Conseil Conc., 11 juin 1997, n° 97-D-47
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques concernant le marché de l'extension du service des urgences de l'hôpital de Hautepierre à Strasbourg
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport de M. André-Paul Weber, par M. Barbeau, président, MM. Cortesse, Jenny, vice-présidents.
Le Conseil de la concurrence (commission permanente),
Vu la lettre enregistrée le 3 juillet 1996 sous le numéro F 887, par laquelle le ministre délégué aux finances et au commerce extérieur a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par des sociétés soumissionnaires à un des lots du marché de l'extension du service des urgences de l'hôpital de Hautepierre à Strasbourg ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu les lettres en date du 24 janvier 1997 du président du Conseil de la concurrence notifiant aux parties et au commissaire du Gouvernement sa décision de porter le dossier en commission permanente, conformément aux dispositions de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; Vu les observations présentées par la SA Etablissements Pierrot René et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés Pierrot René et Ruiu entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés.
I- CONSTATATIONS
Les hôpitaux universitaires de Strasbourg ont fait paraître au Bulletin officiel des annonces des marchés publics du 13 avril 1995 un appel à candidatures concernant "l'extension des urgences et de la réanimation médicale de l'hôpital de Hautepierre en vue d'un marché sur appel d'offres restreint réparti en 34 lots, le lot 31 concernant les fauxplafonds". La date limite de réception des candidatures avait été fixée au 9 mai 1995. Il était prévu que le choix des candidats invités à soumettre une offre se ferait "sur la base des renseignements concernant la situation personnelle de l'entreprise ainsi que sur la base d'une évaluation économique et technique de l'entreprise".
S'agissant du lot 31, la commission de sélection des candidatures a retenu les candidatures des entreprises SA Etablissements Pierrot René, SARL Inter Décor, SA Etablissements Ruiu G. et Entreprise Kesser. Afin d'intensifier la concurrence, la commission a décidé de contacter trois offreurs supplémentaires, les entreprises Ergenekon, Schultz et Getsiel. Au total, les entreprises SA Etablissements Pierrot René, SARL Inter Décor, SA Etablissements Ruiu G., Ergenekon et Kesser ont retiré un dossier en vue de soumissionner. Le 29 août 1995, lors de l'ouverture des plis, quatre offres ont été recensées : SA Etablissements Pierrot René (2 328 591,18 F), SA Etablissements Ruiu G. (2 441 524,57 F), Entreprise Ergenekon (1 880 044,69 F) et SARL Inter Décor (1 331 165,46 F).
Les offres moins-disantes ayant été considérées comme anormalement basses, le marché a été déclaré infructueux et la commission d'appel d'offres a décidé de recourir à un marché négocié au terme duquel les travaux ont été dévolus au groupement Pierrot-Ruiu pour 1 916 298 F, soit avec un rabais de 17,7 % par rapport à l'offre initiale de la société Pierrot René.
Le président directeur général de la SA Etablissements Pierrot René a déclaré le 12 décembre 1995 avoir "été informé du marché concernant l'extension des services d'urgence de l'hôpital de Hautepierre de Strasbourg et plus particulièrement du lot n° 31 "pose de faux-plafonds" par l'intermédiaire des affiches moniteur (...) La date d'ouverture des plis était fixée au 29 août 1995 avec remise des offres pour le 25 août 1995 dernier délai. S'agissant de pose de faux plafonds et lorsque les marchés dépassent 500 000 F HT, nous préférons remettre une offre en groupement, souvent d'ailleurs avec la société Ruiu (...) Sur le lot n° 31 du marché concerné et compte tenu de l'importance des travaux, le principe d'une remise d'offre de prix en groupement a été retenu avec la société Ruiu. J'ai donc personnellement rencontré M. Ruiu Gérald le mercredi 23 août 1995 à 10 heures en vue de réaliser l'offre de prix. La date de remise des offres étant toutefois imminente, nous n'avons pas eu le temps de constituer notre groupement. J'ai, en conséquence, demandé à M. Ruiu de majorer ses prix de l'ordre de 5 % afin qu'il n'y ait pas la même offre de prix entre nos deux entreprises. Il était entendu que nous aurions demandé un rendez-vous à M. Benz, directeur des projets des hôpitaux universitaires de Strasbourg si mon entreprise avait été déclarée attributaire du lot n° 31 à l'issue de l'ouverture des plis afin de lui expliquer l'ensemble des problèmes rencontrés sur ce dossier (bardage extérieur) et afin de proposer un groupement Pierrot-Ruiu".
À la même date, mais quelques heures plus tard, le président-directeur général de la SA Etablissements Ruiu G. a, pour sa part, déclaré : "Notre société a fait acte de candidature pour ce marché à titre individuel. Par la suite, nous avons décidé de constituer un groupement avec la société René Pierrot (...) Pour ce faire, j'ai donc pris contact avec M. Pierrot Christian avec lequel j'ai élaboré le niveau des prix unitaires devant figurer dans notre offre commune. Après avoir donné des consignes à ma secrétaire (qui est également ma fille) de prendre contact avec la secrétaire de la société Pierrot pour établir administrativement notre offre conjointe, je suis parti en vacances avec mon épouse. Nous avons été absents de l'entreprise des 5 août au 19 août 1995. J'ai découvert que le maître d'ouvrage, les hôpitaux universitaires de Strasbourg, avait reçu une offre individuelle de Ruiu après l'ouverture des plis, vers la fin septembre. J'ai appris ultérieurement que si Ruiu avait remis une offre individuelle, c'était à la suite d'un échange téléphonique entre la secrétaire de la société Pierrot et la secrétaire de ma société, la secrétaire de Pierrot ayant dicté les prix unitaires à porter au bordereau de prix de Ruiu. Je pense qu'il s'agit d'une erreur d'interprétation de la secrétaire de M. Pierrot. Le bordereau du prix de ce marché a été signé par ma fille et je ne l'ai pas contrôlé avant son dépôt aux hôpitaux universitaires de Strasbourg".
II- SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL,
Sur les faits relevés :
Considérant qu'il n'est pas contesté que les dirigeants des entreprises SA Etablissements Pierrot René et SA Etablissements Ruiu G. se sont effectivement rencontrés le 23 août 1995, antérieurement à la date de remise des offres fixée au 25 août 1995 et qu'auparavant ils avaient établi des "contacts" ; qu'il résulte des déclarations du présidentdirecteur général de la SA Etablissements Ruiu G. que ces contacts ont été antérieurs au 5 août 1995 ;
Considérant que les représentants des deux sociétés ont affirmé que lors de ces "contacts" "ils avaient envisagé de soumissionner sous forme de groupement" et avaient alors élaboré "le niveau des prix unitaires devant figurer dans (l')offre commune" ; qu'ils ont ajouté que "le laps de temps existant entre la date du 23 août 1995 à laquelle se sont rencontrés les dirigeants des deux entreprises et le 25 du même mois, délai de rigueur pour déposer les offres était extrêmement court en vue d'élaborer l'ensemble des formalités nécessaires à la constitution d'un groupement" ;
Mais considérant qu'il est établi que la SA Etablissements Ruiu G. a été invitée par la SA Etablissements Pierrot René à "majorer ses prix de l'ordre de 5 % afin qu'il n'y ait pas la même offre entre (les) deux entreprises" et que, dès lors, avant même le dépôt de leur offre, les deux entreprises avaient décidé de ne pas soumissionner en groupement ; qu'elles ont effectivement déposé deux offres distinctes, l'offre de la SA Etablissements Ruiu G. s'étant établie à 2 441 524,27 F et celle de la SA Etablissements Pierrot René à 2 328 591,18 F (+ 4,81 %) ;
Considérant dès lors que, quelles qu'aient été leurs intentions d'origine, le dépôt de deux soumissions concertées apparemment indépendantes par les sociétés SA Etablissements Ruiu G. et SA Etablissements Pierrot René a eu pour effet de tromper le maître d'ouvrage sur la réalité de la concurrence existant entre elles et de faire en sorte que l'offre de la première soit une soumission de couverture au bénéfice de la seconde; que ces entreprises se sont donc livrées à une pratique qui avait pour objet et pouvait avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché considéré, pratique prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Sur les sanctions :
Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : "Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos" ; qu'en application de l'article 22 de la même ordonnance la commission permanente peut prononcer les mesures prévues à l'article 13, les sanctions infligées ne pouvant, toutefois, excéder 500 000 F pour chacun des auteurs des pratiques prohibées ;
Considérant que pour apprécier la gravité des pratiques constatées d'échange d'informations et de soumission de couverture, il convient de considérer que le marché ayant été déclaré infructueux, il a finalement été attribué, au terme d'une négociation, aux deux entreprises concernées pour un prix inférieur de plus de 17 % à celui déposé initialement par la société Pierrot ; que ces pratiques sont intervenues à propos de l'extension du service des urgences d'un hôpital ; qu'elles ont été mises en œuvre par des entreprises spécialisées d'importance départementale dans un contexte peu concurrentiel puisque quatre candidats seulement ont été appelés à concourir au lot 31 ; que l'importance du dommage causé à l'économie par ces pratiques résulte de ce qu'elles avaient pour objet et pouvaient avoir pour effet de faire échec au déroulement régulier de la procédure d'appel d'offres dans ce marché d'extension du service des urgences d'un hôpital public dont le lot 31 concerné représentait près de 2 millions de francs ;
Considérant que la SA Etablissements Pierrot René a réalisé au cours de l'exercice de 12 mois clos le 31 mars 1996, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires en France de 35 735 838 F, une perte d'exploitation de 3 580 520 F et une perte nette de 3 731 402 F ; que cette société a déposé son bilan le 8 mars 1996 et qu'elle a été mise en redressement judiciaire le 11 mars 1996 ; qu'au terme d'une période d'observations, elle a été admise au bénéfice d'un plan de redressement et d'apurement de son passif par jugement du Tribunal de grande instance de Strasbourg du 17 mars 1997 ; qu'en fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 35 000 F ;
Considérant que la SA Etablissements Ruiu G. a réalisé au cours de l'exercice de 12 mois clos le 30 septembre 1996, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires en France de 14 241 110 F, un bénéfice d'exploitation de 34 083 F et un bénéfice net de 39 774 F ; qu'en fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 14 000 F,
Décide :
Article 1er - Il est établi que les entreprises SA Etablissements Pierrot René et SA Etablissements Ruiu G. ont enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Article 2 - Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :
- 35 000 F à la SA Etablissements Pierrot René,
- 14 000 F à la SA Etablissements Ruiu G.