CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 26 février 1992, n° ECOC9210035X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Établissements Louis Carreras (SA)
Défendeur :
Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Canivet
Conseillers :
MM. Collomb-Clerc, Guérin
Avoués :
Mes Bolling, Blin, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Varin-Petit
Avocats :
Mes Mauro, Mahl, Bernard, Lazarus, Lachaud, Saint-Esteben, Fleury.
Concessionnaire depuis l'année 1975 de la société Elf Monagaz, devenue Elf Antargaz, pour la distribution du gaz de pétrole liquéfié en bouteilles (GPL) dans plusieurs cantons du département de l'Aude, la société des Etablissements Louis Carreras a vu son contrat résilié au mois de décembre 1987, en raison de l'inobservation d'une clause lui faisant interdiction d'échanger des bouteilles de la marque dont elle était dépositaire contre celles d'autres marques.
Soutenant que cette disposition contractuelle et sa stricte application résultent de pratiques concertées des sociétés distributrices visant à se répartir le marché en faisant obstacle au changement de marque par les consommateurs, ladite société en a saisi le Conseil de la concurrence (le conseil) par lettre enregistrée le 12 octobre 1988.
Procédant à l'examen de la situation de la concurrence dans le secteur de la distribution du produit concerné, le conseil a, par sa décision n° 91-D-29 du 4 juin 1991, constaté que :
Sur le marché spécifique du butane et du propane à usage domestique, intéressant 10 000 000 de consommateurs, l'offre est répartie entre huit sociétés distributrices: Butagaz, Primagaz, Elf-Antargaz, Totalgaz, Société industrielle des gaz modernes (SIGM), Fina France, Société havraise de pétrole (SHP) et L'Air liquide dont les parts respectives sont comprises entre 36,9 p. 100 et 0,3 p. 100.
A partir de centres emplisseurs, ces compagnies approvisionnent leurs grossistes exclusifs, lesquels alimentent un réseau de détaillants, dont le nombre était évalué à 184 000 en 1987, répartis entre revendeurs traditionnels et grande distribution, en général multimarques, ou stations-service dépositaires d'une seule marque.
Le gaz est conditionné en bouteilles normalisées et standardisées de 13 et 35 kilogrammes, lesquelles, en raison de la dangerosité du contenu, sont soumises à une réglementation très stricte obligeant en particulier les sociétés distributrices à procéder à des contrôles de sécurité à l'occasion de leur emplissage.
Au moment de la vente, ces emballages, qui restent la propriété du distributeur, sont prêtés aux consommateurs moyennant une consignation d'un montant uniforme (de 200 F, en 1988) supérieure au coût de fabrication, aux termes d'un contrat stipulant au bénéfice de l'usager le droit d'obtenir, sans restriction de durée, une bouteille vide contre une autre pleine, en acquittant le prix de la charge de gaz (à l'époque, environ 70 F). En fin de contrat, notamment en cas de changement de marque, le consommateur rendant la bouteille reçoit, sur présentation du bulletin de consignation, la somme initialement versée, diminuée d'une redevance annuelle d'entretien (alors comprise entre 1,29 F et 5,65 F, selon la nature du gaz et son conditionnement).
Afin d'offrir à leur clientèle la possibilité de changer de marque sans avoir à procéder aux formalités d'une déconsignation suivie d'un nouveau dépôt de garantie, certains dépositaires ont accepté de recevoir en échange d une bouteille pleine d'une marque une bouteille vide d'une autre marque, les grossistes procédant ensuite, entre eux, à des arrangements pour reconstituer leurs stocks respectifs d'emballages d'une marque déterminée avant retour dans les centres d'emplissage.
Dans le but de mettre fin à ces pratiques qui se sont développées contre leur gré entre 1970 et 1975, puis de nouveau avec intensité à partir de 1984, les huit sociétés distributrices ont, le 20 décembre 1984, sous l'égide de l'organisme professionnel qui les réunit, le comité professionnel du Butane et du Propane, conclu un accord par lequel elles s'engagent mutuellement à ne recevoir et/ou à ne reprendre dans leurs réseaux de distribution respectifs que les bouteilles leur appartenant et dont les modalités visent à imposer cette obligation à leurs intermédiaires respectifs.
Aux termes de sa décision, le conseil a estimé que cet accord ainsi que les mesures prises pour son application, notamment les clauses de résiliation de plein droit introduites à cet effet dans les contrats de concession, caractérisent une action concertée ayant pour objet et pour effet potentiel de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché de référence, en ce qu'il vise à faire obstacle aux pratiques utilisées par des revendeurs pour accroître, par le biais des échanges, la clientèle de leur marque respective, ou du moins pour en maintenir le niveau dans un marché en lente régression.
Il a toutefois considéré que le processus de commercialisation adopté par les sociétés gazières, comportant l'interdiction des échanges, constitue la traduction économique d'impératifs de sécurité pour les concessionnaires et les distributeurs comme pour les consommateurs et que, de ce fait, il contribue au progrès économique tout en réservant aux utilisateurs, grâce à une réduction des coûts et des prix, une part du profit qui en résulte, sans qu'il soit établi que les mêmes avantages puissent être obtenus par la mise en œuvre de système différents.
En application de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et de l'article 51 (2°) de l'ordonnance du 30 juin 1945, le conseil a, en conséquence, décidé que les pratiques d'entente visées par la saisine ne sont pas soumises aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ni à celles de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945.
Contre cette décision, la société des Établissements Louis Carreras a formé un recours en annulation et en réformation aux termes duquel elle soutient :
- que la procédure devant le conseil n'a pas permis de débat contradictoire ni un procès équitable entre elle-même et les compagnies gazières ;
- que c'est à bon droit que la décision déférée a retenu le caractère anticoncurrentiel des pratiques dénoncées ;
- mais qu'il n'est nullement établi que les impératifs de sécurité et les coûts engendrés par le système des échanges de bouteilles justifient l'application des exemptions prévues par les articles 51 (2°) et 10-2 des ordonnances successives du 30 juin 1945 et du 1er décembre 1986 ;
- qu'au surplus il n'est pas démontré que l'interdiction des échanges de bouteilles réserve aux utilisateurs une partie équitable du profit résultant de l'entente.
La société requérante prie en conséquence la cour de condamner les parties défenderesses aux sanctions prévues par l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Conformément aux dispositions du premier alinéa de l'article 7 du décret du 19 octobre 1987, les sociétés Butagaz et SHP ont déclaré se joindre à l'instance, alors que, conformément au second alinéa du même texte, par ordonnance du 11 septembre 1991, ont été mises en cause les sociétés Elf-Antargaz, Primagaz, Totalgaz, SIGM, L'Air liquide et Fina France ainsi que le comité professionnel du butane et du propane (CPBP) dont les droits et charges risquent d'être affectés par le recours.
Dans leurs mémoires respectifs, les sociétés et organisme intervenants ou mis en cause font valoir ensemble ou séparément :
Que les faits allégués à leur encontre remontant à plus de trois ans, le conseil ne pouvait en connaître (CPBP et SHP) ;
Que, saisi par la société des Établissements Louis Carreras de contrats établis par deux sociétés gazières dans le département de l'Aude et de faits datés à partir du mois de décembre 1987, le conseil ne pouvait sans décision d'auto-saisine étendre ses investigations à l'ensemble du territoire national et au protocole remontant à 1984 (CPBP) ;
Que ledit protocole a été conclu pour mettre fin aux pratiques d'échange portant atteinte au droit de propriété qu'elles se réservent sur les bouteilles utilisées pour le conditionnement du gaz qu'elles commercialisent ;
Qu'ainsi qu'il est pratiqué dans la plupart des pays d'Europe, le droit de propriété qu'elles conservent sur les emballages est indispensable pour leur permettre d'assurer le respect des normes et l'exécution des contrôles de sécurité mis à leur charge par la réglementation ;
Que par les transports, les manutentions et les stockages qu'il nécessite, ainsi que par l'augmentation sensible du parc de bouteilles immobilisées non compensée par des dépôts de garantie auxquels il oblige, le système d'échange engendre des surcoûts importants grevant l'ensemble du secteur économique concerné et se répercutant sur les consommateurs ;
Que l'interdiction des échanges d'emballages n'est pas un réel obstacle au changement de marque, dès lors que l'opération de déconsignation et de reconsignation est financièrement peu onéreuse ;
Que la mise en œuvre de l'accord de 1984 n'a pas modifié la répartition des parts globales de marché entre les différents offreurs.
Les sociétés et organismes en cause concluent à titre principal que l'accord de 1984 et sa mise en œuvre n'ont eu pour objet ou pu avoir pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché concerné et, subsidiairement, ainsi que l'a estimé le conseil, que ledit accord a eu pour effet d'assurer un progrès économique et qu'il réserve aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause.
Conformément aux dispositions de l'article 9 du décret du 19 octobre 1987, le conseil a présenté des observations écrites sur chacun des points discutés de sa décision.
Le ministre de l'économie, des finances et du budget estime quant à lui que l'accord du 20 décembre 1984, combiné avec le régime contraignant de la consignation, est manifestement de nature à restreindre la concurrence sans pouvoir bénéficier des dispositions de l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les avantages qu'il procure pouvant, selon les termes de son mémoire, être obtenus par d'autres dispositions moins restrictives de concurrence.
A l'audience, le ministère public a conclu dans le même sens.
Sur quoi, LA COUR :
Considérant que, dans le cadre de la procédure prévue par les articles 18 et suivants de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et 14 et suivants du décret du 26 décembre 1986, l'entreprise plaignante et les sociétés et organismes en cause ont eu la faculté de répondre aux griefs notifiés en déposant des mémoires qui leur ont respectivement été communiqués et auxquels elles ont pu répliquer par des observations écrites qu'elles ont eu la possibilité de développer oralement lors de la séance du conseil ; qu'il s'ensuit que la procédure a été pleinement contradictoire et qu'en outre la requérante n'indique pas en quoi le procès soumis à la cour aurait manqué à l'équité ;
Considérant que le conseil doit examiner les pratiques dont il est saisi sur le marché où elles sont constatées ; qu'il s'ensuit que pour apprécier les agissements dénoncés par la société des Etablissements Carreras, commis dans le département de l'Aude à partir de la fin de l'année 1987 à propos de la distribution du GPL, il devait, ainsi qu'il l'a fait, analyser le marché national du produit, dont la circonscription administrative précitée n'est pas un secteur géographiquement autonome, et en fonction de l'accord du 20 décembre 1984 qui constitue le fondement de l'entente alléguée ; qu'il s'ensuit que le conseil n'a pas excédé les limites de sa saisine ;
Considérant que l'entente entre les compagnies signataires réalisée par le protocole susvisé s'est depuis lors poursuivie ; qu'en conséquence le conseil a pu en être saisi sans que puisse lui être opposé l'écoulement du délai de trois ans depuis l'acte constatant leur accord de volonté ;
Que, même si les faits spécifiquement reprochés au comité professionnel du butane et du propane se réduisent à l'entremise fournie pour la conclusion dudit accord et si les pratiques imputées à la SHP ont pris fin en 1985, ils ont pu être examinés par le conseil sans que soit méconnue la règle de prescription résultant de l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, dès lors qu'en exécution d'une note de l'administration centrale à la direction nationale des enquêtes de concurrence prescrivant une enquête sur le marché concerné le premier acte de constatation a été fait le 4 septembre 1987 (pièces nos 1510, 1511) ;
Considérant que, par le protocole précité du 20 décembre 1984 relatif à la distribution des bouteilles de GPL, les sociétés distributrices adhérentes au comité professionnel du butane et du propane ont ensemble estimé :
Que des circuits de distribution définis par des contrats commerciaux sont mis en place pour assurer aux consommateurs la livraison du butane et du propane dans des bouteilles dont les sociétés sont propriétaires et dont elles assurent l'entretien conformément aux règles de sécurité ;
Que ces circuits assurent une large couverture du territoire et permettent ainsi au consommateur de choisir librement sa marque et son fournisseur ;
Que la pratique d'échange détourne ces bouteilles de marque de leurs circuits de distribution et de contrôle-sécurité, entraînant ainsi l'existence de circuits clandestins incontrôlables et parasitaires ;
Que ces échanges peuvent avoir de graves conséquences pour la sécurité des consommateurs et contribuent à dégrader la productivité de l'ensemble de la distribution des GPL ;
Qu'elles ont convenu pour " mettre un terme à cette pratique de ne plus recevoir et/ou reprendre dans leurs réseaux de distribution que des bouteilles leur appartenant" ;
Considérant que ni explicitement ni implicitement ledit accord et les diverses modalités de sa mise en œuvre par chacun de ses signataires n'ont pour objet d'empêcher de fausser et de restreindre le jeu de la concurrence ;
Qu'ainsi que le relève avec pertinence la décision déférée, et contrairement à ce que soutient l'entreprise requérante, le maintien de la propriété des bouteilles aux sociétés gazières apparaît indissociable du respect des règles de sécurité et des problèmes de responsabilité qui en découlent, dans la mesure où lui seul permet aux dites sociétés de procéder aux contrôles techniques dont elles ont la charge;
Qu'il est également avéré que la facilité commerciale offerte au client par les échanges d'emballages se traduit par des coûts de transport, de manutention, de stockage et d'augmentation improductive du stock de bouteilles qui, en raison de leur importance, seraient inévitablement répercutés sur le prix de vente au détail des charges de gaz;
Qu'en conséquence, ainsi qu'il l'énonce dans les termes précités, l'accord litigieux ne vise qu'à donner plein effet au droit de propriété des sociétés distributrices sur leurs emballages afin de leur permettre d'exercer dans les meilleures conditions les contrôles de sécurité auxquels elles sont astreintes sous leur propre responsabilité et à éviter l'augmentation des coûts dans l'ensemble de la distribution du gaz de pétrole liquéfié ;
Considérant en outre que, contrairement à ce que retient le conseil, ledit accord n'a pas été destiné à faire obstacle aux pratiques commerciales utilisées par des revendeurs pour accroître par le biais des échanges la clientèle de leurs marques respectives, mais d'empêcher ceux-ci, qui dans la majorité des cas offrent à la vente plusieurs marques de gaz et ont en tout cas la possibilité de le faire, de gagner ou conserver des parts de clientèle, sans incidence sur le jeu de la concurrence inter-marque, par des moyens contraires au droit de propriété des compagnies gazières sur leurs emballages, mis en œuvre au détriment de la sécurité du produit et de la productivité de l'ensemble du système de distribution ;
Considérant que l'interdiction des échanges d'emballages n'a pas davantage pour effet potentiel de limiter le plein exercice de la concurrence entre les marques alors qu'il résulte des constatations du conseil qu'elle a provoque depuis 1985 l'accroissement des points de vente multimarques et de ce fait une stimulation objective de la concurrence entre les sociétés distributrices de GPL;
Que, dans un secteur où le choix du consommateur n'est fonction ni de la qualité du produit, constante selon les marques, ni des prix peu variables entre elles, mais qu'il est essentiellement déterminé par la proximité et la commodité des points de vente, il ne peut être affirmé que la prohibition des échanges de conditionnement contribue à fidéliser artificiellement la clientèle alors que la multiplicité des marques offertes par chacun des détaillants à laquelle conduit le système préconisé par les compagnies distributrices est la meilleure garantie d'un réel exercice de la concurrence entre elles;
Considérant enfin qu'il n'est pas établi que l'entente critiquée a réellement eu pour effet d'empêcher, de fausser ou de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché de référence; qu'il résulte au contraire d'une analyse comparative menée entre 1978 et 1988 que les parts de marché des huit grandes sociétés gazières sont restées remarquablement stables et que les variations intervenues entre 1978 et 1983 sont identiques, voire inférieures à celles constatées de 1985 à 1988;
Que le conseil a pu en déduire, sans être démenti par la société requérante, que l'interdiction des échanges d'emballages n'a que peu modifié la répartition initiale de la clientèle et ne s'est pas traduite par des évolutions notables des parts de marché détenues par les différentes sociétés distributrices;
Considérant en conséquence que, sans qu'il y ait lieu d'examiner si elles remplissent les conditions exonératoires prévues par les articles 51 (2°) de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, les pratiques mises en œuvre par les compagnies distributrices de butane et de propane à usage domestique visant à interdire la reprise par échange du conditionnement de leurs produits ne peuvent être regardées comme illicites aux termes des articles 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Considérant que l'équité ne commande pas l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs substitués à ceux de la décision déférée : Rejette le recours de la société des Etablissements Louis Carreras ; Dit n'y avoir lieu à statuer sur toutes autres demandes; Laisse les dépens à la charge de la requérante.