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Conseil Conc., 28 mai 1996, n° 96-D-37

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques relevées lors d'un appel d'offres pour des équipements électromécaniques d'une station de pompage située à la sortie Toulon-Est de l'autoroute A 57

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport oral de M. Thierry Bruand, par M. Barbeau, président, MM. Cortesse, Jenny, vice-présidents.

Conseil Conc. n° 96-D-37

28 mai 1996

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 11 juin 1993 sous le numéro F 596, par laquelle le ministre de l'économie a saisi le Conseil de la concurrence d'une pratique d'entente lors d'un appel d'offres lancé par la direction départementale de l'équipement du Var pour la fourniture et la mise en œuvre d'équipements électromécaniques de la station de pompage du diffuseur Benoît-Malon à l'occasion des travaux de construction de l'autoroute A 57 à la sortie Est de Toulon ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié pris pour son application ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement et la société Sogéa Sud-Est ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés Sogéa Sud-Est et établissements Montel entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés :

I. CONSTATATIONS

La direction départementale de l'équipement du Var a organisé un appel d'offres restreint pour l'installation des équipements électromécaniques de la station de pompage du diffuseur Benoît-Malon, chargé du drainage des eaux, réalisé dans le cadre des travaux de jonction de la route nationale 97 et de l'autoroute A 57 à la sortie Est de Toulon (1re tranche Benoît-Malon/La Palasse).

Après ouverture des plis le 29 avril 1992 et audition des responsables des entreprises les mieux placées, la commission d'appel d'offres a décidé de retenir la proposition de la Société d'installation phocéenne hydroélectrique (SIPHE), placée en quatrième position, pour un montant de 1182 442 F TTC), en raison de la présentation par cette entreprise de solutions plus avantageuses que celles prévues au descriptif technique. Les établissements Degreane, moins-disants à 1128 263,14 F (TTC), ont renoncé à leur offre après correction par la direction départementale de l'équipement des sous-évaluations de certains prix unitaires.

Après le retrait de l'offre des établissements Degreane, la soumission de la société Montel à 1 150 420 F (TTC) est devenue moins-disante et celle de la société Sogéa Côte d'Azur se situait, à 1 461 792,44 F, en huitième position à un niveau de 27 p. 100 plus élevé.

Au cours de l'enquête menée par la brigade interrégionale d'enquêtes de Marseille de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, a été recueilli auprès de la société Montel un détail estimatif pour le marché des équipements électromécaniques de la station de pompage Benoît-Malon identique poste par poste à celui proposé par la société Sogéa Côte d'Azur dans sa soumission du 28 avril 1992. Ce détail estimatif a été adresse par télécopie le 28 avril 1992 à 8 h 24 soit quelques heures avant la date limite de remise des offres fixée le même jour à 15 h 30, au directeur de travaux de l'agence Sogéa de La Garde située dans la zone industrielle de Toulon-Est. L'écriture manuscrite du détail estimatif télécopié par la société Montel est identique à celle du rédacteur des projets de détails estimatifs de cette dernière société.

Interrogé sur les motifs de l'envoi du détail estimatif précité, l'ingénieur signataire de l'offre de la société Sogéa Côte d'Azur a indiqué dans un procès-verbal de déclaration du 6 novembre 1992 : " Pour ce type de travaux nous procédons généralement de la façon suivante : consultation de divers spécialistes tels que fournisseurs de pompes, électricité, tuyauterie. Nous sommes des assembliers. Pour l'appel d'offres précité, il semble me souvenir que j'ai demandé à mes collaborateurs... de consulter nos fournisseurs habituels tels Flyght, Guinard (pompistes), Montel et Ciel (électriciens), TCSM (tuyauterie) pour obtenir les éléments nécessaires à la réponse à cette consultation. II semble que mes collaborateurs n'ayant reçu de réponse complète que de la part de Montel, ceux-ci ont retranscrit sur notre acte d'engagement, sans prendre de majorations pour frais généraux supputant que si nous étions adjudicataires nous obtiendrions un rabais pour couvrir ces frais généraux, les éléments donnés par cette entreprise. "

Toutefois le dossier relatif au marché en cause communiqué aux enquêteurs par la société Sogéa ne comporte aucune trace de consultation de fournisseurs (demande de prix, réponses, etc.) et seul y figure le détail estimatif adressé par l'entreprise Montel qui mentionne un chiffrage de l'ensemble des postes théoriquement demandés à des fournisseurs différents par la société Sogéa. Le devis litigieux présente un chiffrage des rubriques supérieur pour presque tous les postes (49 sur 51) à celui de l'offre de la société Montel et propose systématiquement des prix arrondis à la dizaine ou à la centaine de francs qui évoluent pour la plupart dans une fourchette de majoration de 12 à 15 p. 100 en fonction des contraintes d'arrondissement des chiffres. Le détail estimatif adressé en télécopie par les établissements Montel à la société Sogéa Côte d'Azur a été reporté tel que sur les pièces officielles de la soumission de la société Sogéa Côte d'Azur.

II. SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÈDENT, LE CONSEIL

Sur les pratiques constatées :

Considérant qu'il ressort des documents et déclarations recueillis au cours de l'enquête administrative cités au I de la présente décision que les établissements Montel ont présenté une offre datée du 27 avril 1992 pour le marché des équipements électromécaniques de la station de pompage Benoît-Malon ; qu'il est constant que cette société a, par ailleurs, adressé par télécopie le 28 avril 1992 à 8 h 24, soit quelques heures avant la date limite de remise des offres fixée le même jour à 15 h 30, au directeur de travaux à l'agence Sogéa de La Garde, située à proximité du chantier en cause, un détail estimatif manuscrit concernant ce même marché présentant un montant global supérieur de 27 p. 100 à celui de son offre ainsi qu'un chiffrage de ses rubriques plus élevé pour presque tous les postes (49 sur 51) ; que le procès-verbal de constatation et d'inventaire des documents communiqués, signé par le directeur de l'entreprise Montel et établi le 20 mai 1992 lors de la visite des agents de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes dans l'entreprise, précise que le détail estimatif en cause a été " établi par l'entreprise Montel à la demande de la société Sogéa " ; que la société Sogéa Côte d'Azur a reporté tel quel sur les pièces officielles de sa soumission le détail estimatif adressé en télécopie par les établissements Montel ;

Considérant que la société Sogéa soutient que pour ce type de travaux elle n'exerce qu'une fonction d'ensemblier et que des relations régulières de sous-traitance l'unissent aux établissements Montel qu'ainsi elle n'aurait en l'espèce consulté les établissements Montel qu'en leur qualité d'éventuel sous-traitant pour le matériel électrique dans le but d'obtenir les informations nécessaires à l'élaboration de son offre ; qu'elle allègue en outre que n'ayant reçu de réponse complète que de la part de la société Montel, les éléments donnés par cette entreprise ont été retranscrits sur l'acte d'engagement sans prendre de majoration pour frais généraux, supputant que si elle était adjudicataire elle obtiendrait un rabais pour couvrir ces frais généraux ;

Mais considérant que le dossier relatif au marché litigieux communiqué aux enquêteurs par la société Sogéa Côte d'Azur ne comporte aucune trace de consultation de fournisseurs (demandes de prix, réponses, etc...) et que seul y figure le détail estimatif adressé par l'entreprise Montel qui mentionne un chiffrage de l'ensemble des postes théoriquement demandés à des fournisseurs différents par la société Sogéa et non le seul chiffrage des postes " électricité " correspondant à la spécialité alléguée de la société Montel ; que, en outre, la soumission de la société Sogéa Côte d'Azur ne contient aucune déclaration de sous-traitance ;

Considérant que la société Sogéa fait valoir que l'offre de couverture attribuée à la société Sogéa Côte d'Azur avait une portée limitée puisqu'elle ne concernait que deux entreprises sur douze soumissionnaires et n'avait pas pour objet d'affecter le résultat de l'appel d'offres ; qu'en outre la pratique dénoncée n'aurait eu aucun effet anticoncurrentiel dès lors que les établissements Montel, qui auraient dû bénéficier de l'offre de couverture, n'ont pas été choisis par maître d'œuvre pour la réalisation du marché ; qu'à supposer qu'un tel effet existe, il n'aurait porté aucune atteinte sensible, avérée ou potentielle au jeu de la concurrence sur le marché concerné ;

Mais considérant que si le dépôt d'une offre dite " carte de visite " ne constitue pas en soi une pratique anticoncurrentielle, il ne saurait en être de même lorsque cette attitude résulte d'un échange d'informations sur les prix entre entreprises se présentant comme concurrentes; que la circonstance que la pratique prohibée d'offre de couverture n'aurait pas eu d'effet anticoncurrentiel dès lors que le marché a été attribué à une entreprise tierce est sans influence sur sa qualification au regard des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 qui interdisent les ententes ayant un objet ou comportant une potentialité d'effet anticoncurrentiel; qu'au surplus la société Sogéa ne peut valablement soutenir que cette concertation n'aurait eu aucun effet sur la concurrence dès lors qu'au moins deux entreprises y avaient pris part et qu'elle n'établit pas qu'en l'absence de concertation elle n'aurait en l'espèce pas pu déposer une offre d'un montant inférieur ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'une telle concertation sur les prix entre entreprises soumissionnaires à un même marché préalablement au dépôt de leurs offres était de nature à tromper le maître d'ouvrage sur la réalité et l'étendue de ses choix et a pu avoir pour effet de faire obstacle au libre jeu du marché; que cette pratique est prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur l'imputabilité des pratiques :

Considérant qu'il y a lieu pour le Conseil de la concurrence d'appeler l'entreprise qui est aux droits de celle qui s'est livrée à des pratiques anti-concurrentielles et dont elle assure la continuité économique et fonctionnelle ; qu'il en est ainsi de la société Sogéa Sud-Est qui a absorbé la société Sogéa Côte d'Azur ;

Sur les sanctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence "peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos... " ; qu'en application des dispositions de l'alinéa 2 de l'article 22 de la même ordonnance, la commission permanente peut prononcer les mesures prévues à l'article 13, les sanctions infligées ne pouvant toutefois excéder 500 000 F pour chacun des auteurs des pratiques prohibées ;

Considérant que les pratiques mises en œuvre par les sociétés Montel et Sogéa Côte d'Azur ont eu pour effet d'informer de façon incomplète le maître d'ouvrage sur l'étendue réelle de la concurrence ; que cependant le dommage à l'économie est limitée par le caractère restreint de la concertation commis entre deux entreprises sur un marché auquel dix autres soumissionnaires ont participé et par le fait que le maître d'ouvrage a décidé de retenir l'offre d'une entreprise tierce présentant des solutions techniques plus avantageuses d'un montant légèrement supérieur à celui de la proposition moins-disante de la société Montel ;

Considérant que le chiffre d'affaires en France de la société des établissements R. Montel pour l'année 1994 s'est élevé à 15 428 492 F et que l'exercice s'est soldé par une perte de 91 076 F ; qu'eu égard à la gravité des faits qui lui sont imputables et à l'importance du dommage causé à l'économie tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 10 000 F ;

Considérant que le chiffre d'affaires en France de la société Sogéa Sud-Est, venant aux droits et obligations de la société Sogéa Côte d'Azur, pour l'année 1995 s'est élevé à 586 124 297 F et que l'exercice s'est soldé par une perte de 1 255 718 F ; que le Conseil de la concurrence a été précédemment amené à constater par sa décision n° 91-D-23 du 15 mai 1991, confirmée par la Cour d'appel de Paris le 12 décembre 1991, que la société Sogéa Côte d'Azur a mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles à l'occasion de marchés publics ; qu'ainsi la société n'ignorait, lorsqu'elle s'est livrée aux pratiques ci-dessus reprochées, ni le caractère prohibé des pratiques ayant pour objet de fausser le jeu de la concurrence ni le risque de sanction qu'elle encourait si elle mettait en œuvre de telles pratiques ; qu'eu égard à la gravité des faits qui lui sont imputables, notamment au rôle déterminant joué par la société dans l'entente dont il ressort des déclarations concordantes des deux entreprises en cause qu'elle en a pris l'initiative, et à l'importance du dommage causé à l'économie tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 500 000 F,

Décide :

Article unique : - Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :

10 000 F à la société des établissements R. Montel ;

500 000 F à la société Sogéa Sud-Est.