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Décisions

Conseil Conc., 20 octobre 1999, n° 99-D-63

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques mises en œuvre par la société Intégris

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président : Mme Hagelsteen; Vice-président : Mme Pasturel, M. Cortesse.

Conseil Conc. n° 99-D-63

20 octobre 1999

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 13 décembre 1996 sous le numéro F 925, par laquelle la société Twinsys-Dataguard a saisi le conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Intégris; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifiée pris pour son application; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement; Vu les autres pièces du dossier; Le rapporteur, le rapporteur général et le commissaire du Gouvernement entendus, le représentant de la société Twinsys-Dataguard ayant été régulièrement convoqué; Après en avoir délibéré hors de la présence du rapporteur et du rapporteur général, Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :

I. - CONSTATATIONS

A. - Le secteur concerné

Le secours informatique est destiné à pallier, par la mise en œuvre de solutions de substitution, les conséquences d'un sinistre matériel (inondation, incendie, tremblement de terre, etc.) susceptible d'affecter le bon fonctionnement d'un système informatique ou d'une indisponibilité de ce système pour toute autre cause (déménagement, travaux). Cette activité s'est développée en France à partir des années 1970 sous la pression des compagnies d'assurances. Elle implique, comme en matière d'assurance, une analyse des risques et de leurs conséquences. Les utilisateurs d'un système informatique (entreprises ou administrations) peuvent soit assurer leur propre secours en prévoyant un site informatique de repli en interne, soit rechercher des solutions de secours externes.

La lourdeur des investissements nécessaires, la rapidité de leur renouvellement dans le secteur informatique expliquent qu'en cas de défaillance, nombre d'entreprises ne peuvent assurer elles-mêmes à un coût acceptable le secours de leurs systèmes informatiques les plus puissants et recourent aux services d'un prestataire de service extérieur. Contre le paiement d'un abonnement, les entreprises de secours informatique s'engagent à mettre à la disposition de leurs clients, dans de brefs délais, des locaux et des équipements informatiques de substitution qui contiennent tout ou partie de la configuration des applications informatiques de ces clients. L'entreprise de secours peut également fournir l'assistance de personnel spécialisé. Les contrats de secours, d'une durée habituelle de trois ans, prévoient généralement la réalisation d'un ou plusieurs exercices de secours destinés à permettre au client d'effectuer les tâches qui lui semblent nécessaires pour se préparer à un secours en cas de sinistre. Certaines entreprises plus spécialisées fournissent des environnements de travail complets pour des métiers précis, par exemple pour les "traders" .

Ces équipements sont "mutualisés" , ce qui signifie qu'ils peuvent servir à assurer le secours de plusieurs clients et qu'il existe un risque de devoir faire face simultanément à plusieurs demandes de secours. Les recommandations du Club de la sécurité informatique français (CLUSIF), association regroupant les responsables de la sécurité informatique de grandes entreprises et administrations, prévoient un taux de mutualisation de vingt à vingt-cinq clients par machine. Les contrats de secours prévoient généralement des règles de priorité destinées à régler l'ordre d'attribution des configurations de secours en cas d'alertes multiples exédant les capacités d'accueil de l'entreprise de secours. Mais il peut exister des conflits de priorité. En fonction du nombre et de la localisation de leurs clients, les entreprises de secours informatique sont donc amenées à apprécier la probabilité de demandes de secours concomitantes et à mettre éventuellement en place les moyens d'assurer un secours dit de" deuxième niveau"destiné à faire face à la défaillance de leurs installations de premier niveau. Le secours de deuxième niveau permet de gérer les cas dans lesquels le site de secours principal est soit déjà occupé par un ou plusieurs abonnés sinistrés, soit rendu inaccessible pour quelque cause que ce soit.

Ce secteur du secours informatique est segmenté entre les systèmes dits "propriétaire" , qui ne sont pas compatibles entre différentes marques de constructeurs, et les systèmes dits "ouverts" , compatibles entre différentes marques. IBM fournit 75 % des systèmes prioritaires contre 25 % pour Bull. Les grands fabricants de matériel informatique ont, d'ailleurs chacun créé des filiales spécialisées pour l'activité de secours : Intégris pour Bull, Axone pour IBM, Securodis pour Hewlett-Packard. De manière général, il apparaît que, sous l'effet conjugué de la baisse des prix, de l'augmentation de la puissance des appareils et de la décentralisation des entreprises, les systèmes prioritaires sont progressivement remplacés par des réseaux de systèmes informatiques ouverts et décentralisés. Le secteur de secours informatique a suivi cette évolution.

La demande de prestations de secours informatique émane principalement d'entreprises, quelle que soit leur taille, qui accordent un caractère stratégique à la continuité du fonctionnement de leur système informatique : banques, assurances, administrations, groupes multinationaux. Environ 45 % des entreprises implantées aux États-Unis ont prévu des solutions de secours contre seulement 10 % en France. Il est vraisemblable que cette activité se développera dans les prochaines années.

B. - Les sociétés

Filiale de la société de droit américain Dataguard Recovery Services Inc., dont la nouvelle dénomination sociale est devenue Strategia, la société Twinsys-Dataguard a été créée le 16 mars 1995 pour reprendre le fonds de commerce de la société Twinsys placée en redressement judiciaire par jugement du Tribunal de commerce de Nanterre en date du 10 novembre 1994. La société Twinsys avait été créée en octobre 1992 dans le cadre de la filialisation des activités de secours informatique de la société Télésystème, elle-même société de services informatiques et filiale de France Télécom.

L'offre de prestations de secours sur des systèmes informatiques de marque Bull représente environ 95 % de l'activité de la société Twinsys-Dataguard. Nombre de ses clients sont des administrations ou des entreprises publiques équipées de matériel informatique de marque Bull. En 1997, cette société a réalisé un chiffre d'affaires de 41 millions de F.

La société Intégris Data service France est une filiale à 100 % de la société Bull. Cette société est spécialisée dans le traitement de l'informatique d'entreprise (infogérance) et dans l'offre de solutions de secours informatique. Le montant du chiffre d'affaires dégagé par l'activité de secours est estimé à la somme de 66 millions de F pour l'année 1997, le chiffre d'affaires total de la société étant de l'ordre de 500 millions de F.

C - Les pratiques dénoncées

La société Twinsys possédait à Cergy un deuxième centre de secours qu'elle a abandonné à la suite des difficultés qu'elle a rencontrées. Après la reprise du fonds de commerce de cette société, la société Twinsys-Dataguard a souhaité compléter son offre de prestation et mettre en place une solution de secours de deuxième niveau afin de pouvoir faire face à l'éventualité de la survenance de plusieurs sinistres. Ce besoin de secours de deuxième niveau portait sur le plus gros ordinateur de marque Bull dont dispose la société Twinsys-Dataguard : le GCOS8, d'une valeur de 45 millions de F en 1990 et dont il n'existe en France que 200 exemplaires. Elle a alors conclu le 13 avril 1995 avec la société Intégris un contrat par lequel cette société accepterait de mettre à disposition un centre de secours" pour le cas où son propre centre de secours serait déjà occupé par un ou des abonnés sinistrés, ou inaccessible pour quelque cause que ce soit" . Ce contrat, conclu pour une durée de six mois renouvelable par tacite reconduction sauf résiliation dans les conditions prévues par son article 8, a été résilié par la société Twinsys avec effet à la date du 30 novembre 1996. A cette époque, la société Intégris était engagée dans des négociations avec la société Dataguard Recovery Services Inc. aux Etats-Unis, en vue d'un rapprochement de leurs activités.

La société Twinsys-Dataguard expose qu'en refusant de renouveler ce contrat et en l'invitant à créer elle-même un second centre de secours tout en sachant qu'elle n'en avait pas les moyens financiers compte tenu du prix du GCOS8, la société Intégris a abusé de sa position dominante sur le marché du secours informatique. Elle soutient que la société Intégris cherchait à l'évincer du marché du secours informatique pour exercer une pression dans le cadre des négociations qui se déroulaient alors avec la société Dataguard Recovery Services Inc.

II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL

En ce qui concerne le marché pertinent :

Considérant que les prestations de secours informatique ne font pas appel à des techniques ou des solutions différentes selon qu'elles sont mises en œuvre dans le cadre d'un secours de premier ou de deuxième niveau; que la prestation de secours dite de deuxième niveau constitue une modalité de l'offre proposée par l'entreprise de secours informatique destinée à assurer une plus grande sécurité à ses clients dans les cas où le site de secours principal est soit déjà occupé par un ou plusieurs abonnés sinistrés, soit rendu inaccessible pour quelque cause que ce soit ;

Considérant que les systèmes informatiques dits "propriétaires" sont techniquement incompatibles entre eux; que les offres de prestations de secours informatique portant sur les systèmes "propriétaires" du constructeur Bull sont en conséquence non substituables aux offres de secours informatique portant sur d'autres systèmes "propriétaires" parce que les matériels en cause sont techniquement incompatibles; qu'ainsi, le marché à prendre en considération est celui du secours informatique portant sur les systèmes" propriétaires" du constructeur Bull;

En ce qui concerne la position de la société Intégris sur le marché :

Considérant que,sur ce marché, la société Intégris répond à environ 60 à 65 % de la demande; que cette société entretient des relations étroites avec la société Bull, dont elle est une filiale à 100 % de nature à lui permettre de bénéficier d'un accès privilégié aux clients; qu'en effet, la société Bull est en mesure de proposer les prestations de secours informatique de sa filiale dans le cadre de la vente de ses propres matériels; qu'il en résulte que la société Intégris occupe une position dominante sur ce marché;

En ce qui concerne les pratiques dénoncées :

Considérant que, le 13 avril 1995, la société Twinsys-Dataguard a conclu un contrat avec la société Intégris par lequel cette société acceptait de mettre à sa disposition un centre de secours informatique pour "le cas où son propre centre de secours serait déjà occupé par un ou des abonnés sinistrés ou inaccessible pour quelque cause que ce soit"; que ce contrat a été résilié par la société Intégris avec effet à la date du 30 novembre 1996; que, dans une lettre adressée à la société Twinsys-Dataguard le 2 août 1996, la société Intégris a expliqué les motifs la conduisant à résilier le contrat :

"Dans le contexte particulier d'un éventuel rapprochement entre nos deux sociétés, la société Intégris a été amenée à vous consentir un contrat de secours informatique d'une durée limitée et qui n'aurait jamais vu le jour sans cette circonstance. Il n'y a, en effet, aucune raison que nous mettions à la disposition de votre clientèle nos propres sites de secours informatique au détriment de nos propres abonnés.

Vous ne pouvez ignorer que nos deux sociétés sont concurrentes sur le même marché puisque vous êtes comme nous le sommes "spécialisés dans le secours informatique" .

Nous avons, en ce qui nous concerne, procédé à des investissements qui nous ont permis de créer un deuxième site de secours. Vous profitez par le biais de ce contrat de ces investissements que nous avons engagés pour servir notre propre clientèle.

(...) Il n'y a, de ce fait, dans notre comportement aucun désir de vous nuire ou de compromettre la sécurité de vos clients, mais le juste souci de satisfaire notre propre clientèle au mieux de ses intérêts. Et il vous appartient en revanche, de votre côté, de trouver les moyens de votre développement commercial auquel vous ne pouvez décemment nous associer";

Considérant que la société Twinsys-Dataguard soutient qu'en résiliant ce contrat et en refusant de le renouveler, éventuellement à d'autres conditions, la société Intégris a abusé de sa position dominante; que les pratiques mises en œuvre avaient pour but de l'évincer du marché du secours informatique;

Considérant qu'il est de jurisprudence constante (CJCE, Akzo, 3 juillet 1991 - CA de Paris, Labina/Mors, 1re ch., 19 mai 1993) qu'une entreprise disposant d'une position dominante et confrontée à l'arrivée d'un concurrent est en droit de défendre ou de développer sa part de marché pourvu qu'elle demeure dans les limites d'un comportement loyal et légitime; qu'en revanche, le fait, pour l'entreprise disposant d'une telle position, de tenter de limiter l'accès du marché à son concurrent en recourant à des moyens autres que ceux qui relèvent d'une concurrence par les mérites revêt un caractère abusif;

Considérant en premier lieu, que la société Twinsys-Dataguard ne conteste pas que la résiliation du contrat a été mise en œuvre par la société Intégris conformément aux dispositions de son article 8;

Considérant, en second lieu, que, selon les professionnels interrogés au cours de l'enquête, les équipements du constructeur Bull permettant d'assurer le secours des grands systèmes de cette marque peuvent être acquis, neufs ou d'occasion, à des prix qui ont considérablement baissé au cours de ces dernières années; que, par ailleurs, l'enquête a établi que de nombreuses solutions de secours concernant le matériel du constructeur Bull existent à l'étranger; que les professionnels interrogés ont souligné qu'il n'existe pas d'obstacles techniques à la mise en place d'une solution de secours de deuxième niveau avec un partenaire localisé dans un pays étranger, la standardisation des protocoles de télécommunication permettant le transfert de données sans délai ni altération; que la société Stratégia, société mère de la société Twinsys-Dataguard occupe aux États-Unis la première place du marché du secours informatique sur les matériels Honeywell-Bull avec 70 % de parts de marché; qu'ainsi, la société Twinsys-Dataguard disposait, après la résiliation du contrat la liant à la société Intégris, de plusieurs solutions pour mettre en œuvre un secours de deuxième niveau et compléter son offre de prestations soit en organisant son propre secours de deuxième niveau, soit en recherchant une solution de secours de deuxième niveau à l'étranger;

Considérant ainsi qu'il n'est pas établi que les pratiques dénoncées aient eu un effet anticoncurrentiel;

Considérant, par ailleurs, qu'aucun élément de l'enquête n'établit que la société Intégris aurait résilié le contrat du 13 avril 1995 pour évincer la société Twinsys-Dataguard du marché du secours informatique portant sur les systèmes "propriétaires" du constructeur Bull; qu'il n'est donc pas établi non plus que les pratiques aient eu un objet anticoncurrentiel;

Considérant, au surplus, que la résiliation du contrat n'a entraîné aucune diminution de l'activité de la société Twinsys-Dataguard, son chiffre d'affaires ayant augmenté de 10,8 % entre les années 1997 et 1998, alors qu'au cours de la même période le chiffre d'affaires de la société Intégris a augmenté de 7,1 %;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le refus de la société Intégris de poursuivre le contrat conclu le 13 avril 1995 avec la société Twinsys-Dataguard, prévoyant la mise à disposition d'un centre de secours de deuxième niveau, ne peut être qualifié au regard des dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986; qu'il convient, en conséquence, de faire application de l'article 20 de ce texte,

Décide :

Article unique : - Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.