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Décisions

Conseil Conc., 15 février 1994, n° 94-D-12

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques mises en œuvre lors d'un appel d'offres du département des Landes pour la fourniture de granulats

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport de M. Jean-René Bourhis, par M. Barbeau, président, M. Cortesse, vice-président, , M. Rocca, membre, remplaçant M. Jenny, vice-président, empêché.

Conseil Conc. n° 94-D-12

15 février 1994

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 6 novembre 1992 sous le numéro F 551, par laquelle le ministre de l'économie et des finances a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques dans le secteur de la production et du négoce des granulats dans le département des Landes ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu les observations présentées par la société Etablissements Veuve Proeres et fils (ci-après Proeres), la société Exploitation Mécanique des Graviers de l'Adour (EMGA), la société des Gravières de Gouts, la société d'exploitation de l'Entreprise Amédée Roma (ci-après société Roma), la société Sablières et Entreprises Morillon Corvol (SEMC), la société Gravières du Gave (ci-après Sograga), la Société des Gravières Landaises (ci-après Sograland), la société Soroso Mouneu (ci-après Mouneu) et le commissaire du Gouvernement ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés SEMC, EMGA, Proeres, Roma, Sograland et Sograga, Mouneu et Gravières de Gouts entendus, Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés :

I. - CONSTATATIONS

1. Le secteur d'activité. - Les entreprises

a) Le secteur

On regroupe généralement les sables, graviers et enrochements sous le terme générique de "granulats ". Ceux-ci sont utilisés dans l'industrie du bâtiment (fabrication du béton) et des travaux publics (viabilité-génie civil).

Les granulats sont extraits des carrières dont l'exploitation est soumise à un régime d'autorisation en application des articles 105 et suivants du Code minier et du décret n° 79-1108 du 20 décembre 1979 modifié.

L'Union des Producteurs de Granulats d'Aquitaine (UPGA) estime la production de granulats dans la région Aquitaine à environ 17,8 millions de tonnes en 1990, soit en progression de 3 p. 100 par rapport à 1989. Cette production se répartit de la manière suivante :

- alluvions : 67,4 p. 100 ;

- roches calcaires : 25,3 p. 100 ;

- roches éruptives : 7,3 p. 100.

Selon la même source, la production estimée de granulats dans le département des Landes se serait élevée à 3 millions de tonnes en 1990, soit 16,8 p. 100 de la production régionale.

b) Les entreprises landaises

Vingt entreprises exploitent des carrières dans le département des Landes (27 établissements au total).

Les sociétés Sograga et Sograland sises respectivement à Sorde-l'Abbaye (Landes) et Cauna (Landes) font partie du même groupe d'entreprises. La société anonyme Société Routière du Sud-Ouest-Mouneu (anciennement Société d'exploitation de l'entreprise Pierre Mouneu) est une filiale de la société Jean Lefebvre qui appartient au groupe GTM Entrepose (groupe Lyonnaise des Eaux-Dumez). Par ailleurs, la société anonyme Sograland est, depuis 1990, une filiale de la société Cochery Bourdin et Chausse qui appartient au groupe Société Générale d'Entreprise (groupe Société générale des eaux). Enfin, le 1er janvier 1990, la société anonyme SEMC (groupe Ready Mix Concrete RMC) exploite le fonds de la société Bautiaa en qualité de locataire-gérante.

Les sociétés EMGA, Roma, Mouneu, société des Gravières de Gouts, Sograland et Proeres sont implantées dans une même zone géographique située en bordure de l'Adour. Les sociétés Sograga et SEMC sont implantées dans une géographique différente située plus au Sud, aux environs de Peyrehorade, et produisent des matériaux présentant des caractéristiques différentes de ceux provenant de l'Adour (" matériaux des Gaves ").

2. Les pratiques

Chaque année, le département des Landes lance une consultation pour la fourniture et le transport de granulats nécessaires aux travaux de construction d'assises et de couches de roulement effectués par les différentes subdivisions de la direction départementale de l'équipement sur les chaussées départementales.

En 1988, 1989 et 1990, des marchés négociés ont été passés avec chacune des entreprises choisies par le département. En 1991, le département a procédé, pour la première fois, à un appel d'offres ouvert, afin de satisfaire aux conditions du Code des marchés publics.

En 1990 et 1991, les besoins à satisfaire dans le cadre de ces marchés étaient estimés à environ 80 000 tonnes de granulats, soit environ 2,67 p. 100 de production du département. Lors de l'appel d'offres lancé au titre de l'année 1991, chaque candidat était invité à remettre une offre de fourniture de matériaux en s'engageant sur un montant annuel minimum et un montant maximum en valeur. Il devait, en outre, annexer un bordereau de prix à son offre, ce bordereau faisant apparaître le prix unitaire des principaux types de granulats ainsi que du transport. Il n'existait pas de lots géographiques déterminés, le règlement particulier de l'appel d'offres (RPAO) précisant que le " jugement des offres " tiendrait compte de la "situation géographique des lieux de production par rapport aux lieux d'utilisation", aucune indication n'étant fournie au sujet des lieux d'utilisation qui concernaient l'ensemble des routes départementales du département des Landes.

Pour chacun des programmes 1990 et 1991, les lots nos 1 à 6 ont été attribués respectivement aux sociétés EMGA, Proeres, Roma, Sograland, Mouneu et Gravières de Gouts, chacune de ces entreprises ayant présenté, en 1991, une offre se situant dans la tranche de 200 000 à 600 000 F. Les lots nos 10 et 11 ont été attribués aux sociétés Sograga et SEMC en 1990 et 1991. A l'instar des autres entreprises, ces deux sociétés ont présenté des offres se situant dans cette même tranche.

Les lots nos 7, 8, 9, attribués respectivement aux sociétés Merle-Peyroux, Sogogso et Amatra, concernaient des matériaux ophitiques, plus onéreux.

Les prix des fournitures et du transport, qui étaient révisables à la fin du premier semestre de 1990 (selon les évolutions des indices GRA pour les matériaux et TP 03 pour le transport), sont devenus réputés fermes pour le marché de 1991 et établis sur la base des conditions économiques du mois de janvier 1991.

Lors de la consultation de 1990, d'une part, et de celle de 1991, d'autre part, les sociétés EMGA, Proeres, Roma, Sograland, Mouneu et Gravières de Gouts ont remis les prix unitaires identiques suivants :

EMPLACEMENT TABLEAU

Les prix remis pour le programme 1990 par les sociétés Sograga et SEMC sont identiques. Ils apparaissent dans le tableau ci-après :

Sable concassé 0/2 : 29 F

Tout-venant 0/20 : 20 F

Tout-venant 0/40 : 20 F

Gravillon concassé 6,3/10 : 30 F

Gravillon concassé 10/20 : 26,50 F

Grave concassée 0/20 : 24 F

Chargement et pesage : 2,75 F

Transport :

- terme fixe : 6,14 F

- terme km (0 à 40 km) : 0,55 F

- terme km (au-dessus de 40 km) : 0,44 F

Les prix remis au titre du programme 1991 par la société Sograga sont strictement identiques à ceux remis par les sociétés EMGA, Proeres, Roma, Sograland, Mouneu et Gravières de Gouts. Les prix proposés par SEMC pour le programme 1991, différents de ceux remis par les autres entreprises, font en revanche apparaître une hausse identique de l'ordre de 3 p. 100 par rapport à 1990.

Les prix proposés par l'ensemble des entreprises précitées, y compris SEMC, pour ce qui concerne les prestations de chargement, de pesage et de transport sont strictement identiques en 1990 et 1991.

Il ressort des déclarations de M. C. B., cogérant de la SARL des Gravières de Gouts, et de M. M. D., directeur général des Etablissements Proeres et fils, qu'une réunion intéressant les carriers locaux s'est tenue à Saint-Sever dans un restaurant, le 16 janvier 1991, date comprise entre le lancement de l'appel d'offres (14 décembre 1990) et la limite de remise des offres (7 février 1991). M. C. B. a notamment déclaré : " C'est au cours de cette réunion que les prix à déposer dans le cadre du marché conseil général m'ont été communiqués. "

M. D. a déclaré qu'au cours de cette réunion, il avait communiqué à ses collègues les variations des indices GRA pour les matériaux et TP 03 pour les transports " à savoir 3 p. 100 sur les granulats et rien pour le transport ".

M. A. R., président de la SA Roma, a déclaré que les prix figurant au bordereau de prix 1991 étaient les prix établis par l'administration suivant une variation de l'indice GRA pour les matériaux et TP 03 pour le transport et que c'était M. D., de la société Proeres, qui le renseignait sur l'évolution de ces indices. Il a en outre précisé que c'était cette personne qui, en relation avec l'administration, s'occupait de la mise à jour du bordereau des prix et qu'il expliquait la similitude des prix pratiqués par ses confrères "par un alignement sur les prix du bordereau 1990 corrigés en fonction de l'évolution des indices".

II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL

Sur le marché de référence :

Considérant que les sociétés SEMC et Proeres font valoir que le contour du marché de référence ne correspond pas au territoire du département des Landes, celui-ci étant constitué d'une "multitude de marchés locaux ", en raison de la " dissémination des sites de travaux publics " ;

Mais considérant qu'en matière de marchés publics, le croisement de l'appel d'offres et des réponses des candidats constitue un marché au sens des dispositions du titre III de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'en outre, pour ce qui concerne les mêmes types de granulats, les entreprises soumissionnaires au marché de fourniture de granulats au département des Landes pour la construction d'assises et de couches de roulement sur les routes départementales sont toutes situées dans les mêmes zones géographiques et sont concurrentes entre elles ;

Sur les pratiques constatées :

Considérant que les parties font valoir que la simple constatation d'un parallélisme de comportement n'est pas suffisante pour établir l'existence d'une entente anticoncurrentielle ; qu'en l'espèce, le fait que chacune des entreprises concernées ait décidé, en janvier 1991, de fixer les prix respectifs de son offre de granulats par rapport aux prix du marché de 1990 augmentés de la variation de l'indice GRA publié au Moniteur des travaux publics résulterait non pas d'une concertation, mais d'un usage ancien, au demeurant entériné par l'administration ;

Mais considérant, en premier lieu, que, comme le déclare l'entreprise Soroso-Mouneu dans ses observations écrites, le dernier indice GRA connu à la date de remise des offres, à savoir le 7 février 1991, était celui de septembre 1990 publie dans le Moniteur du 18 janvier 1991, en augmentation de 3,5 p. 100 par rapport à celui de septembre 1989 ; qu' à supposer que toutes les entreprises aient choisi d'actualiser leurs prix, de manière autonome, par référence à la variation de l'indice GRA, le coefficient d'actualisation aurait donc été de 3,5 p. 100 au lieu de celui de 3 p. 100, tel qu'appliqué par les entreprises soumissionnaires ;

Considérant, en deuxième lieu, qu'il ressort explicitement des déclarations de MM. B., de la société des Gravières de Gouts, et D., des Etablissements Proeres, que c'est au cours d'une réunion qui s'est tenue le 16 janvier 1991, à Saint-Sever, que M. D. a communiqué à ses confrères le coefficient d'indexation de 3 p. 100 à appliquer par rapport aux prix du marché précédent; qu'en décidant d'appliquer ce coefficient, alors même que chacune d'elles pouvait choisir d'appliquer le coefficient qui lui semblait le mieux adapté à sa propre situation, les entreprises soumissionnaires ont donc renoncé à déterminer leurs prix de manière autonome;

Considérant enfin que les entreprises EMGA, Proeres, Roma, Sograland, Mouneu et Gravières de Gouts ont toutes remis des prix unitaires de granulats identiques en 1990 et 1991, alors même que ces entreprises ont des tarifs différents; que, par ailleurs les entreprises soumissionnaires aux lots nos 1 à 6 et 10 et 11 ont proposé des prix identiques pour les prestations de chargement, de pesage et de transport au titre des marchés de 1990 et 1991 ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les entreprises EMGA, Etablissements Proeres, Roma, Sograland, Mouneu, société des Gravières de Gouts, Sograga et SEMC ont participé à une entente pouvant avoir pour effet de faire obstacle au libre jeu du marché, contraire aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Sur la contribution au progrès économique :

Considérant que la société EMGA soutient que la pratique anticoncurrentielle était, dans les circonstances de l'espèce, nécessaire à la réalisation du progrès économique ;

Mais, considérant que cette entreprise n'apporte aucun élément à l'appui de ses affirmations ; qu'il ne peut donc être fait application des dispositions du 2 de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur les sanctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence "peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos" ;

Considérant que, pour déterminer l'importance des sanctions, il y a lieu de tenir compte du fait que les pratiques soumises à l'examen du Conseil de la concurrence ont eu pour effet d'empêcher toute concurrence pour l'attribution du marché public de fourniture de granulats passé en 1991 par le département des Landes pour la construction d'assises et de couches de roulement sur les routes départementales ; que les entreprises concernées ont ainsi fait obstacle à la volonté d'ouverture à la concurrence exprimée par cette collectivité territoriale en début d'année 1991 ; qu'il convient, toutefois, de prendre en considération les modalités antérieures de passation des marchés par le département des Landes ainsi que des usages de la profession jusque-là tolérés par l'administration ; qu'il convient également de tenir compte des faibles quantités de granulats écoulées dans le cadre dudit marché ;

Considérant que le chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France par la société EMGA s'est élevé à 6 645 194 F au cours de l'exercice 1992, dernier exercice connu ; qu'en fonction des éléments ci-dessus appréciés, il y a lieu d'infliger une sanction pécuniaire de 7 000 F à cette entreprise ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société Gravières de Gouts s'est élevé à 6 777 944 F au cours de l'exercice 1992, dernier exercice connu ; qu'en fonction des éléments ci-dessus appréciés, il y a lieu d'infliger une sanction pécuniaire de 7 000 F à cette entreprise ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société Proeres s'est élevé à 10 059 704 F au cours de l'exercice 1992, dernier exercice connu ; qu'en fonction des éléments ci-dessus appréciés, il y a lieu d'infliger une sanction pécuniaire de 10 000 F à cette entreprise ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société Roma s'est élevé à 18 493 904 F au cours de l'exercice 1992, dernier exercice connu ; qu'en fonction des éléments ci-dessus appréciés il y a lieu d'infliger une sanction pécuniaire de 18 000 F à cette entreprise ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société SEMC s'est élevé à 821 357 146 F au cours de l'exercice 1992, dernier exercice connu ; qu'en fonction des éléments ci-dessus appréciés, il y a lieu d'infliger une sanction pécuniaire de 50 000 F à cette entreprise ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société Soroso-Mouneu s'est élevé à 20 948 033 F au cours de l'exercice 1992, dernier exercice connu ; qu'en fonction des éléments ci-dessus appréciés, il y a lieu d'infliger une sanction pécuniaire de 20 000 F à cette entreprise ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société Sograga s'est élevé à 6 386 538 F au cours de l'exercice 1992, dernier exercice connu ; qu'en fonction des éléments ci-dessus appréciés, il y a lieu d'infliger une sanction pécuniaire de 7 000 F à cette entreprise ;

Considérant que le chiffre d'affaires de la société Sograland s'est élevé à 12 626 774 F au cours de l'exercice 1992, dernier exercice connu ; qu'en fonction des éléments ci-dessus appréciés, il y a lieu d'infliger une sanction pécuniaire de 12 000 F à cette entreprise,

Décide :

Article unique - Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :

- 7 000 F à la société EMGA ;

- 7 000 F à la société Gravières de Gouts ;

- 10 000 F à la société Proeres ;

- 18 000 F à la société Roma ;

- 50 000 F à la société SEMC ;

- 20 000 F à la société Soroso-Mouneu ;

- 7 000 F à la société Sograga ;

- 12 000 F à la société Sograland.