et que Me Bellon a déclaré : "Les avocats de souche ont plutôt tendance à se baser sur un barème " ; que, comportant la plus grande partie des prestations que peuvent rendre les avocats dans les affaires courantes, et ayant été diffusés à l'ensemble des membres du barreau, ces barèmes ont nécessairement pu avoir un effet anticoncurrentiel sensible sur le marché local des prestations juridiques et judiciaires relevant au surplus du monopole édicté par l'article 4 de la loi du 31 décembre 1971, même si l'influence directe de ce barème est impossible à mesurer;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède qu'en élaborant et en diffusant les documents " barème indicatif proposé " et " spécial honoraires " pour les années 1992-1993 et 1994 ci-dessus analysés, l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble a mis en œuvre des pratiques qui ont eu pour objet et ont pu avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché considéré; que de telles pratiques sont prohibées par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Sur les sanctions,

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé de l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos. Si le contrevenant n'est pas une entreprise, le montant maximum est de dix millions de francs (...) Le Conseil de la concurrence peut ordonner la publication de sa décision dans les journaux ou publications qu'il désigne, l'affichage dans les lieux qu'il indique et l'insertion de sa décision dans le rapport établi sur les opérations de l'exercice par les gérants, le conseil d'administration ou le directoire de l'entreprise. Les frais sont supportés par la personne intéressée " ;

Considérant qu'il convient, par application de l'article 13 ci-dessus rappelé, de prévenir la poursuite de telles pratiques en enjoignant à l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble de ne plus élaborer ni diffuser de barèmes d'honoraires et d'en informer tous les membres du barreau ;

Considérant que pour apprécier le dommage à l'économie, il y a lieu de retenir que les documents en cause donnaient des indications d'honoraires, comportant notamment des montants minimums, pour un très grand nombre de prestations juridiques et judiciaires ; que la gravité des pratiques doit s'apprécier en tenant compte de la circonstance que les documents " barème indicatif proposé " et " spécial honoraires " ont été diffusés à l'ensemble des membres du barreau ; que, par ailleurs, le ministère d'avocat est, s'agissant de différentes procédures, obligatoire ; qu'enfin, l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble ne pouvait ignorer les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant qu'invité à produire le montant de ses ressources, l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble, qui compterait 330 avocats inscrits, s'est borné à faire état de son " bénéfice avant impôt sur les sociétés " pour l'année 1997 qui s'est élevé à 670 142 francs ; que, faute d'autres éléments, il y a lieu d'infliger au barreau de Grenoble une sanction pécuniaire de 500 000 francs.

Décide :

Article 1er : Il est établi que l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble a enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Article 2 : Il est enjoint à l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble, d'une part, de ne plus élaborer ni diffuser de " Barème indicatif proposé ", de " Spécial honoraires " ou d'" état récapitulatif honoraires " contenant l'indication de montants, de minimums ou de fourchettes d'honoraires et, d'autre part, d'adresser, dans un délai de deux mois à compter de sa notification, la copie de la présente décision à chacun des avocats inscrits au barreau de Grenoble.

Article 3 : Il est infligé à l'Ordre des avocats du barreau de Grenoble une sanction pécuniaire de 500 000 francs.