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Décisions

CA Poitiers, ch. civ. sect. 2, 19 septembre 1995, n° 1995-94

POITIERS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Parasanté (SA)

Défendeur :

Laboratoires pharmaceutiques de La Roche Posay (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dubois

Conseillers :

MM. Daniau, Taillebot

Avocats :

Mes Louis, Henriot-Bellargent.

T. com. Chatellerault, du 18 mai 1994

18 mai 1994

La société des Laboratoires pharmaceutiques de La Roche Posay fabrique des médicaments ainsi que des produits cosmétiques et d'hygiène corporelle qu'elle distribue exclusivement en pharmacie.

En 1990, la société Parasanté, qui commercialise des produits parapharmaceutiques, hygiéniques et diététiques, a demandé aux Laboratoires Roche Posay de lui fournir ses produits, à l'exclusion de ceux faisant l'objet d'autorisations de mise sur le marché, en vue de les revendre.

N'obtenant pas satisfaction et considérant que l'attitude de la société Roche Posay constituait un refus de vente, Parasanté a saisi le Tribunal de commerce de Chatellerault, en référé et au fond, sur le fondement de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Déboutée de ses demandes par ordonnance de référé du 29 juin 1993, puis par jugement du 18 mai 1994, elle a interjeté appel de ces décisions.

Par arrêt du 25 janvier 1995, la cour a dit n'y avoir lieu de surseoir à statuer comme le demandait la société Roche Posay, a ordonné la réouverture des débats pour que celle-ci conclue au fond ;

S'agissant du jugement, la société Parasanté sollicite son infirmation ; elle réclame les sommes de 600 000 F à titre de dommages et intérêts pour refus de vente et 30 000 F au titre des frais irrépétibles ; subsidiairement, elle entend voir ordonner une mesure d'expertise aux fins d'évaluer son préjudice.

La société Roche Posay conclut à la confirmation de la décision entreprise et réclame la somme de 20 000 F au titre des frais irrépétibles d'appel ;

Motifs :

La société Roche Posay insiste sur le fait que, selon elle, la particularité de sa gamme est d'être constituée de médicaments, d'excipients servant aux préparations magistrales et de produits de soin complémentaires, lesquels, même s'ils peuvent être utilisés par des consommateurs bien portants, sont conçus pour des personnes souffrant d'affections cutanées et constituent même dans certains cas une alternative à la prise de médicaments ;

Elle en déduit que la vente de ses produits en pharmacie est nécessaire et que ce système de distribution contribue au progrès économique en améliorant la production et la distribution et en procurant des avantages au consommateur, qu'il ne comporte aucune restriction de concurrence qui ne soit indispensable à la réalisation de ce progrès économique, et que ce progrès est suffisamment important pour compenser les effets restrictifs de concurrence ;

Elle considère qu'en tout état de cause, le marché des produits cosmétiques et d'hygiène corporelle se caractérisant par un nombre important de fournisseurs qui se font une vive concurrence alors qu'elle-même ne détient qu'une très faible part du marché, la société Parasanté a la possibilité de s'adresser à d'autres fournisseurs pour approvisionner son magasin et ne subit aucun préjudice du fait du refus de vente ;

Elle ajoute que son système de distribution sélective n'est pas susceptible de constituer une pratique anticoncurrentielle prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 puisqu'outre que ce système ne concerne qu'une part infirme du marché, il est très isolé et n'a aucun objet ni aucun effet anticoncurrentiel ;

Les premiers juges ont partagé cette analyse, en considérant :

- que la distribution sélective des produits Roche Posay n'avait aucun effet sensible sur le marché des produits cosmétiques et d'hygiène corporelle vendus en pharmacie,

- que cette pratique n'avait aucun effet anticoncurrentiel du fait de l'existence d'une très grande concurrence entre les producteurs,

- que la distribution dans le circuit officinal s'expliquait par la complémentarité des produits non médicamenteux avec les produits sous AMM fabriqués par Roche Posay, et se justifiait par le conseil apporté au consommateur en pharmacie ;

Aux termes de l'article 36-2 ° de l'ordonnance du 1er décembre 1986, engage la responsabilité de son auteur le fait, pour tout producteur, de refuser de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits, lorsque ces demandes ne présentent aucun caractère anormal, qu'elles sont faites de bonne foi et que le refus n'est pas justifié par les dispositions de l'article 10, lesquelles visent l'existence de textes législatifs ou réglementaires ainsi que la preuve par l'auteur du refus de vente de ce que son système de distribution a pour effet d'assurer un progrès économique ;

En l'espèce, le débat est limité à l'application des textes susvisés et, contrairement à ce que soutient la société Roche Posay, il n'y a pas lieu d'y introduire la notion de " seuil de sensibilité " par rapport au marché, qui pourrait s'induire des dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance : le litige porte uniquement sur le refus de vente par un producteur et sa justification éventuelle ;

Au demeurant, l'argumentation de l'intimée est assez mal venue puisque, si effectivement son mode de distribution exclusivement en pharmacie est aujourd'hui très isolé, c'est essentiellement parce que plusieurs de ses concurrents qui le pratiquaient - et qui pour beaucoup le justifiaient par les mêmes arguments - ont été sanctionnés par le Conseil de la concurrence et la Cour d'appel de Paris ;

La société Roche Posay ne dénie pas le refus de vente ; elle ne prétend pas que les demandes de la société Parasanté auraient été anormales, ou faites de mauvaise foi ; elle n'invoque pas pour justifier son refus un texte législatif ou réglementaire ;

Le progrès économique par lequel elle prétend justifier son refus de vente découlerait de la " cohérence " de sa gamme et de la spécificité de ses produits de soin, pour lesquels d'ailleurs elle ne fait pas de publicité au niveau du grand public, de sorte que la vente en pharmacie permettrait seule au consommateur de se procurer des produits sous AMM et les produits complémentaires, et de bénéficier des conseils d'un pharmacien d'officine auquel est dispensée une formation spécifique, de même qu'aux médecins et dermatologues ; la vente en pharmacie représente ainsi, selon l'intimée, une nécessité et en tout cas une amélioration de la distribution mais également de la production, en ce qu'elle favorise la coordination des efforts du fabricant de manière simultanée sur les produits sous AMM et sur les produits de soins complémentaires, grâce notamment à la " remontée " des informations par le pharmacien d'officine ; eu égard aux avantages procurés à l'utilisateur, à l'intérêt de la marque et à l'effet négligeable de son mode de distribution sur la concurrence, la société Roche Posay estime qu'il est satisfait à la condition posée par l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Cependant, il convient d'observer que, sur les 44 produits de la gamme Roche Posay, neuf seulement font l'objet d'une autorisation de mise sur le marché, soit un sur cinq ;

L'argument de la société Roche Posay selon lequel ses produits de soin seraient uniquement complémentaires des médicaments qu'elle fabrique est inopérant : si la spécificité ou les propriétés particulières de certains d'entre eux peut amener des médecins à les prescrire à des malades, aucun texte n'exige leur délivrance par un pharmacien d'officine;

La vente en pharmacie ne s'impose donc nullement, et le refus de vente à un commerçant au seul motif qu'il n'est pas pharmacien d'officine ne se justifie pas non plus : la législation relative à la protection des consommateurs est applicable à tous les revendeurs, et rien n'empêche le fabricant de soumettre ceux-ci à des conditions d'agrément justifiées par la nature des produits, de manière notamment à s'assurer de la compétence de ces revendeurs et à organiser à leur niveau une fonction de conseil ainsi que la " remontée " de l'information ; un tel mode de distribution sélective, aujourd'hui largement utilisé, est de nature à satisfaire tant l'intérêt du consommateur que celui de la marque, et il a l'avantage de respecter le principe de la libre concurrence;

En l'espèce, la société Roche Posay ne justifie pas avoir proposé de telles conditions d'agrément à la société Parasanté, dont le PDG est pourtant titulaire du diplôme d'Etat de pharmacien ;

Dans ces conditions, le refus de vente est illicite ; au demeurant, alors que l'appelante affirme vendre elle-même des produits Roche Posay qu'elle se procure par ses propres moyens et prouve que d'autres entreprises de parapharmacie vendent ouvertement les mêmes produits, l'intimée n'indique pas avoir pris quelque initiative que ce soit pour faire cesser de telles pratiques qui pourtant, dans sa logique, doivent être considérées comme abusives ;

Le refus de vente de la société Roche Posay a indéniablement causé à la société Parasanté un préjudice, que ce soit sur le plan financier par la perte de chance des gains qu'elle aurait pu réaliser sur la vente des produits acquis dans des conditions normales, ou sur le plan commercial et de la concurrence puisqu'il n'est pas contesté que d'autres entreprises du même type proposent à leur clientèle les produits Roche Posay ;

Compte tenu des éléments d'appréciation dont dispose la cour, ce préjudice sera réparé par l'allocation d'une somme de 100 000 F ;

Enfin, il y a lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile dans les conditions précisées au dispositif ;

Par ces motifs, LA COUR, infirme le jugement entrepris et, statuant à nouveau, Condamne la société Roche Posay à payer à la société Parasanté la somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts pour refus de vente injustifié, et celle de 25 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; La condamne aux dépens de première instance et d'appel, qui seront recouvrés par la SCP Gallet, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.