Conseil Conc., 24 mai 1994, n° 94-D-31
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Secteur de la coiffure
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré, sur le rapport oral de Mme Marion Cès, par M. Barbeau, président, MM. Jenny, Cortesse, vice-présidents.
Le Conseil de la concurrence (commission permanente),
Vu la lettre enregistrée le 5 septembre 1990 sous le numéro F 346, par laquelle le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques relevées dans le réseau de franchise Jacques Dessange dans le secteur de la coiffure ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu le règlement n° 4087-88 du 30 novembre 1988 de la Commission des communautés européennes concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité instituant la Communauté économique européenne modifié, à des catégories d'accords de franchise ; Vu les lettres en date du 10 février 1994 du président du Conseil de la concurrence notifiant aux parties et au commissaire du Gouvernement sa décision de porter le dossier en commission permanente, conformément aux dispositions de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; Vu les observations présentées pour la société Franklin Holding et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et le représentant de la société Franklin Holding entendus, Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés :
I. - CONSTATATIONS
a) Le secteur
1°) Présentation générale.
Le secteur de la coiffure est un secteur artisanal qui compte environ 48 000 salons occupant près de 160 000 personnes. Ces salons sont, pour l'essentiel, des salons de quartiers comprenant moins de six salariés dans 61 p. 100 des cas dont 32 p. 100 avec un artisan unique. Seulement 5 p. 100 des salons emploient de six à neuf personnes.
2°) Les réseaux de franchise de coiffure.
Les réseaux de franchise de coiffure sont des franchises de services. Ils ont pour objet la fourniture de prestations de coiffure, traitements et soins des cheveux et de produits capillaires liés à cette activité. Ils permettent à un franchisé d'installer un salon de coiffure en bénéficiant de l'expérience préalable du franchiseur. Le franchisé utilise la marque de ce dernier et a accès à son savoir-faire et à une formation professionnelle permanente. Le franchiseur l'assiste également dans l'installation et la gestion de son salon.
Les premiers salons de coiffure franchisés sont apparus en 1976. L'instruction a permis de dénombrer actuellement une trentaine d'enseignes de coiffure franchisées qui se répartissent sur le marché de la coiffure en différentes catégories selon les prestations offertes et les prix pratiqués.
Parmi elles, cinq réseaux apparaissent les plus importants : Jean-Louis David et Jacques Dessange avec, chacun, 300 salons installés en France ; Saint-Algue avec 200 salons ; Vog coiffure et Jean-Claude Biguine avec, respectivement 136 et 90 salons installés en France.
Cependant, malgré l'essor incontestable de cette formule, les salons de coiffure franchisés ne représentent que 3,5 p. 100 de l'ensemble des salons de coiffure.
3°) Le réseau de franchise de coiffure à l'enseigne Jacques Dessange.
Le réseau de franchise de coiffure est géré par la société anonyme "Franklin Holding" qui compte, outre 400 salons dans le monde entier portant cette enseigne, trois salons à l'enseigne "Camille Albane", nouvelle enseigne de coiffure "haut de gamme", et des salons agréés.
Les coiffeurs franchisés à l'enseigne "Jacques Dessange" exploitent leur entreprise à leurs risques et périls. Selon les stipulations du contrat de franchise, Jacques Dessange leur concède l'autorisation d'user "du savoir-faire et du système promotionnel collectif des salons de coiffure pour dames de haut standing qui y sont attachés". Ils sont tenus, en contrepartie de l'assistance technique, commerciale et administrative fournie par le franchiseur, de verser à ce dernier diverses contributions financières et sont liés par les obligations visant à préserver les normes d'homogénéité et l'image de marque du réseau de franchise. Ainsi, ils doivent se conformer à certaines exigences relatives à l'agencement et à la décoration de leur salon, à la tenue vestimentaire de leur personnel et à sa formation professionnelle permanente, à l'utilisation de produits sélectionnés par le franchiseur et à la présentation des produits capillaires offerts à la vente.
b) Les pratiques dénoncées
L'article 6 du contrat de franchise en vigueur au moment de la saisine stipule :
"Afin de protéger une qualité des services offerts à la clientèle dans son salon conforme à l'image de marque "Jacques Dessange" :
"1° Le franchisé s'engage à utiliser exclusivement, dans les gammes existantes, les produits capillaires "Jacques Dessange" que celui-ci s'engage à lui livrer ou faire livrer selon les besoins normaux de son salon au tarif préférentiel réservé aux franchisés.
"2° "Jacques Dessange" se réserve le droit de préconiser l'emploi des autres produits non couverts par sa marque et le franchisé à respecter cette préconisation."
Ces dispositions ont, pour l'essentiel, été reprises à l'article 6 des contrats régissant actuellement le fonctionnement du réseau "Jacques Dessange".
Il résulte de cette clause que les franchisés seraient contraints d'utiliser les produits dont l'emploi est préconisé par le franchiseur. Cette restriction dans la liberté d'approvisionnement du franchisé serait injustifiée dès lors qu'il est possible de fixer pour de tels produits des spécifications objectives de qualité.
II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL,
Considérant que la clause ci-dessus citée impose aux franchisés de s'approvisionner auprès du franchiseur exclusivement en produits "Jacques Dessange" ou en produits agréés par lui ;
Considérant que cette clause peut, à certaines conditions, être considérée comme ne constituant pas une restriction de concurrence ; que, pour porter cette appréciation, il y a lieu de s'inspirer des principes dégagés tant par la réglementation que par la jurisprudence communautaires ;
Considérant que,selon le règlement n° 4087-88 de la Commission des Communautés européennes, sont exclues du champ d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité instituant la Communauté européenne, dans la mesure où elles sont nécessaires pour maintenir l'identité commune ou la réputation du réseau franchisé, les obligations qui imposent aux franchisés "de vendre ou d'utiliser dans le cadre de la prestation de services, des produits fabriqués par le franchiseur ou par des tiers désignés par lui, lorsqu'il n'est pas possible en pratique, en raison de la nature des produits qui font l'objet de la franchise, d'appliquer des spécifications objectives de qualité" ;
Considérant que la franchise de coiffure "Jacques Dessange" représente, notamment, l'ensemble du savoir-faire mis au point par M. Jacques Dessange en matière de coiffures ; que les produits utilisés dans les salons de coiffure "Jacques Dessange" sont un facteur de transmission aux franchisés de ce savoir-faire et participent au développement de la notoriété de la marque et de l'enseigne ; que le responsable commercial de ce réseau de franchise a d'ailleurs déclaré, lors d'une audition, que "les produits sont préconisés pour la fiabilité du réseau, la satisfaction de la clientèle et accessoirement la retransmission technique d'un même savoir-faire" ; qu'en raison tant du nombre de produits existants que de l'absence d'équivalence technique entre produits de marques différentes, la société "Franklin Holding" est contrainte de veiller à ce que seuls des produits dont la qualité de fabrication est notoire et qui permettront la réalisation des coiffures selon le style Jacques Dessange soient utilisés par les franchisés du réseau ; que, pour ce faire, le franchiseur a mis au point une gamme de produits "compétence professionnelle Jacques Dessange", qui regroupe quinze produits spécifiques et uniques mis au point dans ses laboratoires ; que,par ailleurs, pour réaliser leurs coiffures, les franchisés du réseau peuvent également utiliser des produits de marques L'Oréal, Schwarzkopf, Perma, Kérastase ou Wella, dont la société Franklin Holding a pu contrôler la qualité ; que cette préconisation de produits est justifiée par l'impossibilité d'appliquer, en pratique, des spécifications objectives de qualité ; qu'elle est également nécessaire à la réitération du succès attaché à l'enseigne Jacques Dessange et au maintien de l'image de marque de ce réseau de franchise; que, par suite, elle est de la nature de celles qui peuvent être exemptées, au regard de l'article 85, paragraphe 3, du traité instituant la Communauté européenne et ne peut être regardée comme prohibée par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,
Décide :
Article unique : Il n'est pas établi que la société Franklin Holding ait enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.